« Je suis engagé dans le point-virgule »

Entretien de Anne Bocandé avec Mohamed Mbougar Sarr

Prix Ahmadou Kourouma pour son premier roman Terre ceinte
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Avec Terre ceinte, Mohamed Mbougar Sarr signe son premier roman, publié chez Présence africaine. Il y déploie la destinée de plusieurs personnages dans la ville imaginaire de Kalep, assiégée par les islamistes. L’occasion pour l’auteur de poser des problématiques universelles ; se taire ou se révolter, comment aimer en temps d’oppression, comment résister etc. Certains choisissent de créer un journal clandestin, d’autres entament une correspondance épistolaire, espace de questionnement et de sublimation de la douleur. Après avoir reçu le prix Stéphane Hessel pour une de ses nouvelles « La cale » en 2014, le premier roman de Mohamed Mbougar Sarr, 25 ans à peine, vient d’être auréolé du prestigieux prix Ahmadou Kourouma au Salon du livre et de la presse de Genève. Africultures l’a rencontré.

Africultures. Vous venez de recevoir le prix Ahmadou Kourouma, décerné les années précédentes à des auteurs comme Tierno Monénembo, Emmanuel Dongala, Scholastique Mukasonga, etc.
Mohamed Mbougar Sarr. Je ne m’y attendais pas du tout, je ne l’espérais pas. Et quand je regarde la liste des écrivains qui l’ont eu et ceux qui auraient pu l’avoir aujourd’hui il y a de quoi se sentir tout petit. Et c’est exactement ce que je ressens en ce moment. En même temps que je suis très heureux et ému, je suis très impressionné.
Quelle place à l’écrivain Ahmadou Kourouma dans votre trajectoire ?
C’est plus qu’un écrivain central. C’est un écrivain qui est pour moi séminal ; il est à la genèse d’une forme, d’une façon d’écrire qui n’est pas classique, qui a en tout cas rejeté une certaine forme d’écriture qui était assez classique jusqu’à lui. C’est un révolutionnaire de la langue, peut-être même un inventeur de langue. C’est également, je crois, le premier qui a introduit de façon durable le rire dans la littérature classique africaine francophone, le rire dans tout ce qu’il peut avoir de tonitruant, de vivant, de tonique, de cocasse, de burlesque ; un rire tout simplement rabelaisien.
J’ai des souvenirs émus de mes premières lectures de Kourouma ; Les Soleils des indépendances naturellement, et puis par la suite Allah n’est pas obligé, Quand on refuse on dit non etc. Mais naturellement je crois que ce sont Les Soleils des indépendances qui m’a le plus marqué, le premier livre que j’ai lu de lui, sans doute le plus emblématique de son œuvre.
Terre ceinte est votre premier roman. Quel en a été le processus d’écriture ?
Ça a été un processus très long, très laborieux, de l’envie que j’ai eue d’écrire ce livre, à son écriture. L’actualité du Mali s’est d’une certaine manière imposée à moi, je l’ai étudié pendant une année pour décrypter ce qui se passait. La lapidation d’un couple adultère a été l’élément déclencheur ; à partir de là j’ai commencé à écrire le livre et l’écriture proprement dite m’a pris six mois. Et ce, parallèlement à mes études (N.D.RL. Master à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris). Cela reste un mélange de labeur, de moments de découragements, de solitude extrême mais c’est aussi pour cela qu’on continue à écrire.
Vous avez planté votre décor non pas dans une ville malienne existante mais dans une, imaginaire, Kalep, assiégée par les islamistes.
J’ai été en effet d’abord attentif au Mali mais la Syrie était également dans l’actualité brûlante, elle l’est toujours. Je ne voulais pas réduire la réflexion au seul Nord Mali. La situation vécue, de terreur, d’oppression, de violence était une situation déjà arrivée dans divers espaces et qui arrivait au moment où je travaillais sur la question, ailleurs qu’au Nord Mali. Donc, la meilleure façon pour moi de me détacher du réel était d’essayer d’aller dans le sens d’un universel. Et cet universel justifie que cette situation puisse se passer à peu près n’importe où. Alors le nom de la ville où se passe la majeure partie de l’action de mon roman est Kalep, contraction possible de Kidal au Mali et Alep en Syrie.
Nous évoluons alors avec une petite dizaine de personnages qui vont commencer à organiser une résistance. Décririez-vous votre roman comme un roman sur ou de la résistance ?
Il y a le prisme de la résistance mais pas seulement. Quand je dis roman de résistance, c’est le récit d’une résistance. Mais mon roman en lui-même, est-ce un roman de résistance ? Peut-être. C’est une interprétation possible. En tout cas il a été écrit pour montrer comment des gens résistent. Il se peut que par une mise en abyme le roman soit une espèce d’instance de résistance. Mais ce n’était pas cela que je cherchais au départ. Je voulais montrer une situation où une résistance est possible, comment elle s’opère. Mais il n’y a pas que la résistance ; il y a la lâcheté, comment est-ce que l’on se tait, comment est-ce que l’on essaie de survivre, comment on compose avec la peur dans une situation de terreur. Roman de résistance au sens où il met en scène des gens, un récit, et des personnages qui résistent.
