Merveilleux et critique socio-politique

Les Transparents d' Ondjaki

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Le roman d’Ondjaki Os Tranparentes(1) paru sous le titre Les Transparents, en version française aux Editions Métaillé, a pour toile de fond la capitale Luanda au lendemain de la guerre civile qui ravagea le pays de 1975 à 1991.

Plus précisément, la capitale angolaise d’après-guerre est perçue à partir de l’immeuble Maianga, bâtisse de sept étoiles située autrefois – avant l’indépendance- dans un quartier fréquenté par une clientèle huppée. Il occupe une place centrale non seulement sur le plan géographique mais au niveau de la narration car il abrite des petites gens (une ouvrière qui fabrique bagues et bracelets, un marchand de coquillages, une vendeuse de poissons, un cuisinier à domicile, quelques oisifs) ainsi que d’autres, qui sont de passage (des journalistes angolais et étrangers, des experts pétroliers, des contrôleurs, des fonctionnaires relevant de ministères, le facteur…) dont les actions comme les réactions aux événements politiques locaux ou les réflexions qu’ils suscitent constituent la matière même du récit. L’immeuble se révèle être un condensé de la société luandaise de l’époque puisque s’y côtoient des honnêtes gens, un jeune drogué délinquant, des policiers contrôleurs véreux qui déploient des trésors d’ingéniosité pour tourner la loi alors qu’ils sont censés la faire respecter et nombre d’individus qui ne rêvent que de s’enrichir avec le pétrole dont le sous-sol de la ville et de la périphérie est réputé regorger. Peu ou prou, tout le monde se connaît et s’interpelle dans les couloirs de ce phalanstère, lequel rassemble toutes les misères et les aspirations les plus débridées que ces dernières ne manquent pas de générer.
La transparence comme métaphore de la pauvreté et de l’acuité intellectuelle
Un personnage n’a pas de statut social défini, c’est Odonato. Il observe les va-et-vient dans l’immeuble, est au courant de toutes les formes de corruption et, en guise de protestation, il a décidé de ne plus s’alimenter : « j’en ai assez des restes des choses des autres, je vais faire un jeûne social » (p 47). Il a beaucoup travaillé par le passé – le texte relève « les cals sur (ses) doigts les plus utilisés » (p 48) – en chômage, il a cherché vainement du travail (p 169), alors, il « se met à moins manger pour…donner à manger à ses enfants » (ibid) mais les privations qui se répètent au long des jours le privent d’épaisseur ; son corps, de moins en moins pesant, perd de son volume.
Grâce un acte de volonté pleinement assumé, la sensation de faim s’estompe ; « j’ai cessé d’avoir mal à l’estomac, je me sens mieux » dit-il. Et de fait, il passe le plus clair de son temps à observer la ville depuis la fenêtre de son appartement et à s’observer lui-même. C’est pour l’auteur l’occasion d’écrire de très belles pages sur Luanda et plus particulièrement de noter avec subtilité les nuances chromatiques d’un lever du jour ou d’un crépuscule ou encore le désagrément causé par un miroir qui recueille un « intense rayon de lumière », ce qui oblige Odonato à s’en protéger en croisant les mains devant les yeux. Le lumineux n’est pas un simple élément décoratif, il a une fonction hyperbolique au sens que P. Fontanier attribue à cette figure de rhétorique en ce qu’elle « augmente ou diminue les choses avec excès…dans la vue, non de tromper, mais d’amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu’elle dit d’incroyable, ce qu’il faut réellement croire » (2). En poursuivant la lecture du roman, on s’aperçoit que ce procédé d’expression n’a rien d’ornemental ; il s’agit moins d’une figure – d’un certain usage de la langue – que d’une unité du contenu qui attribue une valeur sémantique particulière à la fonction socio-politique attachée au nom d’Odonato. « JoaoDevagar maintenait le miroir dans la position qui permettait aux rayons de traverser le corps d’Odonato, afin que chaque instant serve à donner de la certitude à ce qu’il voyait, cet état de semi-transparence qui permettait, à cet instant même, de voir et de croire de ne pas voir, la danse véloce du sang qui courait dans les jambes et les muscles d’Odonato » (p 127). La lumière opère ainsi comme milieu grossissant à travers lequel se révèle l’être même de ce dernier. Elle donne à voir un corps humain qui n’en est plus puisqu’il a perdu sa masse et sa densité volumique. Sa maigreur extrême lui permet de faire fi aux lois de la pesanteur puisqu’à la fin du récit : « complètement transparent, (il) flottait près du plafond dans une quiétude qui rappelait la légèreté des nuages » (p 293).
