« Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu »

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Le soleil sans se brûler de Theo Ananissoh inaugure la nouvelle collection « Vies et demie » de l’éditeur tunisien Elyzad dédiée aux écrivains du continent africain. Il illustre l’allusion au célèbre roman du congolais Sony Labou Tansi La vie et demie avec le portrait romancé, situé au Togo en 1995, d’Améla, un ancien ministre lettré. Rencontre avec l’auteur.

Après trois romans aux éditions Gallimard et deux récits aux éditions tunisiennes Elyzad, vous publiez, toujours chez Elyzad, un très court récit (1) intitulé « roman ». Pourtant le personnage-narrateur s’appelle comme vous Théo, a étudié la littérature en France et revient séjourner brièvement à Lomé avant de débuter une carrière en Allemagne. Où sont les frontières entre l’autobiographie et la fiction ?
Le soleil sans se brûler est une fiction romanesque. (C’est aussi, en creux, de l’histoire littéraire. Un écrivain africain d’aujourd’hui met en fiction un de ceux qui l’ont précédé dans cette âpre arène de la création littéraire. Celui qui écrit doit pouvoir se mettre lui-même aussi en jeu, je pense. Ce n’est pas habituel – pas encore – chez les écrivains africains de langue française de se poser en sujets de leur propre regard et attention. Ce n’est pas une mince affaire ! Une œuvre comme Vie de Henry Brulard de Stendhal par exemple, les écrits de Gide, ou encore Mémoires intérieurs de François Mauriac sont des types d’écrits encore inconcevables pour nous. Soi-même impliqué dans les choses de la vie, comme objet d’une attention non complaisante… Rousseau ou Gide qui confessent des choses si intimes sans y avoir été contraints, sans intention futile de scandaliser ou de se vanter à bon compte… Éthique. Force morale. Au début de ses Souvenirs d’égotisme, Stendhal, s’inquiète, tergiverse, se demande : « Aurai-je le courage de raconter les choses humiliantes sans les sauver par des préfaces infinies ? »
Cela dit, encore une fois, Théo, dans Le soleil sans se brûler, n’est pas tout à fait moi. Il s’apprête à s’installer en Allemagne, certes ; mais en 1995. Je m’y suis établi un an plus tôt. Il a eu comme prof à l’université de Lomé Améla – Améla avec accent sur le « e » ; et celui-ci a pour prénoms Charles Koffi et non pas Yao Edo comme le vrai Amela que j’ai connu. Tout cela n’est pas un jeu spécieux, mais réellement un souci de souligner qu’il s’agit d’une fiction inspirée de personnes et de faits réels. Depuis toujours, l’homme vit de fictions. Je ne pense pas que fondamentalement ce besoin soit moins prégnant aujourd’hui qu’autrefois. La fiction nous est aussi naturelle que l’oxygène. Nous composons et imaginons sans cesse la vie afin de donner sens à ce que nous sommes et ce que nous vivons. Je ne fais que cela, explicitement. L’essentiel est de parvenir à transcender le particulier, le « moi je ».
Théo rend visite à un ancien ministre agrégé de lettres classiques, Amela, qui sort de prison ruinée et affaibli. Le texte décrit sa déchéance masquée, précise plusieurs fois que les téléphones sont sur écoutes. Il est décrit comme un intellectuel qui « s’est ainsi avarié par naïveté » (24).

