« On ne renonce à rien. C’est le propre des artistes, leur ligne de conduite »

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Anani Accoh

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Les frères togolais Mensah et Anani Accoh firent parti des premiers lauréats du prix Africa e Mediterraneo en 2006. L’album qui en sortit, Africavi, fut publié aux éditions Lai-momo, en italien puis dans une traduction française en décembre 2010 dans la collection L’Harmattan BD sous le titre Ils sont partis chercher de la glace. Sorte de météorite dans la production graphique du continent, ce bel album évoquait la figure quasi mythique de l’esclavagiste afro-brésilien du 19ème siècle, Francisco Franco de Sousa surnommé Chacha. Depuis cette époque, les deux frères s’étaient faits plus discrets. Dans cet entretien, Anani fait le point sur sa carrière, cinq ans après la sortie du seul album individuel du duo à ce jour.

Que devenez-vous cinq années après la sortie d’Africavi chez L’harmattan BD ?
Je n’ai pas arrêté de travailler et de produire. J’ai intégré le groupe Ago Média et participe maintenant aux projets éditoriaux mis en œuvre par cette association. J’ai donc fait parti du collectif Chroniques de Lomé qui est sorti en 2013, sous la direction d’Alain Brezault dans le cadre du projet AfriBD que vous connaissez bien puisque vous l’avez aussi piloté. J’y ai produit une histoire courte qui s’intitulait Collision temporelle. On a un autre album collectif qui doit sortir d’ici peu cette année : Mythes et légendes, avec une histoire en six planches, Ablafo. Enfin, avec mon frère, on avait publié dans un autre collectif de L’harmattan BD, Sommets d’Afrique, en 2013, également une histoire courte qui traitait de la rivalité imaginaire du Bénin et du Togo pour la prise de possession d’une montagne placée à la frontière entre les deux pays. Je sais que l’album s’est pas mal vendu.
Vous avez d’autres projets ?
J’ai reçu une bourse d’aide à la création du CNL (Centre National du livre – France). Je suis en train de développer une de mes histoires courtes et la faire passer à 48. Je compte proposer ce projet à Ago média, ici au Togo ou à L’harmattan BD, en Europe et peut-être postuler pour une autre bourse. On verra bien. L’idée est d’être visible et de montrer ce que l’on sait faire.
La faiblesse des ventes ne vous rebute pas ?
Je ne me suis jamais fait d’illusions dans ce domaine. On sait tous que les ventes sont faibles dans le milieu de la BD. Ago Médias imprime en moyenne à 1000 exemplaires, ce qui est déjà un chiffre honorable dans un pays comme le Togo. L’harmattan BD diffuse toujours cinq ans après notre album à Mensah et moi, il s’en vend quelques centaines par an. On est donc visible en Europe comme au pays. Une partie de mes objectifs ont donc été atteints.
Visiblement, vous ne vivez pas de la bande dessinée….
Non, bien sûr…. Les droits d’auteur que je touche chaque année de la part de L’harmattan pour Africavi restent modestes et les rentrées ponctuelles de nos autres productions partent très vite dans les dépenses quotidiennes. Je vis ce que vivent tous les auteurs du continent et d’ailleurs. Donc, je dois avoir d’autres activités et plusieurs cordes à mon arc. J’enseigne à l’école Alpha, en primaire et collège. J’y enseigne un cours modulaire sur les rudiments de la bande dessinée et du dessin en général. Cela veut dire que je ne travaille là-bas que 6 mois par an, lors du premier semestre, de septembre à février, période durant laquelle ce module est enseigné. Donc cela ne suffit pas à me faire vivre, alors je participe à quelques projets pour des ONG, en particulier une ONG qui travaille dans l’agriculture qui était avant installé au Togo et qui maintenant est actif au Ghana : Crope life. Je leur fais des supports de communication, des visuels, des affiches, des dépliants, logos, etc.