Et ce, par les mots. Puisqu’une partie des personnages décide de créer un journal clandestin tandis que les mères des deux jeunes gens lapidés en raison de leur amour entretiennent une correspondance.
La question du langage est centrale dans ce roman. Parce que tout régime de terreur vise d’abord le langage. C’est presque systématique. C’est le premier enjeu… avec les femmes. Toutes les dystopies écrites, et notamment dans le roman canonique sur le sujet qu’est 1984 de Georges Orwell avec la novlangue, montrent que dans un espace assiégé où il y a une terreur, c’est le langage qui est pris en otage. Il faut remonter aux racines grecques de langage – logos, qui signifie le langage mais également la pensée. Empêcher de parler, c’est empêcher de penser et vice versa. Face à cet omerta lancée sur la parole, on ne parle plus, on a peur de parler parce qu’on croit que ce qu’on a à dire n’est plus utile parce qu’on croit que le gouvernement tyrannique qui est là parle bien et parle de la meilleure façon qui soit, et arrive à convaincre que le parler n’est plus utile, qu’il peut parler à leur place.
Face à tout ça j’ai voulu montrer que le langage était toujours utile, le langage et l’écriture qui est une forme de langage en acte. D’où le journal qui est créé. Car quand le langage est écrit dans un environnement pareil, il faut le dépouiller de toutes les formes de lourdeur de pesanteur qui l’oppresse, de pesanteur politique. Quand on écrit un journal, pareil, il faut s’engager pour que ce soit une parole éthique, droite et forte.
C’est ce que j’ai voulu montrer. Et là surgissent des réminiscences de lectures que j’ai pu faire, d’articles de journaux pendant des périodes d’occupation, par exemple dans les années quarante en France avec le journal Combat. L’un des plus emblématiques avec Camus notamment. Un exemple de journalisme de résistance.
Vous avez parlé du deuxième pan de l’oppression sous régime de terreur, qui est le musellement des femmes. Les femmes sont des personnages importants dans ce roman. Notamment la correspondance entre les mères.
Les femmes comme enjeu : dans toute société, réussir à se mettre les femmes dans la poche – expression à prendre dans toutes les formes possibles c’est-à-dire réussir à faire qu’elle soit dans le camp qu’on désire ou à les faire taire, c’est réussir à faire taire toute la société ou en tout cas à mettre la société dans sa poche. Toutes les formes d’effacement des femmes de l’espace public visent également à cela. Et j’ai eu l’envie de les faire parler comme actrice au premier plan. Ces deux femmes qui correspondent ont perdu leurs enfants ; c’est une douleur terrible que j’ai voulu faire ressentir. Et ce sont des femmes qui ne veulent pas être en reste, qui veulent se défendre. Puisqu’elles sont un enjeu premier elles vont assumer leur rôle d’enjeu premier. J’ai essayé de faire en sorte qu’il n’y ait pas un front lisse et unique, ce sont chacune des personnalités singulières qui ont chacune des choses différentes à dire, des points de vue et réactions différents par rapport à la situation. Pour éviter ainsi toute forme d’assignation à un caractère unique.
Votre œuvre parait en même temps que le film Timbuktu, mais aussi d’autres œuvres artistiques qui prennent l’actualité du Nord Mali comme support de création. Comment vous inscrivez vous dans ce champ ?>
J’ai écrit le livre bien avant la vague d’œuvres qui a paru. Il était fini en 2013. Je parlais d’une situation assez identifiable dans le temps mais qui également pouvait s’étendre sans être inscrite dans une actualité locale unique. Une dimension un peu plus universelle, et intemporelle. C’est pourquoi – malheureusement- à l’heure des attentats de Charlie Hebdo, de Boko Haram, de l’Etat islamique etc., il garde toute sa résonance.
Dans votre discours de remise de prix vous avez insisté sur votre préoccupation esthétique d’écrivain.
Très peu d’écrivains se revendiquent de l’engagement politique, souvent il est construit, on le leur colle comme étiquette. L’écriture est d’abord un acte esthétique, artistique. Il faut, je crois, s’engager pleinement dans cette esthétique. C’est la meilleure manière de pouvoir, si on veut dénoncer quelque chose, dénoncer. Et ce, parce qu’une forme puissante se prêtera à cette dénonciation. Un roman qui serait écrit avec de la pure colère, qui ne prêterait aucune attention à l’esthétique serait un roman raté, qui raterait des choses essentielles. En provoquant un peu je dis que je suis engagé dans le point-virgule ; plus qu’un signe de ponctuation le point-virgule peut dégager une certaine émotion. Si on veut émouvoir pour pousser à l’indignation, pour faire pleurer etc., il faut d’abord soigner le point-virgule. Un roman ce sont des paramètres de style, de syntaxe, de dialogue, de personnages etc.

///Article N° : 12951

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