En remerciant en dernière page à M. Amela, signifiez-vous que ce ministre existe ou, à travers lui, représentez-vous toute une catégorie de gens, lesquels ? Ce roman, bien qu’il ne nomme pas le pouvoir, est-il aussi une dénonciation de la vie politique au Togo ?
À la fin du roman, je remercie Didier Amela. Il s’agit du fils de ce prof nommé Yao Edo Amela dont je m’inspire. Le verbe « inspirer » n’est peut-être pas très exact. Mon personnage, Charles Koffi Améla, est une création à partir de Yao Edo Amela qui a effectivement étudié le grec, le latin et soutenu une thèse de doctorat d’État à la Sorbonne. La dernière fois que j’ai vu l’Amela réel remonte au milieu des années quatre-vingt. Une trentaine d’années ! De loin, j’ai vu qu’il a basculé dans la compromission politique et clientéliste. Il a même bossé (c’est amusant), cet Amela réel, pour la Francophonie – il était, je crois, représentant du Togo ou de son chef auprès de cette Organisation. Avant cela, il a été ministre. C’était un vaniteux – c’est comme cela que le décrivent ses collègues à l’université que j’ai interrogés. Comme mon personnage, il a été ministre pendant trois mois, puis il a fondé un Parti politique sans doute fantoche baptisé Front national…
Avant de me mettre à écrire, j’ai donc rassemblé des informations à son sujet. J’ai interrogé ceux qui l’ont connu – car il est décédé en septembre 2007. J’ai pris contact avec son fils Didier, qui est aussi prof au département des lettres de l’université de Lomé. Par mails, par téléphone et lors d’une rencontre. Il m’a informé loyalement sur la vie de son père. Cela m’a surpris et encouragé à écrire ce roman.
L’histoire du Togo depuis l’assassinat de son unique président en janvier 1963 est une affliction que je désespère de pouvoir exprimer littérairement. J’ai essayé de dire l’ignominie que c’est dans Ténèbres à midi, mon roman paru chez Gallimard en 2010. J’aimerais recommencer. Il n’y a pas d’élite intellectuelle dans cet endroit. Cela laisse perplexe. Nous avons eu nous aussi nos énarques et autres diplômés de France, mais assez incompréhensiblement, tous ou presque se sont couchés, ont choisi de ramper. Ceux qui ont refusé ont dû choisir l’exil, ou ont été tués. Améla – mon personnage – est un exemple de ces êtres arrivés à l’âge adulte à la fin de la colonisation directe – dans les années soixante ; en fait – pour aller vite – ce sont des gens nés dans des cases et qui traînent le complexe de leurs origines sociales, des êtres neufs qui, même très diplômés, n’ont véritablement pas acquis le caractère ni les moyens de faire face à ce qui se présente historiquement à eux. Ceux qui, comme moi, sont nés dans ces années soixante, succèdent à de tels proies ou gibiers. En les décrivant, je mélange toujours la pitié et le mépris. Que fait mon Améla avec son agrégation de lettres classiques et son doctorat d’État de la Sorbonne ? Il va s’agenouiller (au moins dans un premier temps) aux pieds de quelqu’un qui aurait dû littéralement être son domestique. Comme Éric Bamezon dans mon roman Ténèbres à midi, Améla doit payer cher ce désordre de la vie qu’il commet.

