Igdi, les voies du temps

De Idoumou Mohamed Lemine Abass

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Idoumou Mohamed Lemine Abass, Professeur de littérature à l’université de Nouakchott signe Igdi, les voies du temps, un roman qui décrit, avec force et nostalgie, le déclin d’un ordre ancien enraciné sous les assauts d’un ordre nouveau qui ne prend pas racine, le tout à travers le regard, les émotions et l’histoire sur plusieurs générations d’une famille déchirée.

Igdi, les voies du temps, n’est pas que l’histoire banale d’un drame familial. En effet, en partant d’une tragédie humaine, l’auteur raconte avec beaucoup d’intelligence et de talent les péripéties d’un monde nomade mauritanien en voie d’extinction. Il fait lumière sur des traditions séculaires malmenées par les temps modernes.
Dès les premières pages, Idoumou dresse le tableau. Des règles nouvelles qui supplantent celles qui ont prévalu des siècles durant ; la voix des jeunes qui exclut celle des anciens ; des constructions nouvelles remplacent les vieux édifices ; le mauvais devient enviable face au bon ; le bon sens qui se perd ; l’art de la dissimulation et de la sournoiserie, comme religion bien pensante ; etc. En somme c’est l’inversion de toute chose dans cette société menacée par une « modernisation » (p. 22) rampante. C’est là le sens de la réflexion que l’auteur propose avec son livre, au-delà du conte lui-même.
C’est cette confusion générale que Da Ahmane, principal personnage, vit et ressent, lui héritier de la chefferie tribale qui se voit déposséder de sa souveraineté au sein de sa tribu du village de Tin Bahra. Il cède le rôle à son demi-frère, Zayed, qui, lui, défend une transformation de la ville coupée de ses racines et des traces du passé.
L’histoire de Da Ahmane Ould Ag Bahim, cet homme intègre et bienveillant mais ébranlé, est parfaitement emblématique de l’action du temps qui marche sur l’ordre ancien pour construire sur ses débris un monde nouveau qui, inéluctablement, implosera à son tour et de l’intérieur. Un monde parfois fait de désolation. Un monde qui ne tient pas compte des valeurs sûres du passé, qu’il asphyxie et qu’il lamine progressivement. La relation d’animosité de Da Ahmane et son frère symbolise cela. Et deux événements majeurs déclenchent cette marche du temps et confèrent aux personnages une dimension parfois fantastique, en les plantant dans un décor surréaliste, aussi bien dans leur apparence que dans leurs agissements. D’une part, la pression de l’administration sur le pouvoir autochtone (au point d’exiger de lui qu’il change le nom d’un lieu fondateur de son autorité traditionnelle historique, pour le renommer à l’honneur du président), d’autre part, les menées d’un fils du Ksar, demi-frère de Da Ahmane, pour remplacer la vieille mosquée détruite par une nouvelle en béton.
« Dans cette affaire, [Da Ahmane] avait avec lui la plupart des hommes sages de la tribu. Il avait avec lui aussi sa propre conviction que la construction d’une mosquée en béton scellait la mort de l’identité de tin barra et en faisait une ville quelconque comme il en poussait partout tout au long de la grande route goudronnée […] Il souffrait. […] comme son père naguère, il avait contre lui, et c’était cela qui lui donnait une envie enfantine de pleurer, tout ce qui comptait vraiment parmi les siens : les gens de Tin Bahra et la jeunesse, même parmi les nomades d’Izif comme lui. Mené effrontément par Zayed le clan des bétonneurs attirait plus de soutiens que le sien » 55

Des clans « pour », d’autres qui sont « contre » se forment et ainsi la tribu s’effrite. Elle perd son unité et donc le sens même de son existence, jadis basée sur l’esprit communautaire très fort. Le vieux chef, père de Da Ahmane n’a pas résisté longtemps ; il succombe à la pression du monde nouveau qui spolie le doyen du campement de son autorité traditionnelle. Il ne s’était plus jamais réveillé, plongeant ainsi tout le campement dans un état de bouleversement sans précédent. L’au-delà l’avait-il rappelé, sans doute pour mieux le préserver ?

