Cannes 2015 : où est l’Afrique ? (avant festival)

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On lit un peu partout que l’Afrique sera quasi-absente au festival de Cannes cette année. Mais de quelle Afrique parle-t-on ?
Article écrit avant le festival. Lire aussi l’article d’analyse des films du festival : article n°13006

Avec l’ajout en dernière minute de Lamb de l’Ethiopien Yared Zeleke dans la sélection officielle (section Un certain regard), les cinématographies africaines sont bien présentes dans la plus prestigieuse sélection du monde, l’événement rassemblant la plus grande concentration de journalistes de la planète pour un festival de cinéma. C’était cela l’angoisse : l’absence du continent, son invisibilité, et très vite aussi son rejet, le manque de reconnaissance de sa valeur.
C’est le point sensible. Après avoir un film presque chaque année en compétition officielle, l’Afrique noire en avait été absente durant treize ans jusqu’à ce qu’Un homme qui crie de Mahamat Saleh-Haroun n’y obtienne le prix du jury en 2010. Quant à l’Afrique du Nord, elle n’y était pas non plus durant cette période, en dehors de Rachid Bouchareb avec Indigènes en 2006, dont les quatre acteurs principaux avaient reçu collectivement le prix d’interprétation, et Hors-la-loi en 2010. Depuis, bon an mal an, les cinématographies africaines sont présentes. L’époque est cependant révolue où le ministère français des Affaires étrangères faisait pression sur le festival pour qu’un film qu’il finançait soit en compétition. Pourquoi d’ailleurs une sélection qui recherche l’excellence devrait-elle obligatoirement représenter les cinq continents si aucun film ne s’impose pour l’un ou pour l’autre ? D’autant que, sauf exceptions, la compétition groupe plutôt un gros lot de cinéastes confirmés tandis que la sélection Un certain regard accueille les découvertes. Le secret et le succès soigneusement entretenu de la sélection cannoise est un savant équilibre entre des films d’auteur parfois exigeants (qu’on se souvienne de la palme d’or attribuée en 2010 à Uncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul) et d’autres qui tablent sur la magie du cinéma pour un large public. Elle est également attentive à représenter le plus possible des pays différents, ou du moins à ne pas surreprésenter l’un ou l’autre, et notamment la France. La création de la sélection Un certain regard en 1978 a permis de présenter davantage d’œuvres audacieuses ou originales et d’auteurs moins connus. Avec la Semaine de la critique crée en 1962 par le Syndicat français de la critique de cinéma (réservée aux 1ers et 2èmes films) et la Quinzaine des réalisateurs crée en 1969 par la Société des réalisateurs de films, mais aussi avec la programmation ACID créée en 1993 par l’Association pour le cinéma indépendant et sa diffusion, un grand nombre de films sont maintenant projetés à Cannes, qui n’obtiennent pas tous la visibilité espérée.
La relative absence de l’Afrique dans les sélections cannoises correspond aussi à la crise progressive du cinéma d’auteur africain du fait de la baisse des subventions internationales. A la faveur du numérique, le Continent a commencé à produire beaucoup de films mais leurs faibles budgets et les carences des structures de formation les destinent davantage à un public local. Force est de constater que peu nombreux sont les cinéastes qui s’imposent sur le plan international.
Il est clair de toute façon que tout choix entraîne des frustrations, voire des rancœurs. Chaque année a son lot de rancune ou d’incompréhension, qui rebondira avec le palmarès : les sélectionneurs sont vite traités de misogynes (pas assez de films de femmes), d’intellos (trop de films d’auteur), ou d’ethnocentrés (pas assez de films du Sud). C’est bien sûr ce dernier point qui nous intéresse ici. Il est vrai que, soit parce que trop concurrencés soit par manque de reconnaissance, des films de grande qualité n’ont pas franchi la barre ou n’ont été qu’en séance spéciale hors-compétition, bien moins suivie. Ce fut le cas de Bamako d’Abderrahmane Sissako, qui rencontra par contre un franc succès en salles (195 444 entrées en France en 2006). Sa revanche fut prise avec la sélection en compétition de Timbuktu en 2014, qui fut absent au palmarès mais remporta 7 Césars et en est à 1,2 million d’entrées en France, pulvérisant le meilleur score d’un film africain détenu par Le Destin de Youssef Chahine (619 669 entrées).
