D’où vient et où va l’Hargeysa International Book Fair ?

Entretien de Marian Nur Goni avec Jama Musse Jama

ZOOM. Acteurs du livre d'Afrique et des diasporas
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Avant que ne s’ouvre à Londres le Somali Week Festival en octobre prochain, dont il est co-organisateur, nous avons posé quelques questions à Jama Musse Jama, fondateur et directeur de l’Hargeysa International Book Fair, festival de littérature qui, depuis huit ans, a pris son envol dans la capitale du Somaliland : pendant six jours au mois d’août, ateliers, débats et rencontres littéraires y sont organisés chaque année, rencontrant un public toujours plus important et impliqué. Son format semble avoir fait désormais des émules, en inspirant cette année la création d’un nouveau festival de littérature à Mogadiscio (1).

Parmi d’autres activités et projets, Jama, vous êtes le fondateur et directeur de l’Hargeysa International Book Fair (HIBF). Quel est votre parcours ?
Jama Musse Jama. Ma formation se situe dans le domaine des mathématiques mais ma véritable passion est de soutenir la littérature, de promouvoir l’éducation et les droits de l’homme et, plus important, de préserver le patrimoine culturel somali.
Tout au long de ma vie, j’ai essayé de faire cela de différentes manières. J’ai créé la fondation Redsea-Culture liée à l’éditeur Ponte Invisibile. Mon premier objectif alors était d’encourager la culture et l’écriture créative au sein de la société somalie, l’accompagner dans cette phase de transition d’une société orale à une société de l’écrit et, une fois de plus, de promouvoir les droits de l’homme. C’est ainsi que j’ai publié mes propres travaux, parmi lesquels A note on « My Teachers’ Group »: News report of an injustice, qui raconte l’histoire véritable d’un groupe de jeunes professionnels, y compris mes propres enseignants, qui furent arrêtés entre novembre 1981 et janvier 1982 à Hargeysa pour avoir fait du volontariat à l’Hargeysa Group Hospital. En 2007, quand le gouvernement somalilandais a interdit ShuraNet, une organisation œuvrant pour les droits de l’homme, j’ai réagi en publiant Gobannimo bilaash mâcha (La liberté n’est pas libre). Mon intention étant de contribuer à diffuser une prise de conscience et d’expliquer la signification de l’article 31 de la Constitution somalilandaise qui « garantit le droit fondamental à la liberté d’expression et rend illégal tout acte visant à contrôler la presse et les médias ».
Depuis 2008, j’ai édité vingt ouvrages, dont dix ont été écrits par des auteurs n’ayant jamais publié, ainsi que sept magazines. La même année, j’ai lancé l’Hargeysa International Book Fair qui, sept années plus tard, a donné lieu à la création de l’Hargeysa Cultural Centre, maison permanente pour la littérature, les arts et la culture au Somaliland.

D’après les comptes-rendus enthousiastes que j’ai lus à travers les réseaux sociaux, la dernière édition de l’HIBF a été un énorme succès. Comment avez-vous été amené à créer ce festival ?
J’adore les livres, c’est un fait, mais quand je suis revenu au Somaliland en 2007, j’ai réalisé qu’ils n’y circulaient pas. Or, je souhaitais que mon livre Gobannimo bilaash mâcha, fraîchement publié et portant sur la liberté d’expression en tant que droit humain de base, puisse trouver sur place son lectorat.
Au départ, je n’avais pas pensé ce festival comme un événement annuel. Mais en le mettant sur pied, j’ai réalisé que c’était la première fois que la jeunesse somalilandaise et les communautés locales avaient accès à des livres et pouvaient jouir et apprécier la magie de la littérature. Ce fut un choc pour moi car je pensais que c’était là un droit fondamental.
Ainsi, j’ai cherché à combler ce vide, fut-ce de manière temporaire, une fois par an. Depuis, j’ai essayé chaque année de l’améliorer, de le développer, de le rendre plus inclusif et d’étendre ce que j’étais en train de proposer aux Somalilandais. Aujourd’hui, l’Hargeysa International Book Fair est devenu le principal événement culturel dans le pays et l’une des plus grandes manifestations célébrant la littérature en Afrique de l’Est. Je souhaitais que les gens, et particulièrement les jeunes gens, développent une culture de la lecture et de l’écriture : j’ai encouragé cela en ciblant et en soutenant les écrivains somalis (Cabdillahi Cawed Cige avec Ladh ; Ahmed Ibrahim Awale avec Qaylo-dhaandeegaan, Siciid Jaama Xuseen avec Shufbeel, Mohamed Barud Ali avec The mourning tree: An autobiography and memoir of prison, etc.) en publiant de la littérature somalie de haute qualité, ainsi qu’en traduisant en somali des classiques de la littérature internationale (fiction, poésie et théâtre).
Désormais, de la part du public, on planifie et on attend avec impatience l’ouverture du festival, quant à nous, nous invitons des écrivains, des poètes et des intellectuels – somalilandais ou venant du monde entier – pour partager et discuter publiquement leurs créations.

