Une mémoire en partage ?

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Je m’interroge depuis très longtemps, sur ce qu’Ernst Bloch, le philosophe allemand, appelait la question essentielle ou encore la question absolue : la question en soi du « nous « .

Lorsque, il y a quelque temps, la région Guadeloupe m’a demandé de rejoindre l’équipe qui travaille à l’élaboration du Mémorial ACTe, et lorsqu’il s’est agi de faire l’acquisition d’oeuvres contemporaines pour sa collection permanente, cette question du « nous » est immédiatement apparue. Et il m’a semblé essentiel, afin de pouvoir construire un « nous » viable, de travailler sur l’individuation, chère à Jung, et d’essayer de faire en sorte que le « nous » ne soit pas une espèce de ventre mou, mais qu’il soit constitutif de forces. Des forces qui n’iraient pas nécessairement dans le même sens. Des forces contradictoires. Des forces complexes. Car c’est de l’énergie que naît l’avancée. C’est de l’énergie que peut naître une production positive. Il m’a semblé essentiel, par exemple, d’établir un lien afin de parler de la mémoire et non pas de l’esclavage. Parler de l’esclavage est une chose qui, personnellement m’intéresse peu. Il y a des spécialistes. Ce qui m’intéresse ici et maintenant, est de voir quelles sont les conséquences de cet avatar de l’histoire et ce que l’on peut en faire, non plus comme un poids mais comme une force, ce qui était cher à Césaire. Parce qu’après tout, il y a eu un tas de peuples bien plus malheureux, si tant est qu’on puisse établir une échelle du malheur, que le peuple noir. Les Indiens, les Amérindiens ont été plus ou moins totalement massacrés, et au moins, et sans aucune ironie, les Nègres ont-ils survécu, ce qui signifie une certaine force, une certaine volonté. Ils ont survécu et ils ont été contraints ensuite d’essayer de réfléchir, et peut-être ne l’ont-ils pas fait assez, à cette mémoire qui constitue ce « nous ». La mémoire est dynamique, et doit être réinventée. Si nous sommes dans une espèce de ritualisation de la mémoire, nous ne serons que des prisonniers du passé. En revanche, si à partir des ruines que constitue la mémoire, nous reconstruisons, nous serons capables d’être totalement contemporains. Il me semble que la contemporanéité est une mise en oeuvre de ces ruines que nous appelons mémoire et qu’il n’y a rien de moins fiable que la mémoire. Plutôt qu’à une mémoire figée, inscrite, il vaut mieux faire appel à une mémoire plus fluide, plus humaine. Nous voyons bien à quel point la mémoire figée qu’on appelle histoire, est une mémoire totalement contestable. Il y a des querelles d’historiens tous les cinq ans sur tel ou tel sujet. Nous savons bien que toute histoire écrite est une tentative démagogique, une oeuvre politique et subjective. On a fait croire à Édouard Glissant et à bien d’autres sujets coloniaux que ses ancêtres étaient gaulois. Peut-être que ses ancêtres étaient gaulois, mais il fallait lui expliquer en quoi ses ancêtres étaient gaulois. C’est ce qu’il a appelé « le mal antillais » 1. Le travail de cette mémoire ne peut pas se faire sans remettre en cause la notion même de « collectif ». Lorsque j’étais en Guadeloupe, on me disait beaucoup « nous ». J’ai demandé à ceux qui disaient « nous » : de quoi parlez-vous ? Ils m’ont dit « Nous, les Guadeloupéens ». Je leur ai dit : « Vous avez une expérience à tel point unique que les Martiniquais en sont étrangers, les Cubains, les Dominicains, les Haïtiens… » Ils me répondaient : « Mais nous, il s’est passé ceci et cela, tel événement a été unique chez nous. » Pourquoi pas ? Mais je ne pense pas qu’en se pensant dans un « nous » qui serait un « nous » réducteur, on construise vraiment.
« Nous », c’est quoi ?