Ethnocentrisme ? Les sélections cannoises n’appliquent pas le principe qui finit par s’imposer au Fonds Sud Cinéma (devenu en 2012 l’Aide aux cinémas du monde, ouverte au monde entier) d’une diversité d’origine dans le comité décisionnaire, après que les créateurs du Sud aient fait valoir que des têtes européennes pouvaient difficilement comprendre les imaginaires véhiculés et défendus par les scénarios. C’est dommage. Cela leur éviterait de mettre de côté des films pour ce qu’elles appellent des « maladresses » alors même que leur poids humain et politique les transcende si l’on veut bien entrevoir leur pertinence dans les autres continents et partant pour le monde d’aujourd’hui. La concurrence effrénée à laquelle se livrent les sélections (particulièrement aigue entre la Semaine et la Quinzaine) n’arrange pas les choses : le trop-plein de films fait qu’à Cannes, il faut des films marquants pour obtenir des articles de presse et être reconnu comme un tremplin pour le devenir du film.
Le choix de certains films fait parfois pâlir, comme l’affection qu’eût la sélection Un certain regard pour des visions humanitaires, spectaculaires ou passéistes de l’Afrique, de plus sans intérêt esthétique aucun, tant il est vrai que dès qu’on parle d’Afrique, c’est le sujet qui importe et non plus son traitement. Les pires furent en 2000 Je rêvais de l’Afrique de Hugh Hudson (Etats-Unis) et en 2009 L’Armée silencieuse de Jean Van de Velde (Belgique). Le critique Jean-Michel Frodon notait après la présentation de Delwende (Burkina Faso, 2005) : « J’ai été choqué par le présentateur du film de Pierre Yaméogo qui disait : « J’espère que vous serez plus nombreux l’année prochaine ». Pierre Yaméogo est une personne, il n’est pas plusieurs. Un critique de cinéma regarde chaque film comme une œuvre d’art : le regard et le geste singulier d’une personne permettant au film de prendre forme, sans ça on parle communication ou propagande mais pas cinéma. » (1)
Ainsi donc et bien logiquement, Cannes n’échappe pas à l’ethnocentrisme occidental, aux réductions et préjugés, et l’on peut penser que la visibilité de l’Afrique en est minorée. Mais au-delà de cet état de fait que l’on se doit de combattre et faire évoluer par une vigilance et une pression permanentes, rien ne sert de tomber dans la victimisation, comme si les « films africains » étaient systématiquement rejetés. C’est faux : toutes les sélections cherchent à ce que le Continent soit représenté mais ne trouvent que rarement les films qui s’imposent à eux face aux autres bijoux, vu que c’est quand même la crème du cinéma mondial qui essaye de monter les différentes marches. Ce procès de victime ressasse et réenchante volontiers les mythes du « genre cinéma africain » dont le critique et universitaire états-unien Ken Harrow avait dressé la liste :
1. Le film africain corrige les fausses représentations de l’Histoire ;
2. Le film africain est important pour contrer Hollywood et les fausses représentations de l’Afrique dans les médias de masse ;
3. Le film africain représente la société africaine, le peuple africain, la culture africaine ;
4. Le film africain devrait être le lieu de la vérité ;
5. Le film africain est africain. (2)
Comme le dit Achille Mbembe, « l’identité africaine n’existe pas en tant que substance. Elle se constitue, dans des formes variées, à travers une série de pratiques ». (3) Dans Le Complot d’Aristote (Cameroun, 1996), qui met directement en cause « le cinéma africain », Jean-Pierre Bekolo suggérait qu’on ne touche pas un public en se coupant du monde, en se réfugiant dans la filiation, la généalogie ou l’héritage. Tout le travail d’Africultures est centré sur l’appréhension de l’apport des expressions culturelles africaines contemporaines lorsqu’elles ne tombent pas dans la fixation identitaire. Leur apport est justement leur capacité à embrasser le monde dans tous les sens du terme : en parler comme de s’y mêler et de l’aimer. Elles sont fortes de l’expérience historique des peuples d’Afrique, tragique mais riche du déplacement et de la confrontation à l’Autre. Cette expérience, nombre de films tentent d’en rendre compte car elle importe au monde d’aujourd’hui.