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Je voudrais participer à la création d’une école de bande dessinée, ici, dans mon pays. Il n’y en a pas en Afrique et cela manque, en particulier dans ce pays. L’idée est assez basique, elle consiste à faire venir des professionnels pour former les générations futures. Non pas que je me sente trop vieux, bien sûr, mais tous les efforts que l’on fait avec Ago resteront vains si nous n’arrivons pas à créer de l’engouement pour le 9ème art et par conséquent un lectorat fidèle. Or, il n’y a rien de mieux que des auteurs en herbe pour créer une émulation et une vraie dynamique. C’est sans doute ambitieux mais qui aurait cru il y a quelques années que l’aventure Ago Médias serait toujours active de nos jours ? Je m’inspire de notre propre expérience, mon frère et moi. Lorsque nous avons commencé dans la bande dessinée, nous ne savions pas qu’il y avait d’autres auteurs débutants. Chacun travaillait dans son coin. Ce n’est qu’après la sortie de notre album, Africavi, que nous avons commencé à nous rapprocher du groupe des auteurs d’Ago car nous en ignorions l’existence. Que de temps perdu !
Cela me permet de vous demander votre vision de l’avenir de la bande dessinée dans votre pays….
De nos jours, l’activité d’Ago est quasiment devenue un gage de succès. Paulin Assem et KanAd font beaucoup pour notre art. Ils sont très actifs, très dynamiques et entreprenants. Cela rassure tous les auteurs qui se sont embarqués dans l’aventure. Car, le milieu éditorial local est en berne. Les NEA (Nouvelles Editions Africaines) ont fermé, les autres éditeurs ne se font pas vraiment remarquer aussi bien dans la bande dessinée que dans les autres formes littéraires. Alors, pour répondre plus précisément à votre question, je dirais que nous sommes sur une dynamique positive et qu’il n’y a pas de raisons que cela s’arrête, mais tout est conditionné à la continuation des activités d’Ago. Vous en connaissez beaucoup en Afrique francophone, des structures éditoriales qui publient un album par an, en sus de numéros de fanzines ? Je crois que la réponse à votre question est là : l’avenir sera positif si nous continuons à être soudés et dynamiques. Nous en avons tous conscience et veillons à ne jamais l’oublier.
Pourtant, vous aviez publié localement avec votre frère bien avant Ago ?
Vous faites allusion à Vie quotidienne au Togo que l’on avait sorti au début des années 2000. En fait, ce projet avait été soutenu par un particulier, une dame, une suissesse. Elle s’intéressait aux planches en particulier, à l’œuvre en tant que tel. Donc, elle nous a rétribués pour les planches originales qu’elle a gardées pour elle. Nous avons conservé des photocopies, des reproductions que l’on a diffusées dans les hôtels, les restaurants auprès de visiteurs, de touristes, de curieux. Cela a été une très bonne expérience et au final, une bonne opération. On s’est lancé dans le métier comme ça. Mais cela ne peut pas être reproduit pour d’autres projets ou productions et donc en aucun cas un modèle à suivre. Cela relève tout de même du bricolage éditorial : une impasse sympathique en quelque sorte !
Vous travaillez de plus en plus seul….
Oui, depuis quelques temps, je suis seul, en particulier avec Ago. Mon frère est parti vivre au Sénégal où il a fondé une famille et travaille pour une boite de communication. Mais je continue à l’associer à mes projets quand c’est possible. Il a maintenant charge de famille et, je viens d’en parler, la BD ne nourrit pas son homme, encore moins quand celui-ci a des enfants ! Mais quand on a une passion, on a du mal à s’en séparer et Mensah continue à penser à la BD. Il m’a relancé sur une idée que l’on va essayer de développer, à savoir l’histoire du premier Noir à avoir vécu au Groenland. Il s’agirait d’un Togolais qui y a habité huit ans. On essaie de le joindre pour qu’il nous parle de sa vie là-bas et des raisons qui l’ont amené dans ce pays si exotique. Pour l’instant, en pure perte. Mais voilà, on ne renonce pas du tout à retravailler ensemble. D’ailleurs, de façon générale, on ne renonce à rien. C’est le propre des artistes, leur ligne de conduite en Afrique comme ailleurs. Non ?

Lomé, le 20 juin 2015.///Article N° : 13058

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