Aux origines du Kaloum tam-tam

Les fils de Chaîne #2 Terrain d'archéologie littéraire

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Transmettre la résonance du roman Chaîne de Saïdou Bokoum paru en 1974 tout en en décryptant son écriture contextualisée, tel est l’objet de cette série d’articles qui lui est consacrée. Epuisé, l’ouvrage n’est pour le moment plus disponible. A partir d’extraits du livre, de la voix de l’auteur et de l’écriture documentée du chercheur en littératures francophones, Nicolas Treiber, Africultures explore la place de Chaine dans l’histoire de la littérature africaine contemporaine.
Après Dans l’atelier de Saïdou Bokoum et Chaine, le roman inconnu de Bokoum, voici l’épisode qui retrace les origines du Kaloum tam-tam.

« Une légende de boutefeux »
C’est l’été place Saint-Michel. Un été grisâtre, pluvieux, mais un été tout de même. Avec le jongleur de bulles de savon qui joue des quelques rayons du soleil par-dessus les têtes des touristes, et Saïdou Bokoum enjambant les éclaboussures de la fontaine pour rejoindre le lieu du rendez-vous. Nous avions décidé de retrouver son repaire de l’époque. Un bar à l’angle de la place, un Rallye, un Balto… mais la serveuse ne connaissait même pas le nom du patron de la veille. Les pierres avaient choisi de rester muettes. En face, se trouve pourtant un lieu mythique, l’un des épicentres de la création artistique africaine à Paris dans les années 1960. L’immeuble du 9, place Saint-Michel abritait une MJC. C’est là qu’ont eu lieu les répétitions de cette troupe de théâtre dont Chaîne raconte la naissance et la vie. Mais « Kotéba » n’est pas son vrai nom. Ne pas croire Chaîne. Plutôt se laisser porter par Chaîne. Car Chaîne est un livre qui se joue de l’histoire.

Aux origines du Kaloum tam-tam
La troupe se nomme Kaloum tam-tam. Il n’en reste que peu de traces. Quelques lignes dans les livres consacrés à l’histoire du théâtre africain à Paris au tournant des années 1960-1970, sa mention parmi d’autres troupes comme Le Calao, La Compagnie du Phénix, Masques… Quelques images sur Internet : l’annonce d’une représentation dans l’agenda de Droit & Liberté, le journal du MRAP, le 5 mars 1969 au théâtre Daniel Sorano de Vincennes ; le programme du Festival international de danse Afrique-Asie mentionnant son passage au théâtre de la Zarzuela à Madrid les 21 et 22 juin 1972 – la troupe y est présentée comme venant « d’Afrique centrale (sic) » ; des clichés, dans les archives du photographe Nicolas Treatt, de deux spectacles au Théâtre de l’Epée de Bois à Paris en 1969-1970 et au Théâtre des Amandiers à Nanterre en 1970-1971. Et il y a la mémoire vive de Saïdou Bokoum dressant le portrait d’une jeunesse débridée prête à monter sur le dos de l’histoire, à aiguillonner ses flancs, à accomplir son rugissement. Bokoum arrive à Paris en 1965. Scène fondatrice : derrière la gare de Nanterre-La Folie s’étend le bidonville, et l’étudiant, d’un regard atterré, embrasse la misère des travailleurs immigrés en Europe. Dans Chaîne, sa stupeur fait écho à ce programme superbe : « Je crois que nous devrions retrouver ce grand secret, notre génération aura fait ce qui lui est assigné ; mettre l’étincelle à la plaine. (1)  »
Peu après, en 1966, l’étincelle surgit de la fulgurance d’une idée. Deux étudiants guinéens attablés à la terrasse du Pub Latin, aujourd’hui disparu, décident de créer une troupe de théâtre. « C’est Koly [Souleymane Koly] qui a trouvé le nom. Il faisait des études de sociologie à la Sorbonne, moi, de droit à Assas. » Koly et Bokoum ne sont pas seuls. Ils en parlent à Ahmed Tidiane Cissé, qui prévient à son tour Saliou Sampil. Il y avait également Anne-Marie, une amie béninoise. Un an plus tard, Soriba Kaba, alias Plato, arrive d’Alger. Ensemble, ils forment le premier noyau. Le Kaloum tam-tam était une association française. Bokoum, amusé, se souvient que personne ne voulait en prendre la tête. « Les autres m’ont dit : ‘Eh toi, le petit Toucouleur-là, tu va être président !’ Plato était trésorier, Koly, aux affaires étrangères, et Cissé, le directeur artistique. » Aujourd’hui encore, il en conserve précieusement les statuts. Cette poignée d’étudiants sera rejointe par la comédienne et danseuse malienne Natou Thiam, future épouse de Souleymane Koly, Kerfalla Yansané, N’nady Conté, Fodé « Marseille » Youla, Raymond et Jacqueline Rouaf, Ahmadou Sow, Aïssatou Bah… Le Kaloum tam-tam va rapidement connaître le succès. En 1969, il est invité au festival d’Avignon. Aux débuts des années 1970, la troupe, qui compte parfois une vingtaine de personnes sur scène, tourne en France et en Europe (Espagne, Portugal, Suisse, Allemagne, Danemark…). L’un de ses batteurs, Fodé Youla, joue avec Claude Nougaro – les influences africaines du père de Cécile… ? Ses salves de percussions rythment le jazz de Quatre boules de cuir en 1973 (2). La même année, il signe la musique de Locomotive d’or, dont l’album éponyme est joué à guichet fermé durant trois semaines au Théâtre de la ville…
Des noms, enfin ! Des témoignages possibles. Des voix qui pourraient se souvenir quand d’autres s’éteignent, comme celles de Souleymane Koly et Ahmed Tidiane Cissé, tous deux partis en l’espace de six mois, entre août 2014 et janvier 2015. Devant ce silence ineffable, leur rendre hommage. Revenir à l’intention du Kaloum tam-tam : la création d’un théâtre d’expression africaine.