Si le corps est devenu diaphane, la puissance de la pensée s’est accrue « j’ai cessé d’avoir mal à l’estomac, je me sens mieux, je pense mieux » dit Odonato. Cette extension cogntive lui donne les moyens de réfléchir sa condition sociale: « nous ne sommes pas transparents par ce que nous ne mangeons pas…nous sommes transparents parce que nous sommes pauvres » (p 172). Il faut donner tout son poids sémantique au pluriel exprimé dans le « nous » : Odonato ne livre pas seulement ce qu’il pense de lui-même ; son jugement concerne toutes les petites gens qui vivotent dans la capitale, soit les habitants permanents de l’immeuble, soit le facteur qui s’éreinte à porter le courrier dans le quartier, qui adresse des dizaines demandes écrites aux autorités locales pour obtenir une bicyclette « avec entretien garanti (p 25) et qui demande un kilape (crédit) pour payer la brochette qu’il quémande à MariaCom Força pour tuer sa faim (p 26), soit CienteDoGra, le fils d’Odonato, petit délinquant drogué et qui meurt à la suite d’une tentative de vol, soit ZéMesmo, un gamin tabassé par les agents de sécurité parce qu’il tentait d’ouvrir la portière des voitures des notables alors qu’il assistait à une fête donnée par un officiel (p 268 sv).
La encore, nous ne sommes pas en présence d’un simple tour stylistique, le « nous » ne réfère pas à un seul individu mais à une pluralité : « un homme peut être à lui seul un peuple, son image peut être celle du peuple » (p 237). Ce dernier concept ne renvoie pas à tous les habitants de la capitale car « ce n’est pas tout le peuple qui est doté de transparence, quelques-uns seulement sont transparents » (p 238). Le manque de biens matériels et l’impossibilité de satisfaire les besoins élémentaires ne sont pas les seules causes de l’état de pauvreté pour une personne ; celui-ci peut être dûment assumé dès l’instant où il résulte de la mise en œuvre quotidienne d’une existence axée sur la mise à l’écart définitif de tout bien de consommation, y compris la nourriture : J’ai eu mal, au début, j’ai eu faim, des douleurs d’estomac, mais pour quelques raisons j’ai eu l’intuition qu’il ne fallait plus manger, c’était une sorte de renoncement » (p 237). Ce dernier terme évoque les lois monastiques établies par les grands doctrinaires de l’Église catholique romaine (Isidore de Séville, Bernard de Clairvaux, Saint Benoît, l’Abbé de Cîteaux) mais ce serait une mauvaise interprétation du texte dont il est ici question car l’abstinence religieuse, résulte d’une volonté inflexible et pleinement pensée, contrairement à ce qui est advenu pour le personnage du roman : « je ne saurais vous l’expliquer parce que ce n’était pas une réflexion réfléchie…et à un moment, j’ai cessé d’avoir faim ».
Si le mécanisme intellectuel de l’absence progressive de nourriture demeure en partie inexpliqué de la part d’Odonato, celui-ci se montre conscient de l’impact de son image physique sur son entourage dès le jour où « ses mains ont commencé à devenir transparentes ». Alors il a pris conscience de sa stature symbolique ; sa maigreur est la concrétisation de la misère sociale engendrée par une organisation étatique gangrenée par la corruption généralisée. L’altération de son apparence corporelle n’est autre que la manifestation visuelle des conséquences de ces dysfonctionnements.
Ce phénomène présente deux propriétés : d’une part, perçue sous le prisme de la transparence, la pauvreté est la meilleure représentation qui soit de la beauté de la vie : « le peuple (compris comme image agrandie de l’individu transparent) est beau, dansant, fantasque, fou, ivre… » (p 237). Encore faut-il préciser que cette notion de peuple ne renvoie pas à la population luandaise d’aujourd’hui (viciée par la recherche inconditionnelle du profit) mais à celle d’avant, « à l’époque ou l’on pouvait… demander une verre d’eau fraîche à la grille de n’importe quel jardin, à l’époque où les carnavals étaient dansés dans les rires et le rythme des corps » (p 215). Cependant, à voir les choses de plus près, le distinguo ne peut être assimilé à une contradiction car l’ancien demeure inscrit dans le temps présent ; même au titre d’une survivance, il reste concret : les gens trouvent toujours une façon de s’approprier la moindre célébration, leur joie à eux est tout ce qui leur reste, celle qui ne peut être prévue ni achetée » (ibid). En second lieu, la transparence possède une dimension intellectuelle : elle donne une lucidité, une acuité d’esprit extraordinaires en ce qu’elle permet de décrypter les combines de tous ordres et ce qu’elles induisent de dissimulations vis-à-vis de loi.
