#12 La colonisation dans les discours présidentiels portugais, de 2006 à 2014

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Philosophe et essayiste portugais, basé depuis longtemps en France, Eduardo Lourenço apparaît dans le contexte intellectuel portugais comme l’un des penseurs les plus irrévérencieux sur la « portugalité » ou, en d’autres termes, sur ce qu’est l' »être Portugais ». Dans son livre Du Colonialisme comme notre impensé (1), paru en 2014, il se révèle également un surprenant penseur anti-colonial. Ou, plutôt, un fort déconstructeur de la mythologie coloniale dans laquelle le Portugal contemporain se trouve enferré. En faisant le portrait d’un Portugal qui a construit son histoire en extrapolant ses frontières européennes, Eduardo Lourenço problématise le colonialisme portugais depuis la tant célébrée épopée maritime jusqu’à la lusophonie contemporaine.

La colonisation continue d’être un thème gênant au Portugal. On continue d’entendre des récits « à la grandeur de la patrie » et de l’exceptionalité du geste expansionniste lusitanien. Mais ce discours de célébration conduit nécessairement à des reconfigurations sémantiques, des déviations interprétatives et des silences historiographiques. Cet article observe ces tendances dans un contexte public particulier : les discours prononcés par le Président de la République Aníbal Cavaco Silva, entre 2006 et 2014, durant les commémorations du 25 avril (1) et du 10 juin (2).

L’observation des discours prononcés par Cavaco Silva durant les commémorations du 25 avril et du 10 juin entre 2006 et 2014, permet d’identifier cinq thèmes fondamentaux concernant la question coloniale, les quatre premiers étant marqués par leur présence dans ses discours, et le dernier par son absence.
Ce que disent les discours de Cavaco Silva de la question coloniale
Le premier réside dans le fantasme d’une colonisation ayant consisté principalement en une rencontre de cultures. Dans le discours du 10 juin 2008, Cavaco Silva affirme : « Le Portugal ne s’est pas limité à parcourir le monde et à connaître vaguement les autres peuples en face desquels il s’est trouvé et avec lesquels il a négocié. Le Portugal s’est entendu et s’est mélangé réellement avec les autres, il a pris racines loin de chez lui, a jeté les bases de nouvelles nations et construit des ponts pour le dialogue international que nous revendiquons tellement aujourd’hui. » Ce bref extrait condense trois idées fortes. Premièrement, il suggère le caractère bénin de la colonisation portugaise, par rapport aux autres colonisations, revendiquant la différence de son cosmopolitisme. Deuxièmement, il définit la relation historique entre les Portugais et les peuples colonisés à la lumière des notions de coexistence et de mélange. Enfin, il indique de manière imprécise que les « nouvelles nations » ont été le résultat de « bases » lancées par les Portugais.
Le deuxième thème est l’évocation d’un « universalisme portugais ». C’est cette impulsion qui est à l’origine de l' »aventure qui a jeté les fondations du monde tel qu’il se présente de nos jours » (discours du 10 juin 2007). Cet universalisme aurait donné lieu à une présence au monde non seulement singulière, mais encore vivante aujourd’hui, estimée et politiquement utile.
Articulé avec cet élément, un troisième thème est lié à l’identification de la langue (la « lusophonie » n’apparaît qu’une seule fois, mais le « langue » apparaît quinze fois), de la culture et du patrimoine comme produits historiques de cette « existence universaliste » des Portugais, à laquelle est également associée la familiarité avec la Mer. La Mer apparaît dans presque tous les discours du 10 juin, élément crucial de l’identité portugaise et de son rapport au monde, valorisée jusqu’aujourd’hui, comme le montre la campagne gouvernementale « Le Portugal est Mer » (3) de 2014, dont l’une des facettes était l’obligation pour les écoles d’afficher une carte figurant le Portugal entouré de ces territoires marins (qui constituent 97 % du territoire total du pays), démontrant que le pays n’est pas petit, si on le considère avec ses extensions marines (voir carte ci-contre). Cette carte contrecarrant l’idée d’un Portugal petit n’est pas sans rappeler une carte plus ancienne, parue en 1934 dans le cadre de l’exposition coloniale de Porto, intitulée « Le Portugal n’est pas un petit pays » (4), faisant figurer en rouge sur une carte d’Europe la forme des colonies portugaise pour montrer leur étendue. Une manière de rappeler à quel point les territoires ultramarins coloniaux ont un rôle crucial dans l’identité portugaise et son désir de grandeur.
Un quatrième thème consiste à définir comme européen le Portugal qui a entrepris l’aventure coloniale, l’Europe étant entendue comme phare du monde, porteuse d’idéaux universels et le Portugal étant entendu comme le premier à avoir porté ces idéaux dans le monde. En 2007, Cavaco Silva dit que : « Le Portugal fut le premier à mener l’Europe à la rencontre d’autres peuples, concrétisant l’universalisme qui est la marque des valeurs européennes » et que le Portugal fut « Le visage visible de la civilisation européenne aux quatre coins du monde. » En 2010, il affirme que : « Nous avons défendu partout la culture d’un continent ancestral, qui durant de nombreux siècles avait vécu renfermé sur lui-même. » L’ « Europe » et « les Européens » apparaissent près de 150 fois dans les 16 discours, et le « Portugal », les « Portugais » et les « Portugaises » plus de 100 fois.
Ce qu’omettent de dire les discours de Cavaco Silva de la question coloniale
La lecture historique de Cavaco Silva, symptomatique de celle qui est généralement faite au Portugal, se voit non seulement dans les mots qui sont choisis, mais aussi dans ceux qui sont omis : des termes comme « colonialisme », « colonisation », « racisme » ou « esclavage » n’apparaissent dans aucun des 16 discours observés.
Ainsi, le dernier des cinq thèmes est le silence fait sur la guerre coloniale, et donc, sur la fin de l’empire et ce qui précède le 25 avril. L’expression « guerre coloniale » n’apparaît pas une seule fois dans les 16 discours analysés. Le terme de guerre apparaît une seule fois, le 25 avril 2010, quand est mentionnée la « chute d’un régime fatigué par la guerre ». Ce silence permet de mettre en avant l’importance du processus révolutionnaire portugais, en omettant le rôle joué par la guerre coloniale et la place des mouvements de libération africains dans l’usure décisive de la dictature.