La rage de l’expression
Cette information début septembre, une aubaine : Soriba Kaba est de passage à Paris. Je retrouve l’ancien ministre des Finances de Guinée dans un café de la rue Belleville. Bokoum avait évoqué son amitié avec Romain Gary. Vérification faite, c’est bien lui le Kaba de la fin de Chien Blanc, cet étudiant africain qui accompagne le capitaine Kacew arborant ses médailles de compagnon de la Libération sous le nez de CRS interloqués, durant une promenade improvisée de la brasserie Lipp au Quartier latin, après une journée d’émeutes en mai 68. Gary en dresse un portrait suggestif : « Une de ces créations extraordinaires de notre temps : un mélange de rêve africain avec la dialectique marxiste, où le mao-léninisme remplace la vieille sorcellerie toute-puissante capable de faire pleuvoir. (3) » Chez Soriba Kaba l’esprit du Kaloum est aussi vivace. A fleur de peau.
Bokoum l’avait souligné : ses amis et lui sont une génération de transition. Ils ont goûté aux prémisses du régime dictatorial en Guinée ; Bokoum à la « diète noire » – embarqué, livré à la brousse et soumis à l’interrogatoire, 72 heures sans boire ni manger – durant la grève des professeurs du lycée de Conakry en 1961. Ils ont obtenu des bourses d’études, ils ont eu la chance de partir. Kaba achève le tableau. La politique est dans l’ADN du Kaloum tam-tam. Et ces étudiants de la diaspora guinéenne se situent sur une double ligne de front. Membres de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), nourris à la sève de Marx, Lénine, Cheikh Anta Diop ou Gramsci, ils tapent tout à la fois sur l’ignominie des dictatures et celle du capitalisme triomphant. Quand ils ne répètent pas, ils tiennent séminaire sur un livre, un concept. Ensemble, ils affûtent leurs armes dialectiques. De cette critique radicale des idéologies, ils vont faire un théâtre. Le premier théâtre engagé africain. En deux mots : libération mentale. Jouer et débattre. Dans les foyers, les cités universitaires, les salles de théâtres…
Pour Soriba Kaba, le temps de parole qui suivait systématiquement les représentations était tout aussi important que le spectacle lui-même. Parfois, il servait à dissiper des malentendus. Anecdote dans le 16e arrondissement, en 1968 toujours, après l’assassinat de Martin Luther King. Les organisateurs pensaient leur faire l’honneur d’une minute de silence à la mémoire du pasteur. Toute la salle s’est levée. Sauf le Kaloum tam-tam. Il a fallu parler, briser la glace devant un public partagé. Non, King n’était pas leur idole. Ils lui préféraient Malcolm X, les Black Panters : « Notre génération n’acceptait pas de tendre l’autre joue », souligne Soriba Kaba. Mieux, elle était prête au combat.
Les membres du Kaloum tam-tam assignaient à leur création artistique une mission éthique et politique : plonger dans les masses, dans la masse des travailleurs immigrés, les conscientiser, encourager la revendication de leurs droits. La troupe joue gratuitement dans les foyers de travailleurs africains. Ailleurs, elle martèle l’injonction de leur reconnaissance au sein de la société française. L’aspect ludique des pièces, les sketches, les danses étaient au service de ce travail de compréhension et de médiatisation de la situation sociale des immigrés.