Cet ancien professeur raconte avoir connu Sony Labou Tansi lors d’un séjour aux États-Unis en 1980. Vous employez l’expression « Sony et le pacte américain » (20). Pouvez-vous l’expliquer ?
Yao Edo Amela – l’Amela réel, donc – a écrit un bref texte (moins d’une dizaine de pages) intitulé « Sony Labou Tansi, l’Amérique et moi » qui a été mis sous forme imprimée (format d’une revue) par Alain Ricard et Greta Rodriguez-Antoniotti. Je voudrais profiter de l’occasion pour dire ceci : Sony a bénéficié d’un rare soin quant à ses archives littéraires. J’ai été heureux des documents que j’ai pu aisément consulter à son sujet. Outre cette plaquette dont je vais parler, il y a un coffret de trois ouvrages bien édité par Nicolas Martin-Granel et G. Rodriguez-Antoniotti intitulé L’atelier de Sony Labou Tansi et qui rassemble sa correspondance très instructive de la décennie soixante-dix, des poèmes et une version tout aussi instructive de ce qui deviendra son deuxième roman publié L’État honteux. Le volume II de ce coffret contient une très belle nouvelle de Sony intitulée Le Grand Congrès des Mots. Sony y fait preuve d’un étonnant sens du paysage ! Et il y a aussi la biographie assez intègre – un peu engagée toutefois mais moi j’apprécie – que Jean-Michel Devésa a consacrée à Sony chez L’Harmattan en 1996 et intitulée : Sony Labou Tansi, écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo.
Bien. Yao Edo Amela raconte dans sa plaquette sa rencontre avec Sony en 1980. Ils étaient invités tous deux en avril et mai de cette année-là par une fondation américaine pour une tournée à travers le pays. Ils ont vécu ensemble pendant un mois et demi. Nicolas Martin-Granel m’a fait savoir récemment qu’il y avait au moins une lettre de Sony Labou Tansi à Sylvain Bemba, autre écrivain et dramaturge congolais décédé, au sujet de cette rencontre avec Amela. Je l’ignorais. Didier Amela, le fils d’Amela, m’a aussi parlé d’une lettre de Sony à son père après leur séjour commun aux USA ; malgré sa bonne volonté, il n’a pas pu la retrouver. Je n’ai donc pas la connaissance de ce qu’a pensé et écrit Sony Labou Tansi à propos de ce séjour américain et d’Amela. Ce qui est tangible, c’est la dédicace à Amela dans L’État honteux et l’attribution de ce nom d’Amela à une rue à l’intérieur du texte (page 21 de l’édition de 1981.).
L’essentiel des informations de première main à propos de ce séjour américain est donc fourni par Yao Edo Amela. Et par mon imagination pour tous les détails ou presque que vous lisez dans Le soleil sans se brûler. À ma connaissance, Amela est le seul à avoir parlé d’un pacte scellé entre Sony et lui. Il l’affirme dans la plaquette. (Je rappelle que Yao Améla est décrit comme un vaniteux.) Voici le tout premier paragraphe de son texte : « Un pacte secret, scellé sur le sol américain où nous mettions tous deux le pied pour la première fois, me lie à Sony Labou Tansi : nous nous sommes jurés de nous tenir par la main, comme écrivains et hommes politiques, pour entrer dans l’éternité ; l’Amérique de la Liberté et de l’Esprit serait notre témoin ; Sony me dédiera un livre et moi je consacrerai à jamais notre amitié dans un poème. » Il ne dit pas en quoi cela a consisté exactement, ni dans quelles circonstances la chose a eu lieu. Ils sont morts tous deux. Il m’a fallu imaginer. Au passage : Amela était très diplômé, il s’acharnait à enseigner le grec à son fils Didier dès l’adolescence, mais il n’était pas écrivain. Son récit de la rencontre avec Sony aux USA le démontre.

