#10 São Tomé et Principe : le seul pays de l’empire portugais à ne pas avoir connu de guerre d’indépendance

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Fenêtre n°10. São Tomé et Principe : société et scène artistique durant 40 ans d'indépendance
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São Tomé et Principe est le seul des cinq pays anciennement sous domination portugaise à n’avoir connu ni guerre de libération ni guerre civile. Il est également de loin le moins bien connu de ces pays, y compris chez les lusophones. Petit tour de la société santoméenne et de sa scène musicale durant ces 40 années d’indépendance.

Isaura Carvalho travaille pour le centre culturel santoméen CACAU (pour Casa das Artes Criação Ambiente e Utopias (1)), en Français Maison des Arts Création Environnement Utopie. Elle répond à nos questions sur la commémoration des 40 ans d’indépendance de São Tomé et Principe.

Pour commencer, pourriez-vous nous présenter la Casa das Artes Criação Ambiente e Utopias (CACAU) et ses activités?
Cacau a été créée dans la suite des activités développées par l’ancienne Teia de Arte (Toile d’Art), qui fut le premier espace de formation artistique et de promotion culturelle de São Tomé et Principe, sous la responsabilité de João Carlos Silva, l’un des principaux promoteurs et agents culturels santoméens. La création de Cacau, également de son fait, a été un grand défi, qui a ajouté à Teia de Arte d’autres éléments, comme l’éducation à la citoyenneté et à l’écologie. Nous organisons des activités artistiques et culturelles telles que des résidences artistiques, des expositions, du théâtre, de la musique, du cinéma et de la danse. Nous promouvons l’échange culturel et des partenariats dans le pays et à l’étranger. Notre travail est multiculturel et transversal au niveau générationnel.

São Tomé et Principe a fêté ses 40 ans d’indépendance le 12 juillet dernier. Comment l’État a-t-il commémoré officiellement cet événement ?
Avec des activités officielles offrant au peuple des manifestations culturelles locales et internationales.

Y a-t-il eu des événements, des discours, des rencontres, des monuments ou œuvres d’arts implantées dans le pays, tout au long de l’année ?
Il y a eu des manifestations organisées par les agents officiels de la culture et par des particuliers qui développent des actions dans les différents domaines artistiques.

À Cacau, avez-vous organisé des événements ou des discussions autour de ce thème, cette année ?
Oui, beaucoup. Des rencontres, des discours, des expositions. Notamment une exposition collective de jeunes talents nationaux et l’inauguration de l’École de Musique.

Des cinq PALOP (2), le seul pays pour lequel on ne parle pas de guerre de libération est São Tomé et Principe. Le MPLA, le Frelimo et le PAIGC (3) sont bien connus du grand public. Y a-t-il eu également une guerre, plus méconnue, à São Tomé et Principe ? Y a-t-il eu des combats, physiques ou symboliques ? Quelles furent les luttes du MLSTP (Mouvement de Libération de São Tomé et Principe (4))?
Des guerres du même type que celles que vous citez, nous n’en avons pas eu à São Tomé et Principe. Mais il y a eu des révoltes qui ont opposé le peuple santoméen aux colonisateurs, qui ont culminé avec le Massacre de Batepá, en 1953. Il y a également eu un combat idéologique mené par de nombreux intellectuels santoméens dans le pays et à l’étranger.

Massacre de Batepá qui, depuis 1975, année de l’indépendance, est commémoré chaque année le 3 février. Pourriez-vous nous raconter ce qui s’est passé ce jour là ?
L’absence de volonté d’intégration de l’élite santoméenne dans les structures du pouvoir colonial, la posture discriminatoire et répressive, la rivalité et les disputes existantes entre l’élite forra (5) et certains colons, l’usurpation des terres des populations locales, la tentative de les obliger au travail forcé, créèrent progressivement des moments de tension, principalement à partir des années 1950, jusqu’à mener à la révolte la plus forte et la plus sanglante que l’archipel a vécu de tout le XXè siècle : le massacre de Batepá, le 3 février 1953. De nombreux membres de l’élite forra, pour certains fonctionnaires de l’administration coloniale, disparurent dans le camp de prisonniers de Fernão Dias.

Y a-t-il eu des œuvres d’art ou des livres sur ce massacre ?
Il existe quelques études et articles dessus, mais il y a, naturellement, besoin d’une étude plus approfondie de la question.