Ces cinq sujets montrent la persistance de l’imaginaire colonial dans l’espace-temps post-colonial. Dans les discours du Président, la question coloniale est déviée via un mécanisme qui omet les processus historiques liés au racisme, à l’esclavage et à la domination économique et culturelle et qui, à la place, met en avant le rôle de la langue, du patrimoine et de la Mer comme éléments qui différencient l’expérience coloniale portugaise des autres. Aucun de ces thèmes n’est nouveau, ils sont plutôt des reformulations d’un ensemble de sujets de matrice « lusotropicalisante » (5). Si ces interprétations révèlent une certaine lecture de l’histoire – et ses usages dans le présent – elles rendent également compte des difficultés à évoquer la dimension violente du colonialisme et la forme traumatique qu’a pris la fin de l’époque impériale. Pour faire référence au recueil de textes d’Eduardo Lourenço récemment paru, les discours de Cavaco Silva semblent démontrer la permanence du « colonialisme comme notre impensé » (6).

(1) 25 avril 1974 : Révolution des Œillets, qui met fin à la dictature et instaure la démocratie au Portugal.
(2) 10 juin : « dia da raça » (jour de la race) durant le régime fasciste salazariste de l’Estado Novo (1933-1974), puis « jour des Portugais » depuis la chute de la dictature le 25 avril 1974.
(3) « Portugal é Mar »
(4) « Portugal não é um país pequeno »
(5) Sur le lusotropicalisme, voir nos articles Le lusotropicalisme dans le colonialisme portugais tardif, par Cláudia Castelo et Lusotropicalisme : de l’exception historique brésilienne à la généralisation d’un mythe, par Maud de la Chapelle.
(6) Do Colonialismo como Nosso Impensado, d’Eduardo Lourenço, préface de Margarida Calafate Ribeiro et Roberto Vecchi, Gradiva, Lisbonne, 2014, 352 pages. Au sujet de ce livre, lire notre article Du Colonialisme comme notre impensé, d’Eduardo Lourenço, par Catarina Laranjeiro.
Article traduit du Portugais et adapté par Maud de la Chapelle.

Ler aqui na Buala a versão original do artigo em Português.///Article N° : 13367

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