Amela admire Kourouma et sa « profondeur de champ » (22) et Théo dénigre les œuvres de commande de Sony qualifiées de « manipulation » (21). Ce texte est-il une manière détournée de tenter un jugement sur l’œuvre de Sony qui s’écarte de l’admiration quasi unanime de la critique occidentale universitaire ?
Je ne pense pas que Théo « dénigre » les œuvres de Sony Labou Tansi. Il juge certaines d’entre elles (avis partagé par Amela) assez sévèrement, cela est vrai. Appréciations subjectives de la part de lecteurs un peu spécialisés dans la chose, tout de même. Nous pourrions nous en tenir à cette réponse ; mais je vais aller plus loin, et essayer de justifier ces appréciations peu élogieuses de la part de Théo et d’Améla.
Voyez-vous, Sony Labou Tansi est un épisode très curieux dans l’histoire des lettres africaines en langue française. Il était un moraliste, c’est-à-dire un esprit qui invectivait… la nature humaine. On en a des exemples dans toutes les littératures du monde. J’ai le sentiment que Louis-Ferdinand Céline par exemple en était un. Quand c’est ainsi, cela veut dire que l’écrivain en question n’est pas dans l’Histoire, je veux dire à un niveau qui est celui des hommes, à hauteur humaine. Sony produisait des fables, j’allais dire sous forme de romans ou de pièces de théâtre. Je vais prendre une image bien peu poétique mais assez éclairante, je pense. Sony, c’est comme une mitraillette. Ça a été une rafale. Et cette rafale, bien entendu, ne dure pas. C’est de l’adrénaline, aussi. La vérité qu’il faut bien admettre, c’est que le premier roman paru de Sony, La vie et demie (Seuil, 1979), était en réalité le point final de sa création littéraire. La vie et demie ne commence pas mais conclut, magistralement du reste. Personne n’a vu cela. Sony lui-même n’en avait pas conscience, je crois. La vie et demie s’achève sur une sorte de fin du monde. Que fait-on après cela ? Des romans qui reparlent de la vie quotidienne des hommes avant cette apocalypse ? Il est symptomatique que L’anté-peuple, son unique roman allez ! disons réaliste, en tous les cas, le moins onirique de tous, bien que publié en 1983, après donc La vie et demie, ait été écrit avant celle-ci ; c’est ce que disent les spécialistes de son œuvre. Donc Sony Labou Tansi a produit ses véritables œuvres au cours des années soixante-dix. À partir de 1980, s’ouvre une décennie étrange. Une période de duperie, oserais-je dire. Rien de ce qu’il a écrit alors n’égale les romans et les pièces de théâtre des années soixante-dix. Dévesa, dans sa biographie que j’ai citée plus haut, rappelle que Tchicaya, qui était un fin lettré, a relevé publiquement devant Sony ce hiatus entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt. Devésa ajoute que Sony n’a pas réagi au propos de Tchicaya. Sony, dans son for intérieur, sentait-il lui-même la chose ? Avant de trouver la forme qu’a mon roman, j’ai d’abord pensé à un monologue intérieur de Sony au cours de ces années quatre-vingt, monologue qui trahirait une conscience plutôt mauvaise chez le romancier du fait qu’il donnait le change, qu’il dupait son monde en réalité. J’ai abandonné cette forme parce que je ne la trouvais pas assez romanesque et ouverte au grand public.
Oui, Le soleil sans se brûler est une remise en question de l’admiration unanime et à mon sens non dénuée de perfidie dont on a accablé Sony. Je défie qui que ce soit de me faire un bon résumé clair de ces trois derniers romans publiés ! Et même de L’État honteux. Mon roman souhaite éclairer ces jeunes écrivains africains qui abordent Paris sans avoir pris la précaution de méditer Illusions perdues de Balzac. La littérature est une grande chose dans l’histoire française, et un domaine à risques ! La mauvaise foi y est épouvantable comme en politique ! Rien, en Afrique, ne nous prévient de cela. Mongo Béti le dit ; mais qui écoute cet acrimonieux qui n’a reçu aucun prix ?
Sony Labou Tansi a été utilisé – il n’y a pas de méchants, juste la logique d’un système donné. Il n’avait pas les moyens d’y faire face. Au fond, tout le monde a été dupe dans cette affaire d’une manière ou d’une autre.

