Discours introductif

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Au risque de rappeler quelques évidences, je voudrais justifier l’intérêt que les linguistes et les responsables des politiques des langues peuvent porter à ces parlers très singuliers que sont les créoles et relégitimer, chemin faisant, s’il en était besoin, le titre magnifique que Françoise Vergès a bien voulu, en l’empruntant à Aimé Césaire, donner au colloque qui nous réunit.
Oui, les langues créoles (et il faut évidemment en parler au pluriel, car le créole parlé en Haïti n’est pas celui qui est parlé à la Réunion, et celui parlé en Guyane n’est pas celui qui est parlé à la Guadeloupe ou à la Martinique, qui diffèrent d’ailleurs entre eux), comportent historiquement des traits singuliers, qui les distinguent radicalement des autres langues parlées dans les Outre-mer français (les langues amérindiennes, les langues kanakes, les deux langues de Mayotte, les langues polynésiennes, toutes langues qui témoignent – dans leurs écarts par rapport aux langues que nous avons l’habitude d’entendre ou de parler en Occident – de l’extraordinaire éventail de possibilités du langage humain). Et qui, les distinguant des autres langues, les rapprochent entre elles, comme ils les apparentent aux autres créoles – à base anglaise, portugaise ou néerlandaise, par exemple.
Ce n’est pas que les créoles soient plus, ou moins, porteurs de cultures et de savoirs que d’autres langues : de chants, de poésie, de littérature, de rites et de mémoires, comme l’indique le sous-titre de notre colloque. Ainsi que l’affirmait la Déclaration adoptée à Cayenne à l’issue des Etats généraux du multilinguisme dans les Outre-mer, organisés en décembre 2011:
« Les langues ne sont pas seulement des instruments de communication, mais sont aussi l’expression de savoirs et de cultures ; elles ne sont pas interchangeables et portent un point de vue sur le monde qui leur est propre. Toutes les langues sont d’égale dignité et toutes sont en mesure d’exprimer la complexité du monde : il n’existe aucun argument scientifique valide pour hiérarchiser les langues du point de vue de leur valeur intrinsèque. »
Et donc, lorsque nous parlons ici de langues, c’est bien de « langues-cultures » que nous parlons, pour désigner le regard singulier qu’elles portent sur le monde, la manière singulière qu’elles ont de construire le sens, c’est à dire de permettre de nous orienter dans l’opacité du monde. Et, on va le voir, de construire une liberté.
Non, si les créoles n’ont pas d’équivalents parmi les langues du monde, c’est qu’ils se sont constitués dans des circonstances elles-mêmes tout à fait particulières. Les linguistes nous apprennent que c’est par un abus de langage, ou par goût de la métaphore, que l’on désigne sous le nom de « créoles » des mélanges de langues, comme il nous arrive de le faire pour le français lui-même, par exemple, en disant que la langue française est un créole du latin ou du gaulois. Car quelle langue n’est pas mélangée, métissée, toute entrelardée d’emprunts à d’autres langues ? Pour qu’un créole apparaisse, dans l’histoire des langues, il faut que trois ou quatre conditions fondamentales au moins soient réunies : une situation de contact, d’abord, entre plusieurs langues non-européennes (en général africaines, mais parfois aussi, comme aux Antilles, autochtones) et une langue européenne dominante ; une situation inégalitaire radicale et durable, ensuite, entre des dominants (qui parlent celle-ci) et des dominés (qui parlent celles-là), entre des possédants et – disons – des « possédés », au sens littéral du terme (car l’on ne saurait imaginer situation de domination plus radicale que celle de l’esclavage, qui fait d’êtres humains des « biens meubles », selon l’article 44 du Code noir , en leur niant toute humanité), et une situation d’incommunicabilité, enfin, entre les dominés eux-mêmes, qui appartiennent à plusieurs ethnies et parlent plusieurs langues. Sans doute faut-il ajouter que les dominés se trouvent en situation de déracinement, d’exil ou de déportation, et enfermés dans ces milieux clos par définition que sont des îles. Or ces langues (c’est leur caractéristique historique) apparaissent en des laps de temps très courts à l’échelle de l’histoire humaine – quelques décennies tout au plus, une cinquantaine d’années ou deux générations, alors que la plupart des autres langues se constituent sur des temps longs, parfois des siècles, voire des millénaires.
Pour schématiser, je dirais que tout se passe comme si les esclaves, pour communiquer entre eux – si possible sans être entendus de leurs maîtres – avaient choisi (ou s’étaient trouvés contraints, dans l’urgence et sans échappatoire possible) de leur dérober des mots, et ces mots, de les mêler à des langues autochtones, de les transformer, de les plaquer sur le substrat d’une syntaxe héritée de leur milieu d’origine, dans un geste de révolte aussi radical que le contexte dans lequel ce geste était accompli. C’est en ce sens qu’Aimé Césaire peut parler d’ « arme miraculeuse », car quelle invention plus prodigieuse de l’esprit humain que de revendiquer son humanité, dans la pire des humiliations, dans la plus profonde misère et la plus extrême solitude, en inventant une langue originale ? Comment nier plus efficacement sa condition de « bien meuble » condamné au mutisme, comment affirmer plus clairement son statut d’être humain, contre ceux-là même qui se refusaient à le reconnaître – si l’on tient justement que le langage est le propre de l’homme ? Et dès lors qu’une langue voyait le jour, avec sa morphologie, sa grammaire, tout le reste était possible : des chants, des rites, des contes, des souvenirs, des espoirs. Une culture, une histoire. L’histoire des créoles fait comprendre qu’une langue est en soi, et profondément, un outil d’émancipation. On ne peut pas aborder, je crois, la question du créole sans un sentiment d’admiration, c’est à dire d’étonnement et d’émerveillement, devant la grandeur de cette invention, et la noblesse intrinsèque de ces langues.
C’est pourquoi il me semble que l’invention des créoles, dans l’histoire de l’humanité, a une portée qui excède largement la linguistique et l’histoire des langues – une portée culturelle, bien sûr, mais aussi une portée politique, une portée philosophique. C’est aussi pourquoi, dans la réflexion engagée par le Comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne, auxquels certains des intervenants dans ce colloque vont d’ailleurs apporter leur contribution, les langues créoles ne seront pas oubliées. Comme l’a indiqué la ministre de la Culture et de la communication, Aurélie Filippetti, en installant le comité en mars 2013 : « Il faut donner enfin aux langues de France – c’est-à-dire aux langues parlées historiquement sur notre territoire, aux côtés du français – un droit de cité, au sens profond du terme » parce qu’elles « peuvent toutes, chacune à leur manière, être les vecteurs de la création artistique, exprimer la réalité du monde et lui donner un sens, et parce qu’elles portent toutes, comme les cultures qu’elles expriment, une part d’universel ».
Pour ce qui concerne les créoles, faire en sorte que nos concitoyens soient fiers que ces langues, porteuses d’un formidable message de liberté, soient parlées sur le territoire de la République, n’est-ce pas en un sens contribuer – loin des discours de repentance – à leur donner droit de cité ?

///Article N° : 13171

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