Une corruption généralisée
Le narrateur la fait sienne, relayant et achevant, sur le plan du discours, le point de vue de son personnage, aussi bien lorsqu’il contemple la ville – ce qui donne lieu à de belles descriptions dans lesquelles la lumière occupe une place de premier plan – que quand il dénonce la misère ambiante : « c’est un péché qu’il n’y ait pas à manger pour tous » constate Odonato (p 24). C’est là le point de départ de la critique générale des initiatives délictueuses du haut en bas de l’échelle sociale. Critique non argumentée et qui ne repose pas sur des catégories clairement énoncées mais qui se livre dans des séquences purement descriptives disséminées dans tout le texte. Elles ont en commun d’être écrites sur le mode d’une ironie hilarante. Certaines sont touchantes par la naïveté et la sincérité des personnages ; c’est le cas de cette conversation entre Edu atteint d’une énorme tumeur à un testicule et son épouse Nelucha, laquelle propose de l’amener pour observation dans les hôpitaux les plus renommés « en commençant par les circuits habituels, : portugal, afrique du sud, Namibie puis l’Europe…et si tout se passe bien, l’Amérique, New York et mi-ami »(p 45). Le principal avantage de ce projet serait naturellement la gratuité de ce périple car selon la belle-soeur du malade, ce sont les médecins qui prendraient en charge l’intégralité des frais. !
D’autres séquences sont révélatrices d’une intelligence pratique qui essaie de tirer profit de circonstances les plus banales. Exemples : « les contrôleurs », fonctionnaires de second ordre chargés de faire exécuter la loi en matière de fiscalité proposent d’installer sur la terrasse de l’immeuble « un cinéma improvisé » en créant une « société anonyme » avec l’un des occupants ; « il y a nous deux, avec une protection légale et les bénéfices respectifs…seuls les cinémas officiels ont besoin de papiers, un cinéma non officiel n’en a pas besoin » (p 124). Ces hommes développent une imagination débordante quand il s’agit de concevoir des moyens de s’enrichir ; ils invitent Edu à faire connaître son infirmité par le biais de la télévision d’Afrique du Sud et se proposent de lui servir d' »agent culturel » (p 120). Ils agissent en toute impunité, neveux de l’Assesseur, bras droit du Ministre, ils se savent évidemment protégés. Tout le monde recherche l’argent : le concierge demande un pourboire au marchand de coquillages pour le laisser vendre sa marchandise à l’intérieur de la maison (p 58). Les giri-bairro, taxis de quartiers, se faufilent entre les nombreux véhicules, bien qu’ils travaillent en toute illégalité pour les propriétaires des candongueiros, autres taxis collectifs, ceux-ci réglant la redevance. Le summum de la cupidité, de la recherche de dividendes faramineux est atteint avec la CIPEL – « la commission installatrice du pétrole exploitable à Luanda » dont la fonction est purement fictive puisque « c’est une commission pour que quelqu’un puisse vraiment s’intaller » (p 63) ! Le capitalisme entre dans le quotidien des habitants de la capitale ; très vite le sous-sol de la ville est troué, le mot « pétrole » est dans tous les esprits et chacun espère en tirer des dividendes pour peu qu’une simple trace du précieux produit soit découvert dans son jardin ou sous sa maison.

Questions de forme
De cela découle une double conséquence : a) C’est l’occasion pour le gouvernement de décréter la fin de l’idéologie marxiste et d’enterrer « la mort officielle de madame Idéologie » (p 277) et pour l’auteur de donner une description pleine d’ironie de la manière dont se déroule un enterrement orchestré par les plus hauts représentants du pouvoir. b) C’est aussi l’occasion pour ce dernier de mettre une note morale au dénouement de l’histoire narrée. Car les forages menés sans discernement (et en dépit de l’avis de certains experts américains cf p 199) fragilisent les fondations dans la ville, provoquant des catastrophes en série – écroulement des bâtiments les plus anciens, explosion de bonbonnes de gaz et de pompes à essence, incendie provenant des vapeurs du pétrole (p 341). C’est là une forme de condamnation quasi divine qui conclut dramatiquement les velléités capitalistes de l’état post-marxiste : la ruine matérielle, humaine, environnementale, idéologique est générale. Dès lors, le lecteur est renvoyé par le biais de la mémoire, à des passages antérieurs tel celui où Odonato « ressent la nostalgie profonde des promenades du dimanche en famille, au bord de la mer » (p 152). l’époque n’était pas celle de l’abondance – on manquait de nourriture, de vêtements, de médicaments – mais on respirait la joie de vivre – « les chaussures étaient éculées mais les jambes dansaient heureuses dans le bonheur d’infatigables nuits de kizomba « et la sexualité n’était pas bridée par le danger du sida. Par ailleurs, le livre se conclut sur une citation de la poétesse angolaise Paula Tavares où on lit le regret « de ce temps / tranquille des jours paisibles / et des nuits sans fin » (p 351).