Comment le festival a-t-il évolué au fil des ans ?
Une année après l’autre, le festival a pris un essor considérable. En 2010, nous avons créé des clubs régionaux de lecture afin d’aller plus loin dans notre objectif de faciliter l’accès à la littérature et de favoriser un changement dans la manière d’appréhender l’éducation.
En 2011, l’Hargeysa International Book Fair a été étendu à tout le territoire somalilandais en incorporant une bibliothèque mobile. Là encore, ce fut la première initiative de ce type dans cette partie du monde et un jalon important pour le futur de la culture dans ce pays, l’idée était de susciter une prise de conscience autour de la nécessité de créer des bibliothèques au niveau local.
Dans chacune des dix villes couvertes par la bibliothèque mobile, s’est tenu un festival, avec une invitation spéciale aux autorités locales. Nous leur avons publiquement demandé, au nom des habitants, de soutenir les efforts visant à créer une bibliothèque dans leurs villes respectives. La réussite et la réponse à cette initiative ont été phénoménales puisque huit villes ont donné ou se sont engagées à donner des terrains ou à soutenir par d’autres biais ces processus d’implantation de bibliothèques.
En 2013 et 2014, nous avons promu la peinture et l’image, et avons inclus des cours d’écriture créative ou de photographie.
Notre festival évolue de manière organique et, alors qu’il a été créé pour offrir une opportunité au monde somali de mieux connaître ses propres formes d’art et de culture, nous encourageons de toutes nos forces un échange avec des traditions et des cultures d’autres pays, spécialement celles issues du continent africain. Cela fait désormais trois éditions que nous avons un pays invité, ce qui signifie que nous portons une attention particulière à la littérature et aux arts créés dans ce pays. Après le Kenya et le Malawi, nous avons cette année célébré les artistes du Nigeria et, l’année prochaine, ce sera au tour du Ghana.

Revenons plus en détail sur cette édition 2015 qui avait pour thème général l’espace/la place (« space »). Quels ont été ses moments marquants ?
Les thèmes du festival ont successivement varié de la censure à la citoyenneté, des mémoires collectives au futur et à l’imagination et, cette année, la question de l’espace/de la place. Le choix des thématiques revêt, dans l’ensemble, deux fonctions. Premièrement, nous choisissons des sujets qui invitent à la réflexion, susceptibles de créer du débat et d’attirer la curiosité de notre public. Ce peut être des idées qui sont discutées avec force au Somaliland ou encore ils peuvent permettre de reconsidérer, d’avoir une discussion collective sur des sujets qui sont tenus pour acquis. Secondement, ces thématiques ont une finalité pratique. Elles donnent une cohérence et une cohésion au programme du festival qui inclut de nombreux invités et aborde tant de types différents d’œuvres.
Les temps forts de cette édition ont montré que la majorité des questions et préoccupations des Somalilandais tourne autour du manque d’espace : en tant que nomades, nous sommes encore en train de nous ajuster à la vie urbaine et nous avons souvent l’impression de nous sentir écrasés, asphyxiés.
Les gens ont besoin d’espace pour grandir, penser, soigner et nourrir leurs âmes, cela a émergé de façon poignante de la part de nos invités et de l’audience.
Aussi, le Somaliland est un pays qui n’est pas reconnu par la communauté internationale : en se focalisant sur un pays invité chaque année, le public et les écrivains de ce pays sont présentés au Somaliland et inversement. Cette année, nous avons été ravis d’avoir des auteurs nigérians avec nous. Comme les pays africains tendent à être fermés les uns aux autres, ceci représente notre contribution pour mettre la littérature africaine à l’honneur, pour créer une plate-forme dans laquelle présenter différents types de productions culturelles et pays au public de l’HIBF.