Il y a le « nous » positif qu’appelait Ernst Bloch, qui voulait que nous puissions un jour rêver de faire partie d’un grand « nous ». Et il y a le « nous » exclusif qu’utilisait quelqu’un comme Hitler : il y a nous et les autres. Donc, selon la manière dont on utilise le « nous », on peut arriver à des résultats totalement différents, contradictoires et parfois même non performants. C’est ce que j’expliquais en Guadeloupe et c’est ce que je raconte en Afrique aussi, parce que cette histoire du « nous » est récurrente et montre parfois le mal que nous avons à nous penser : quand on dit les Africains, quand on parle de l’art africain ou de l’art caribéen, de quoi parle-t-on ? Alors que je faisais une exposition en Allemagne, une assistante était chargée de chercher un artiste. Elle l’a attendu cinq heures à l’aéroport, parce qu’elle était venue chercher un artiste africain et n’avait pas songé un seul instant que ce blond aux yeux bleus d’Afrique du Sud puisse être africain. Quand on dit les Caribéens ou les insulaires ou les Ultramarins, de quoi parle-t-on ? De la même façon que quand on dit Afrique, il y a toujours une notion de couleur qui intervient. Quand on dit Caribéen est-ce qu’il y a une notion de couleur qui intervient ? Est-ce que nous entrons dans une espèce de reconstruction inverse du monde dans laquelle tout d’un coup la plus grande noblesse serait la plus grande négrité ? Quand nous parlons de cet espace de mixité qui est un espace d’accueil – même si l’accueil fut parfois brutal, même si l’accueil ressembla parfois à une invasion, à un viol – toujours est-il qu’il a fallu faire avec, il a fallu construire à travers toutes ces strates et toutes ces contradictions, il a fallu construire des êtres qui soient des êtres de boue, qui soient des êtres qui racontent des histoires.
Nous avons des exemples, comme Césaire, Glissant, et Fanon. Des exemples pour dire que le lavage de cerveau, l’asservissement, l’espèce de matraquage physique et psychologique n’a pas suffi à faire disparaître la pensée, à faire disparaître l’esprit, à faire disparaître précisément cette chose qui nous permet de ne pas être des animaux et qui permet de nous penser.
Or pour penser à nous, il faut être capable de penser à « je ». Et l’individuation, qui correspondrait pour C.G. Jung l’oeuvre ultime en alchimie, l’oeuvre rouge de la connaissance de soi, est une chose indispensable pour pouvoir fabriquer un « nous ». Sartre, dans l’Anthologie de la poésie nègre et malgache (2), parlait du dédoublement. Il expliquait la dynamique qui se met en oeuvre lorsqu’un être humain devient un être pensant, c’est-à-dire un être capable de voir ses actes. Il n’est plus un être lobotomisé qui se contente mécaniquement de produire, il est un être qui se regarde produire, et dès lors qu’il se regarde produire, il peut penser sa production et à travers cette production, naturellement, il peut se penser et il peut voir l’autre. Dans ce texte, Orphée noir, Sartre parle du « saisissement d’être vu » en parlant à ses camarades gaulois. Il dit : « Voici des hommes noirs debout qui vous regardent […] et je vous souhaite d’éprouver comme moi le saisissement d’être vu. » Je pense que « ce saisissement d’être vu » dont parle Sartre est à deux niveaux. En voyant, on doit se percevoir soi-même comme être vu aussi. Voir et être regardé sont deux choses qui fonctionnent ensemble. Ce n’est pas seulement voir l’autre, à la manière dont nous envisageons le passé qui permet d’avancer, mais c’est se voir soi-même.