Le récit est situé en 1995. Amela tente de trouver les appuis nécessaires pour accueillir au Togo Sony agonisant afin qu’il trouve auprès de Kourouma l’appui qui lui fait défaut au Congo. En cette année où de nombreuses manifestations rappelleront l’écrivain pour les 20 ans de sa mort, quel sens donner à cette hypothèse, qui ne se réalise ni dans le roman ni dans la réalité ?
Merci pour ce mot d' »hypothèse » ; c’est le mien. La conclusion est claire : dans l’état actuel des choses, il n’y a pas de salut possible ! Je vais être franc : il y a quelque chose, une collaboration entre des hommes et des femmes depuis des décennies à propos de ladite littérature africaine de langue française… Il y a des colloques de gens réellement compétents, des productions d’ouvrages intelligents, vraiment… Mais, en réalité, il n’y a pas de partenariat en humanisme. C’est cela, la vérité toute simple. Il n’y a pas de partenariat en humanisme. J’ignore pourquoi tant d’intelligences et de finesse butent ainsi contre un écueil. C’est un gâchis pour tout le monde, et un terrain favorable aux seuls imposteurs, comme toujours. Ce partenariat en humanisme existe du côté anglophone. Les écrits et la carrière de Chinua Achébé ou de Soyinka attestent de cela. Dans la demeure francophone, il semble qu’il y ait incapacité à dissocier politique et esprit. Cela semble au-dessus de toutes les forces. Or la politique est chose passagère, changeante, terrestre. On a fustigé Gide après la parution de Voyage au Congo. Qui se prévaut aujourd’hui des rapines au nom desquelles on l’insultait gravement jusqu’au sein de l’Assemblée nationale ? Et les petits-enfants des garçons que lui, Gide, a fait plus que reluquer ici et là pendant son voyage publient aujourd’hui des romans estampillés nrf…

Votre écriture, dans sa simplicité, son attention aux détails, le retour d’ellipses, pourrait être située aux antipodes de celle de Sony. Est-ce par réaction à sa profusion que vous restez ainsi dans la retenue, les silences ? Sony est-il votre contre-modèle ?
C’est curieux. Je ne me suis jamais senti dans un positionnement quelconque par rapport à Sony Labou Tansi. Je ne le vois même pas comme un prédécesseur en littérature dans cette histoire littéraire africaine que nous partageons. Mais en même temps, il m’a toujours beaucoup intéressé. Au point que je lui ai consacré largement mon travail universitaire final, il y a plus de vingt ans. Sony fut authentique, vrai, sans doute honnête ; en tout cas pas méchant ou cynique. Et symptomatique. La vie et demie, c’est ma conviction, restera. C’est une réussite. Une vraie trouvaille. Sony a eu, dans ce roman, l’intuition de quelque chose d’énorme. Il a eu une de ces visions qui frappent d’épilepsie le voyant lui-même ! Améla – mon personnage – dit que Sony avait peur ; c’est vrai et faux. Sony a senti et dit ; c’est un courage. Disons qu’il a éprouvé de l’effroi, plutôt ; et qu’il a refusé ou n’a pu entendre raison.
Mais en matière d’écriture, c’est vrai, ce n’est vraiment pas mon « truc ». Je pense que l’écriture littéraire est une chose entendue. Ça ne se passe pas seulement avec les mots qui sont sur la page blanche ; c’est beaucoup entre les mots, entre les lignes, entre les œuvres, les auteurs, les temps, ainsi de suite. C’est beaucoup de mémoire, l’art littéraire. Pour l’auteur exactement comme pour le lecteur. Sans cesse des dialogues tous azimuts, implicites, non dits… Je sais pouvoir renvoyer la toute fin du Soleil sans se brûler à… Thomas Mann, par exemple. L’écrivain comme un grand solitaire est à préciser. Par conséquent, la profusion de mots comme vous dites, c’est comme être volubile en société ; je crois.