La prochaine fois, le feu
Un incendie se propage entre fiction et histoire. Revenons à Chaîne. Le foyer de la rue des Colonies embrase la conscience de Kanaan. C’est en sauvant un travailleur immigré des flammes que le héros va renouer avec le sens de son existence, son engagement, la participation au groupe Kotéba. Mal logement. Exploitation. Racisme… L’antienne inaugurale des années 1970. Le Kaloum tam-tam était plongé dans la mêlée. Bokoum en a saisi l’énergie de sa plume acerbe. Son livre paraît en pleine grève des foyers de travailleurs africains qui va marquer la décennie. Une claque au visage d’une opinion publique atone, sur la défensive à l’égard des immigrés, dont le décilage, fragile, est pour le moins récent.
Rue des Postes à Aubervilliers. Rue décatie. Au passage, quelques maisonnettes aux fenêtres murées. Un terrain vague grillagé où l’on devine les restes des poutres d’un hangar. Au 27, un petit pavillon. La nuit du 1er janvier 1970, c’est là que sont morts asphyxiés cinq Africains entassés parmi des dizaines d’autres par un marchand de sommeil. Un poêle défectueux. Cinq morts. Un événement qui mobilise enfin la société civile et la classe politique sur les conditions de vie des travailleurs immigrés. Le 10 janvier à Paris, Kateb Yacine et Jean-Paul Sartre sont présents à la levée des corps de Sow Bocar Thialel, Kamara Semba Hamady, Kamara Hamadi, Konte Allouli et Kamara Amara Sidi. Sur la couronne mortuaire déposée par les étudiants de la FEANF, on peut lire : « A leurs camarades victimes de l’exploitation capitaliste (4) ». Jacques Chaban-Delmas, Premier ministre, se rend à Aubervilliers le 12. Il se donne deux ans pour en finir avec les bidonvilles. Pendant ce temps, à Ivry, 700 personnes survivent toujours dans une usine désaffectée. La loi Vivien visant la suppression de l’habitat insalubre est votée en juillet. En 1971, les crimes racistes se multiplient. La colère monte. Commencent les grèves de loyers et celles des ouvriers dans les usines – l’usine Pennaroya de Saint-Denis sera la première, le 20 janvier. Le début également de grèves de la faim. Dans cette histoire, Chaîne conte la participation possible de l’agit-prop du Kaloum tam-tam à l’éveil des consciences. Une action radicale. Intransigeante. Qui traverse l’époque. Derrière la geste d’un groupe de boute-en-train fantasques jouant leur jeunesse sur les planches, une légende de boutefeux. L’épopée d’une résistance artistique, politique, idéologique, contre l’ordre établi.

(1) Saïdou Bokoum, Chaîne, Paris, Denoël, 1974, p. 140.
(2) vidéo
(3) Romain Gary, Chien Blanc, Paris, Folio, 2009 [1970], p. 191.
(4) Voir à 0’26 » dans cette vidéo
///Article N° : 13331

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© Kader Benamer





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