Un jeune rappeur avait écrit une chanson qui revenait un peu comme une antienne : « Nous sommes issus d’un peuple qui a beaucoup souffert, nous somme issus d’un peuple qui ne veut plus souffrir ». Je crois que si la première partie est vraie, la deuxième partie dépend de ceux qui la fabriquent. Nous sommes dans l’ici et le maintenant, et le principe fondamental, c’est de se servir de toutes ces strates qui nous forment. La contemporanéité pour moi est une chose évidente. Je la vois quand je voyage, je la vois dans les villes. Je prends souvent la métaphore de la ville ; si je revenais à Paris dans 400 ans, je ne serais pas perdu. On aurait sans doute changé la couleur d’un lampadaire, deux ou trois choses auraient été modernisées, mais je ne serais pas perdu à Paris. Paris est un joli musée sans doute, et c’est en cela peut-être que les Parisiens sont des musées aussi, de jolis éléments de musées, mais des musées quand même. Si je retourne à Venise dans 300 ans, pareil. En revanche, chaque fois que je vais au Caire, chaque fois que je vais à Douala, chaque fois que je vais à Cuba, chaque fois que je vais en Guadeloupe, chaque fois que je vais à Puerto Rico, les choses sont différentes. Le sens des rues a changé, et puis, il y a ce mouvement, cette dynamique qui est pour moi le propre de la contemporanéité. Il me semble que si nous cessions de regarder l’autre et si nous nous regardions soi-même, nous nous apercevrions que Césaire, Senghor… n’avaient pas tout à fait tort. Les gens de ces peuples-là et je prends le sens de « peuple » au plus large degré d’ouverture, ont en leurs mains, effectivement, les fameuses « armes miraculeuses ». Ils parlent des langues multiples, ils sont polyglottes et donc nécessairement polysémiques. Ils ont des points de vue divers, ce qui les condamne à être toujours dans le mouvement, parce qu’ils ont plusieurs manières de se regarder, qui ne peuvent être qu’une richesse. C’est ça qui fait le syncrétisme des cultes et des religions que l’on trouve là-bas. Il y a, sur ces îles,sur ces terres, un « cannibalisme généreux ». C’est ce qu’entendait Depestre quand il disait : « J’ai pris la langue française, je lui ai fait l’amour et il en est sorti un superbe bâtard. » Je serais plutôt pour l’éloge de la bâtardisation plutôt que pour une espèce de pureté – nous savons ce que cela nous a valu dans l’histoire – qui n’est forcément qu’une illusion. Le mot « Caribeanus », comme le mot « Africanus », comme le mot « Europeanus », n’existe pas. Nous sommes tous des concrétions, des empilements d’histoire et la richesse, c’est précisément de déconstruire- nous en avons pour une vie – la matière de ces empilements et de ces concrétions.
J’étais en Islande, une fois, très loin, et je n’y voyais que des Islandais. Évidemment, ils sont eux aussi construits de piles, de concrétions et de diverses histoires. Mais quand je suis à La Havane, le poids, la richesse ! Non pas que je remette en question la richesse des concrétions islandaises. Disons qu’il y a une évidence d’éclatement, une espèce de flamboiement d’un côté, qui est plus compliqué de l’autre.
Pour en finir, par rapport à la politique d’acquisitions du musée du Mémorial ACTe en Guadeloupe. J’ai voulu une politique résolument tournée vers l’après-demain, même pas le demain, quelque chose qui soit un témoignage à la fois d’hier, d’aujourd’hui mais surtout de demain à travers des oeuvrescontemporaines qui montrent qu’on a beau être issu d’un peuple qui a beaucoup souffert, on a son présent en mains et on se doit de forger un avenir. On se doit de passer outre la mémoire douloureuse. Il ne s’agit pas d’oublier, il s’agit de passer outre. Il s’agit, comme dans ces combats d’arts martiaux qu’on pratique beaucoup en Asie, de se servir parfois de la force de l’autre, sans violence, pour le renverser.

1 – Edouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard Folio, Paris 1997.
2 – Jean-Paul Sartre, Orphée Noir, in Anthologie de la poésie nègre et malgache (Senghor), Puf, 1948.
///Article N° : 12878

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