Si l’un ne remplace pas l’autre, au sens où un regard de proximité est davantage susceptible de mieux comprendre ce qui anime un peuple, la reconnaissance de l’apport de l’Afrique et des problématiques liées ne se logent en effet pas forcément que dans les films réalisés par des cinéastes d’ascendance africaine, ni seulement dans les films tournés sur le Continent. Car cette expérience fait aussi partie de l’expérience mondiale : ceux qui sont venus d’Afrique ont modifié leur société d’accueil ou bien continuent de la titiller. De métissages en tous sens, physiques et culturels, émergent de nouveaux modes d’êtres et de voir le monde, qui imprègnent nombre de films d’origines diverses. Des millions d’Africains furent déplacés de force, d’autres ont ensuite désiré le voyage : de nouveaux imaginaires se sont développés et continuent de naître, dont le cinéma se fait l’écho. L’enjeu reste alors de rendre compte de ces imaginaires en leur donnant la parole plutôt que d’en faire de confortables clichés.
Si les sélectionneurs cannois sont très blancs, les jurys sont métissés : pour cette édition 2015, la chanteuse Rokya Traoré est au jury longs métrages et Abderrahmane Sissako préside le jury des courts métrages et de la Cinéfondation. On connaît leur sensibilité : ils ne manqueront pas de poser avec finesse ces questions à leurs jurys.
Bien sûr, le premier film éthiopien en sélection officielle, Lamb de Yared Zeleke, est un événement. Il traite du stratagème d’un enfant de 9 ans pour sauver sa brebis préférée des envies que fait naître la disette alentour. Son scénario a été développé à la Cinéfondation, une résidence bien accompagnée qui comporte deux sessions d’une durée de quatre mois et demi : c’est du sérieux. Philippe Lacôte en avait profité pour Run qui avait été présenté à Un certain regard en 2014. Certains crieront au formatage, mais ce serait dénier et mépriser la puissance créatrice de ces réalisateurs sélectionnés sur un projet déjà bien élaboré.
La présence en séance spéciale hors compétition d’un documentaire du célèbre Malien Souleymane Cissé, O Ka (Notre maison), consacré à quatre femmes sommées par la justice de quitter la maison qui appartient à leur famille depuis plusieurs générations, est un nouvel hommage à celui qui a monté les marches lorsqu’il arrivait encore à trouver les moyens de réaliser de grands films de cinéma. Le film rebondit sur ces faits arrivés à sa famille en 2008 pour aborder la situation actuelle du Mali. Le festival avait déjà présenté dans les mêmes conditions Min Yé (Dis moi qui tu es), premier long métrage de fiction qu’il ait réalisé en numérique.
Seul autre réalisateur d’Afrique en sélection, Nabil Ayouch retrouve Cannes après Les Chevaux de Dieu qui avait remporté en 2012 le prix Un certain regard (que Sembène Ousmane avait eu en 2004 pour Moolaadé) et le prix de la Fipresci (presse internationale). Il est cette fois à la Quinzaine des réalisateurs avec Much Loved, où Noha, Randa, Soukaina et Hlima sont des prostituées de Marrakech. On imagine que le Maroc aurait rêvé d’une autre image pour le pays, mais comme le disait Merzak Allouache, « un cinéaste ne travaille pas pour l’Office du tourisme ». C’est au contraire en rendant à ceux qui en sont privés la dignité de leur image que l’on fait avancer l’humanité car, si le cinéma montre les exclus dans tout leur éclat, le spectateur est confronté à cette intolérable exclusion et prend conscience qu’elle menace sa propre appartenance à l’humanité.