Le festival semble très populaire et suivi par les habitants d’Hargeysa. Quel est votre public ?
Au fil des ans, nous avons reçu un nombre grandissant de participants, que ce soit au niveau du public local ou des invités internationaux, si bien que nous avons dû changer de lieu cette année pour pouvoir les accueillir.
L’affluence a été excellente pour tous les événements : il n’y en a pas eu un seul qui n’ait pas été suivi par au moins 500 personnes, le soir de la clôture de l’événement, nous avons reçu 5 000 personnes, ce qui est beaucoup pour un événement littéraire ! Nous avons même dû refuser l’accès à 2 000 personnes par mesure de sécurité.
Notre public est transversal : nos événements sont libres d’accès, de sorte que tout le monde peut y prendre part. C’est bien cela qui est intéressant dans la littérature, la culture et les arts.

En amont du festival et depuis l’édition de 2013, des ateliers photographiques ont été organisés à l’intention de jeunes créatifs et de passionnés de photographie, sous la houlette de la photographe Kate Stanworth (2), basée à Londres. Pourquoi avoir choisi d’intégrer la photographie au programme de votre festival littéraire ? Avez-vous constaté, auprès du public, un intérêt grandissant pour ce médium ?
Nous cherchons avant tout de trouver les moyens d’aider la jeune génération à mieux s’exprimer. Au départ, nous soutenions les jeunes auteurs mais nous avons été approchés par de nombreux jeunes qui apprenaient tous seuls la photographie. L’intérêt est immense : pour l’atelier de cette année, nous avons reçu plus de 200 candidatures mais malheureusement nous ne pouvions en retenir que 20. Nous prévoyons déjà d’augmenter le nombre d’ateliers et d’adjoindre un autre photographe pour aider Kate dans ce projet.

Comment le festival est-il financé ?
Historiquement, le financement de la Book Fair a été imprévisible, de sorte que chaque année nous avons dû composer avec ce que nous avons reçu. Au fil des éditions, Oxfam, NED, Prince Claus, FCO ont compté parmi nos soutiens, ainsi que l’Union européenne (qui finance le festival et le centre culturel pendant une période de trois années, à partir de 2015). De plus, nous avons toujours reçu un soutien de la part de compagnies locales telles que Dahabshiil, Telesom, Somtel et d’autres encore qui ont fourni un financement ou des contributions en nature. Nous avons également reçu le soutien d’artistes, auteurs ou journalistes qui se sont autofinancés pour venir ou ont même aidé à financer la venue d’autres participants. Nous leurs sommes très reconnaissants.

(1) Voir à ce propos l’article Mogadishu International Book Fair deemed a huge success « , par Mohammed Kahiye, Warscapes, le 31 août 2015
(2) Signalons ici l’exposition « Somaliland Calling » de Kate Stanworth à la Oxford House Gallery (du 23 octobre au 1er novembre 2015) dans le cadre de l’East London Photomonth et du Somali Week Festival. Avec les images de Kate Stanworth portant sur l’Hargeysa International Book Fair qu’elle photographie depuis trois ans, seront exposés les travaux des jeunes photographes somalilandais qui ont participé à l’atelier photographique organisé dans ce même cadre : http://www.oxfordhouse.org.uk/ai1ec_event/somaliland-calling/?instance_id=83212///Article N° : 13233

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Les images de l'article
Amino Milgo, universitaire somalilandaise. Ancienne présidente du "NAGAAD", association de coordination des femmes somalilandaises et présidente de la Redsea Cultural Foundation. © Kate Stanworth
Okey Ndibe est romancier, chroniqueur politique et essayiste. Il est l'auteur de "Arrows of Rain" et "Foreign Gods, Inc.", deux ouvrages remarqués par la critique et publiés respectivement en 2000 et 2014. Il a relaté son expérience du festival dans l'article “What Somaliland Taught Me” (http://somtribune.com/what-somaliland-taught-me/) © Kate Stanworth
Jeune femme somalilandaise questionnant les orateurs de l'HIBK. © Kate Stanworth
Madame Quman Akl, avocate et chercheure néerlandaise-somalie travaillant dans le domaine de la justice, de la gouvernance et des droits de l'homme. En tant que membre bénévole du conseil d'administration de l'HIBF, elle soutient une équipe motivée par la préservation et la promotion des arts et culture somalis. © Kate Stanworth
Chuma Nwokolo est un écrivain nigérian. En 2015, il en était à sa troisième participation à l'HIBF. © Kate Stanworth
Nigeria, pays invité de le 2015 HIBF. Panel présidé par Rashid Garuf, délégué des Etats-Unis au Somaliland, avec Niyi Osundare, Okey Ndibe et Chuma Nwokola. © Kate Stanworth
Jama Musse Jama, mathématicien et éditeur basé à Pise, en Italie. Il dirige l'Hargeysa International Book Fair depuis 2008. En juin 2014, il a fondé l'Hargeysa Cultural Center. © Kate Stanworth





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