Votre titre Le soleil sans se brûler évoque le roman de Callixte Beyala, C’est le soleil qui m’a brûlée, qui n’a aucun rapport puisqu’il s’agit dans votre ouvrage d’une métaphore sur le pouvoir qu’il est difficile d’approcher sans être broyé. Ne craignez-vous pas les rapprochements indus ?
Là, je suis surpris ! Pas une seule fois, je n’ai pensé à elle. Je sais et apprécie son « activisme » disons sociopolitique. Je ne l’ai jamais rencontrée (sauf sur les réseaux sociaux, si je puis dire), mais je la perçois comme une âme courageuse. Mais littérairement, je n’ai jamais eu à m’intéresser à ses écrits. Je n’ai jamais lu un de ses ouvrages. Oui, je constate à présent que les deux titres partagent les mêmes mots essentiels… Aurais-je changé le mien si je l’avais su ? Je ne pense pas. J’emprunte mon titre au poète grec Odysseus Elytis. Dans son discours de réception du Nobel en 1979, il dit ceci à propos de ce qu’il fait : « Tenir entre les mains le soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau, est un acte douloureux, mais, je le crois, béni. » On peut voir dans ces mots – « Le soleil sans se brûler » – une métaphore de ce qui a animé profondément, à mon sens, Sony Labou Tansi, à savoir un vif élan vers l’humanisme (élan certes pas sophistiqué – le contexte de sa naissance étant pauvre en tout) auquel on aurait pu prêter main forte si l’on avait pensé à être moins manipulateur.

Ce roman inaugure la collection « Vies et demie » dédiée aux écrivains africains qui fait référence aussi à Sony et son roman La vie et demie : vous situez-vous comme héritier de Beyala, Kourouma et Sony ? Qu’est-ce, dans ce cas, qu’être « écrivain africain » aujourd’hui ?
Commençons par la collection « Vies et demie ». Oui, clin d’œil à Sony et à son premier roman. Elisabeth Daldoul, mon éditrice, a eu là une bien belle idée. Une collection consacrée aux artistes et écrivains du continent africain. Pas des biographies, mais des écrits où ces artistes sont des sujets d’une création littéraire. Comme Echenoz écrivant Ravel ou, bien avant lui, Thomas Mann faisant non seulement de Goethe lui-même mais d’un personnage de celui-ci des êtres de roman… En soi, et quelle que soit l’appréciation portée sur l’artiste en considération, un hommage. Il fallait y penser. J’en profite pour dire publiquement que c’est pour moi un vrai contentement d’avoir croisé le chemin de cette dame et de prendre part à ses efforts d’éditrice.
Héritier de Kourouma ou de Sony ? Spontanément, je réponds non. Mon modeste tempérament est tout autre que le leur. Mais nous continuons, après eux, ce qui a commencé pour nous en Afrique au milieu du XXè siècle, je veux dire la littérature écrite. En ce sens, oui, je suis leur héritier ; de Kourouma en particulier dont le sens de l’Histoire est admirable !
« Écrivain africain » aujourd’hui ? L’expression, probablement, ne dit rien d’incontestable. Elle signifie peut-être une des multiples fictions nécessaires de l’existence. Si j’en juge par mon propre cas, je vis depuis vingt et un ans en Allemagne, pays dont j’ai le passeport ; je suis né en Centrafrique, j’ai grandi au Togo et fait mes études en France. J’écris en français, et suis édité à la fois en France et en Tunisie… J’ai publié des écrits qui portent sur l’Afrique noire, la Tunisie, la France… Comment se définir avec tout ça ? Je me refuse à faire cet exercice migraineux.
Si j’avais, par extraordinaire, le pouvoir politique de décider des choses culturelles dans un pays d’Afrique, je décréterais ceci : La ferme africaine et Karen Blixen sont kenyanes ; André Gide et Voyage au Congo sont centrafricains, ainsi de suite. Ces magnifiques œuvres littéraires que je cite ont immortalisé des êtres et des paysages africains. On oublie trop que, grâce à Gide, de pauvres êtres asservis par les compagnies concessionnaires de l’Afrique centrale ont pour tombeau le papier bible de la Pléiade. Où sont ceux qui les martyrisaient ? Il n’y a pas de pureté, et la vie est métamorphose perpétuelle. À qui, à quoi appartiennent aujourd’hui Plutarque ou Ovide ? Les formes d’organisation de la vie sur Terre changent ; l’humanisme et le sens esthétique demeurent. Il faut donc se définir plutôt par rapport à ces critères-ci.

///Article N° : 12890

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