Même problématique pour le film de clôture de la Quinzaine, Dope, réalisé par Rick Famuyiwa, Américain d’ascendance nigériane, où un jeune ado branché californien tombe dans le milieu de la drogue. La Quinzaine montrera aussi Fatima, de Philippe Faucon, qui a passé son enfance en Algérie et au Maroc. Le film est tourné à Lyon et porte sur la question de l’accès égalitaire à l’éducation pour les enfants d’émigrés en France. La Semaine de Critique n’est pas en reste, qui montre un film de Jonas Carpignano, de père italien et de mère africaine-américaine. Mediterranea est issu de sa rencontre avec une immigrée burkinabée et raconte son parcours pour arriver en Italie et ce qui se passe ensuite. Le film de clôture y sera La Vie en grand de Mathieu Vadepied, qui était chef opérateur sur Intouchables, avec les mêmes producteurs. Le récit est centré sur Adama, 14 ans, qui vit seul avec sa mère à Bondy, et va dealer avec le jeune Mamadou pour changer le cours de leur destin tout tracé d’enfants d’immigrés…
On cherche à atteindre un centre et une fois dans ce centre, il faut encore franchir les cercles successifs des exclusions : ces histoires d’immigration sont des plongées dans l’épineuse question de l’égalité et du vivre ensemble, laquelle ne peut progresser qu’en élaborant des possibles, d’où l’importance de la fiction. Le réel est l’ancrage, mais pour être des gestes de cinéma, ces films doivent composer avec autre chose que le simple présent. C’est ce que Sembène Ousmane disait à Jean Rouch : « dans le domaine du cinéma, il ne suffit pas de voir, il faut analyser. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est avant et après ce que l’on voit. Ce qui me déplaît dans l’ethnographie, excuse-moi, c’est qu’il ne suffit pas de dire qu’un homme que l’on voit marche, il faut savoir d’où il vient, où il va… » Et lorsque Rouch lui demandait pourquoi il n’aimait pas « ses films purement ethnographiques, ceux dans lesquels on montre, par exemple, la vie traditionnelle », Sembène lui répondait : « Parce qu’on y montre, on y campe une réalité mais sans en voir l’évolution. Ce que je leur reproche, comme je le reproche aux africanistes, c’est de nous regarder comme des insectes… » (4)
Voilà l’enjeu : élaborer des possibles demande de capter la vie dans ce qu’elle porte du passé et de l’avenir. A cet égard, la sélection ACID a choisi un remarquable documentaire d’Anna Roussillon, Je suis le peuple, qui partage les réactions d’une famille paysanne de Louxor durant la révolution égyptienne et depuis. Tourné sur la durée, montrant les évolutions et les contradictions, le souci de l’avenir comme le poids du passé, le film met en exergue dans une magnifique écoute le degré de conscience des plus pauvres et c’est sans doute en cela que, même si les cinématographies africaines sont peu représentées cette année, l’apport de l’Afrique sera présent sur la Croisette.

1. cf. [article n°3855].
2. Cf. [article n°9464].
3. Achille Mbembe, A propos des écritures africaines de soi, bulletin du Codesria 1, 2000, Dakar.
4. Confrontation organisée en 1965 par Albert Cervoni, publiée dans le numéro 1033 de la revue France Nouvelle, août 1965. Cf. [http://www.derives.tv/Tu-nous-regardes-].
///Article N° : 12957

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Les images de l'article
O Ka (Notre maison), de Souleymane Cissé
Lamb, de Yared Zeleke
O Ka (Notre maison), de Souleymane Cissé
O Ka (Notre maison), de Souleymane Cissé
Je suis le peuple, d'Anna Roussillon
O Ka (Notre maison), de Souleymane Cissé
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Lamb, de Yared Zeleke
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Lamb, de Yared Zeleke
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Lamb, de Yared Zeleke
Much Loved, de Nabil Ayouch
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Much Loved, de Nabil Ayouch
Mediterranea, de Jonas Carpignano
Much Loved, de Nabil Ayouch
Much Loved, de Nabil Ayouch
Dope, de Rick Famuyiwa
Fatima, de Philippe Faucon
Fatima, de Philippe Faucon
La Vie en grand, de Mathieu Vadepied
Much Loved, de Nabil Ayouch
Dope, de Rick Famuyiwa
Dope, de Rick Famuyiwa
Dope, de Rick Famuyiwa
Mathieu Vadepied





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