Les serviçais (6), venus des autres PALOP, sont encore aujourd’hui la quatrième population du pays. Quelle est l’histoire de ces migrants ?
La recolonisation et l’établissement d’un nouvel ordre économique dans l’archipel à partir du XIXè siècle, avec l’introduction de deux importants produits d’exportation – le café et le cacao – et le nouveau système productif qui en découle, a conduit à la restructuration de la microcolonie africaine qu’était São Tomé et Principe. La soutenabilité économique de cette colonie d’exportation ne fut possible que grâce au système de recrutement, l’administration et la distribution de main d’œuvre esclavagisée, puis de serviçais contractuels, venus d’Angola et du Mozambique, et plus tard du Cap-Vert. Ce processus est devenu fréquent à partir de 1876, principalement avec la venue de main d’œuvre angolaise. Cela a créé une nouvelle catégorie sociale, dans un pays à la population déjà plurielle et socialement stratifiée. Entre 1902 et 1928, 99 821 travailleurs contractuels sont arrivés à São Tomé. Jusqu’en 1940, les serviçais constituaient d’écrasante majorité de la population du pays. Il était classifiés comme indigènes et traités comme citoyens de seconde classe. Le statut de contratados (contractuels) ou serviçais représentait une continuité du système esclavagiste, bien que formellement ils aient le statut d’hommes libres, avec des contrats qui limitaient leur présence à São Tomé et Principe à trois ans. Avec l’indépendance le statut de « contratado » disparaît mais les conditions de vie de cette population se sont dégradées, du fait de l’instabilité politique et de l’absence de stabilité économique dans laquelle le pays est plongé.

Quelle relation entretiennent ces serviçais avec les autres populations de l’archipel ? Est-ce qu’ils se sentent Santoméens ? Est-ce qu’ils ressentent encore une appartenance à leur pays d’origine ?
Je pense que leur relation avec les autres communautés du pays est équilibrée, bien qu’il me semble qu’ils vivent une grande ambiguité en ce qui concerne les sentiments qui les lient à la fois à leur pays d’origine et à São Tomé et Principe, ce pays dans lequel ils ont passé une partie significative de leur énergie.

Ces migrations ont-elles créé, jusqu’aujourd’hui, une relation spéciale avec les autres PALOP ?
À mon avis, São Tomé et Principe a été, du fait de son histoire, un point de convergence des différents peuples des PALOP, et il est sûr que cela facilite naturellement le dialogue avec ces pays frères.

São Tomé et Principe entretient des liens plutôt plus forts avec ces pays, qui ont une histoire et une langue commune, ou avec des pays géographiquement plus proches, comme le Gabon, le Guinée-Équatoriale ou le Cameroun ?
La langue, l’histoire et la culture commune entre les pays des PALOP ont facilité le rapprochement des liens entre leurs peuples, mais la relation avec les pays géographiquement plus proches sont également importantes, du fait des liens établis par le passé et des relation politiques, diplomatiques et économiques actuelles.

Quels sont les liens qu’ont de nos jours São Tomé et Principe et le Portugal ? Y a-t-il une forte émigration vers l’ancienne métropole ? La culture portugaise reste connue des jeunes Santoméens ?
Les liens entre São Tomé et Principe et le Portugal sont forts, ce qui facilite l’émigration croissante pour le Portugal. La culture portugaise est présente dans presque toutes nos manifestations culturelles, à commencer par la langue qui nous unit et qui est naturellement présente dans la vie des jeunes.

Quels sont les intellectuels qu pays qui ont le plus approfondi la réflexion sur l’histoire du pays, l’indépendance, l’identité du pays aujourd’hui, etc ?
Presque tous les intellectuels santoméens, sans en distinguer aucun en particulier, ont émis des réflexions et des approches intéressantes sur l’histoire et l’identité du pays.

(1) Cacau : jeu de mot avec « cacau », le cacao, en Portugais
(2) PALOP : Pays Africain de Langue Officielle Portugaise : Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique et São Tomé et Principe
(3) MPLA, Frelimo, PAIGC : mouvements de libération d’Angola, du Mozambique et de Guinée-Bissau/Cap-Vert (respectivement).
(4) Les origines du MLSTP remontent au début des années 1960, avec un groupe nationaliste s’opposant à la domination coloniale portugaise. Le MLSTP, d’orientation marxiste, naît formellement en 1972.
(5) Les forros sont la troisième population de São Tomé et Principe en nombre. Forro signifie « libre »: il s’agit d’une population descendant d’esclaves noirs affranchis, qui a longtemps représenté l’élite du pays. Ils parlent le forro, un créole portugais.
(6) Serviçais : travailleurs plus ou moins forcés de São Tomé et Principe, amenés d’Angola, du Mozambique et du Cap-Vert par les Portugais, pour travailler dans les champs de café et de cacao. Autrement appelés « contratados » (contractuels).
Ler aqui a versão portuguesa da entrevista///Article N° : 13274

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Isaura Carvalho © DR
Exposition collective 2015 à Cacau
Exposition collective 2015 à Cacau
Ouverture de la première école de musique du pays en 2015
Livre de João da Silva





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