Da Ahmane se retrouve à errer, bien qu’investi d’une mission pour la restauration de son honneur de père de famille, dans une capitale du pays, décadente par essence et perverse. Bir Lekhcheb, l’anomalie architecturale, jaillit du sable, au grand regret des seigneurs sahariens habitués du grand espace et des règles de vie qui en régulent l’existence des nomades qui habitent dans le désert, dans la courtoisie et dans le respect de l’héritage ancestral. La nouvelle capitale est donc la concentration de tous les vices et de toutes les choses malsaines. En conséquence, sa destruction annoncée sera inévitablement un tumulte, un tsunami dont pratiquement plus personne ne reviendrait…

« Non pas qu’il rêvât d’un quelconque transfert de la capitale du pays vers son Tin Bahra natal ou ailleurs, ni même que sa nostalgie incurable d’un ordre où toutes les choses étaient à leur place et avançaient vers leur destin à leur rythme et leur propre volonté se prennent en considération dans ses sentiments envers cette ville. Non ! Rien de tout cela. Il trouvait juste que la naissance des villes était une chose trop sérieuse pour se décréter sur une dune entourée de salines et de sables mobiles et qu’il sautait aux yeux que la voie suivie par Bir Lekhcheb menait vers une nuit sans fin. Il avait constaté, dès son arrivée à la Capitale, que celle-ci se laissait guider comme un bateau ivre à défaut d’un vrai chef […] par une congrégation de bien-pensants érigés on ne savait comment en directeurs de consciences inamovibles et quasi immortels. Les mêmes têtes enturbannées aux visages barbus […] et les mêmes tartuffes enserrés ou flottant dans des costumes à l’occidentale […] »41

Contraint de partir de son Oasis ancestrale de Tin Bahra, Da Ahmane est par ailleurs déterminé à venger le déshonneur infligé à sa ravissante fille qu’il surprotège pourtant depuis l’enfance : Igdi, souillée et meurtrie par le Colonel W…, qui personnifie lui aussi, ami de Zayed, le « Système » tout de vices et de perversités. La jeune fille est revenue chez elle méconnaissable, rouée de coups et de blessures qui saignent, même au niveau de ses parties intimes. Depuis l’incident le père, fidèle aux principes sahariens de l’honneur, lesquels s’éclipsent tout doucement sous le sable, s’était muré dans un silence, quasi religieux, pour garder secret l’agissement de l’officier tout puissant, qui abuse de son pouvoir à toute fin et préparer, à sa manière, la vengeance de son honneur qu’il veut foudroyante.
Igdi a, depuis lors, perdu le sourire. Elle trouve son réconfort auprès d’un groupe de femmes tournées vers la religion. Sa mère Hella, a quant à elle perdu la voix. Elle n’adresse plus parole et ne répond pas aux questions qu’on lui pose. Le foyer de Da Ahmane est ainsi devenu beaucoup trop lourd à supporter pour l’homme qui s’essaye, l’un après l’autre, aux petits boulots d’une capitale bouillonnante de monde et de misère sociale. Il a été, en suite, contraint de s’évader de sa propre maison. La souffrance des femmes qui l’habitent est devenue insupportable pour lui…
Mais l’histoire que raconte Idoumou avec beaucoup d’adresse n’est pas qu’un drame familial anodin, avons-nous dit. Car le chemin que mène le protagoniste vers l’adultérin de sa fille est émaillé de faits et de personnages qui sont, tout comme Da Ahmane, dans le désir de vengeance et surtout dans la demande que justice soit faite.
Leila, une jeune héroïne, sans parents, a tout perdu. Elle se liera d’amitié – avant de l’épouser plus tard – avec « le vieux » (surnom de cœur qu’elle attribue à Da Ahmane), guette aussi le Colonel W… pour lui faire payer l’assassinat supposé de son père. Le colonel était amoureux de la mère de Leïla au point d’avoir commandité la mort de son ami d’enfance, le père de la belle métisse qui finit par séduire le quinquagénaire, de trente ans son aîné. Puis, il y a Islem, « le goumier », conteur d’histoires, qui rode également autour du Colonel pour lui faire payer les malheurs qui se sont abattus sur sa famille. Ce goumier a été contraint de céder sa maison, sous la pression du Colonel qui avait emprisonné son fils et qui devient responsable de la folie de sa femme et la dépravation de ses filles qui ont « dévié du chemin ». Enfin Tiémokho, l’immigré malien, en transit vers l’Europe, qui était obligé de travailler pour le Colonel sans salaire, qui se voit emprisonner à la fin quand il réclame ses droits… Une mort certaine le guette dans sa cellule…
Le Colonel W… a tout ce monde aux trousses. Islem et Leïla ont pour lieu de connexion la voiture de Da Ahmane, devenue le QG de surveillance du quartier où réside l’officier. Da Ahmane garde secrètement les raisons pour lesquelles il veut assassiner le Colonel. Il rumine ses plans nuit et jour. Tantôt il veut lui loger une balle dans la trempe, puis il se dit qu’il serait peut-être mieux de le viser au front, ainsi « il me verra en face », se dit-il dans une conversation avec lui-même. De toute manière, le Colonel ne pouvait que mourir, dans l’esprit de Da Ahmane, pour que justice soit rendue aux plus faibles et pour que l’honneur de sa famille « soit lavé ».
Les détracteurs de l’officier qui, tout au long du roman, est un personnage absent présent, commentent, à maintes reprises ses agissements malveillants. Ils s’étaient mis à espérer qu’il passerait à la mort lors d’une mutinerie à la présidence. Au contraire le Colonel W. est apparu comme « l’homme fort de la situation », bien qu’il ne s’agisse que d’une récupération, – pour servir son nom – de la riposte menée adroitement par un officier inconnu du grand public.