Ces passages ne sont pas suffisants pour voir chez Ondajaki un auteur passéiste, optant pour un passé ayant laissé un souvenir idyllique et refusant les innovations quand elles touchent au mode de vie, à l’échange intra-communautaire tels qu’il les a connus dans son enfance. Mais en tout état de cause, ce point de vue est prétexte à des pages d’une exceptionnelle qualité poétique en ce qu’elles portent sur la Luanda d’avant la révolution pétrolière une émotion palpable et communicative chez le lecteur. On notera entre autre chose, l’importance accordée à la lumière qu’il faut mettre en rapport avec cette aptitude à appréhender le monde extérieur comme concrétion de la beauté, d’un voir heureux et pacifié (autant de traits qui, chez nous évoquent la Joie de vivre de Matisse).
Quant à l’ironie qui fuse des conversations entre les personnages ci-dessus évoqués, elle résulte, entre autres procédés, d’un minutieux travail sur la langue telles qu’elle est parlée par les natifs. celle-ci intègre nombre de mots nouveaux que l’écrivain transcrit phonétiquement sans souci de l’orthographe originale comme on peut le voir avec les termes comme manadgeur, bizness (p 89), goud naït, souite drimsse » (p 270). Dans le même esprit, l’auteur respecte le décrochement catégoriel attaché à certains éléments du lexique observable dans le parler populaire, lequel fait des noms propres géographiques des noms communs (ils ne prennent pas de majuscule) et donc des items pouvant recevoir la marque du pluriel (Nelucha dit vouloir connaître « les frances et les espagnes italiennes » (p 45) et cet écart observé entre l’orthographe adéquate (conforme à la graphie de la langue d’origine) et sa transcription selon la phonie locale ne peut que provoquer une jouissance esthétique chez le lecteur.
Il serait sans doute possible de proposer une sorte de typologie des processus ironiques à partir du livre d’Ondjaki, en particulier ceux qui sont à l’oeuvre dans le récit de l’intervention de la secrétaire dans le bureau de l’Assesseur (p 86) ou dans celui fixant les relations d’humiliation subie par ce dernier de la part de son Ministre (p 88) ou encore dans l’énoncé des multiples titres et fonctions du Président de la république (p 145) ont une visée différente de celle qui est lisible dans le récit des rêves de richesse des petites gens évoqués antérieurement. La manière dont ils s’expriment engage une réelle empathie avec le lecteur alors que les scènes qui rapprochent les officiels et leurs subordonnés immédiats ont pour objectif de dénoncer la morgue des supérieurs administratifs et donc, de marquer une frontière entre ces personnages et le lecteur.. Sur le plan de l’histoire des littératures africaines, cette manière d’appréhender le réel n’est pas nouvelle, de Henri Lopès à Sony Labou Tansy, la majeure partie des auteurs y ont eu recours, en particulier pour ridiculiser et stigmatiser l’action et le comportement du dictateur et Hampaté Bâ a su mieux que personne transcrire la malice de l’autochtone quand il manie le français. Manifestement, Ondjaki s’inscrit avec brio dans cette lignée. Il y ajoute une façon très personnelle – bien qu’héritée selon toute probabilité de la prose d’Antonio Lobo Antunès – de construire son récit par une segmentation graphique (3) faisant fi des normes imposée par la tradition ; l’alinéa, entre autres, étant distribué de telle sorte qu’il mette en valeur tel ou tel terme de la phrase.
Tout cela demanderait de plus vastes investigations. Pour fragmentaires qu’elles puissent paraître, ces notations devraient suffire pour considérer cet auteur comme l’un des plus prometteur de sa génération.

(1) Les citations sont données à partir de la version française parue sous le titre Les Transparents (traduction de Danielle Schramm) aux éditions Métaillé (2015).
(2) Pierre Fontanier :: les Figures du discours – Edit Flammarion – (1 ° édit 1821- 1827) – réédition 1968 p 123).
(3) Voir l’article « segmentation graphique de Jean-Michel Adam dans le Dictionnaire d’analyse du discours publié sous la direction de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau – Seuil – 2002
///Article N° : 13325

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