À travers ces fragments qui rendent dense l’histoire du livre, Idoumou s’insurge également contre les abus de pouvoir. Il dresse, au moyen d’une fiction aussi parlante que la réalité, une esquisse d’une misère sociale endurée par son pays. Celle-ci est susceptible n’importe quand de défaire tous les remparts.
Enfin de compte l’histoire se termine telle que rêvée par Da Ahmane. La jeune Idgi utilise le moyen redoutable de la séduction pour « revenir » à son bourreau, le temps d’une soirée lors de leur mariage qui tourne au drame. Le Colonel W… est tué par un commando qui s’était introduit dans la cérémonie, déguisé en femmes voilées.
La jeune fille ne laisse pas passer l’occasion, elle dépèce, aidée de sa mère, l’officier, morceau par morceau, dans une scène macabre où joie et folie se mêlent. Les deux femmes au bord de l’aliénation sortent de chez elles avant de mourir à leur tour sous les coups (de balles perdues ?) qui fusent partout en ville. Bir Leckheb est cernée par des tumultes. Sa chute songée, par Da Ahmane, au cours de ses sommeils agités, est alors devenue une réalité sous ses yeux. Le Monsieur encore abasourdi par les événements prend la route avec sa jeune épouse, pour retrouver son désert natal, « là où tout avait commencé ». D’autres habitants fuient, également, vers l’intérieur du pays, comme si tous revenaient d’une capitale qui venait de céder à un violent Tsunami qui devait arriver à un moment ou un autre…
Cette tragédie ouvre cependant une voie du temps nouvelle, devant « Des hommes et des femmes qui n’attendent de l’existence qu’une seule chose : qu’elle continue sans vibration du temps, ni égratignure sur le corps ou dans l’âme de qui que ce soit » comme espère, Leïla, la rescapée, après moult péripéties dramatiques, sur la route d’une nouvelle voie pleine d’espérance, une nouvelle existence « pour rassembler les morceaux de sa vie éparpillée ».
Igdi, les voies du Temps est un fabuleux roman, écrit dans un langage poétique hautement soutenu. Un texte dense, écrit par Idoumou avec une bienveillance, une bonhomie, une générosité, un bon sens, propres aux cœurs oasiens, sans artifice. Des cœurs qui sont aux prises avec un Temps bouillonnant et autre le temps de leurs valeurs et de leurs aspirations !

Igdi, les voies du temps, Éditions Langlois Cécile (Paris), Avril 2015, 168 Pages – 14 Euros///Article N° : 13092

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