Outre-mémoire

Un mémoriel sonore et visuel

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Sanglant et nu, de sang brûlé, nudité folle ;
tandis que la mer se tait.
Edouard Glissant

C’est à l’instigation du pianiste classique Alexandre Tharaud que j’ai rencontré en 2003 le compositeur Thierry Pécou. Thierry et moi sommes tous deux d’origine martiniquaise, Thierry étant né à Boulogne de parents martiniquais, et moi en Martinique où j’ai vécu mes quinze premières années. Pour Alexandre qui nous connaissait tous deux, ces liens entre Thierry et moi ont été la première motivation pour nous associer sur un projet, sachant que pour lui il s’agissait de faire se parler deux pratiques souvent ignorantes l’une de l’autre, la musique contemporaine et les arts visuels. Très vite dans nos conversations s’est détachée l’idée de nous associer autour d’un projet sur la mémoire de l’esclavage colonial. Avec Thierry, nous avons commencé a bâtir ce projet entendu comme un mémorial sonore et visuel : Thierry composant une partition d’une heure quinze pour piano seul, flûte, clarinette et violoncelle, et moi en concevant une série d’installations. Le projet tire son nom d’une installation de 2004, Outre-Mémoire, où sur huit tableaux d’école noirs, le Code Noir dessine à la craie blanche un corps qui est avalé par le texte. Ce Outr nous le connaissons que trop bien. C’est le Outre du par dessus bord et du relégué.

Outre-Mémoire est aussi le titre du disque de Thierry enregistré en 2004 sous le label aeon. La photographe Dolorès Marat est venu à Prague pour y associer des images de l’exposition dans le livret et en couverture. Ainsi le Cd a été pensé comme un lieu qui parle du projet dans toute ses dimensions. En 2005 le centre d’art contemporain Le Parvis à Ibos a édité un catalogue monographique à l’occasion du passage de Outre-Mémoire au Parvis Scène nationale et au Parvis Centre d’art contemporain, Jean-François Boclé Outre-Mémoire.
Thierry parle ainsi de l’interaction entre nos deux pratiques : Ma partition et les installations de Jean-François Boclé se sont construites dans un échange perpétuel d’idées mais, dans le souci d’éviter l’écueil de l’illustration de l’une par l’autre, chacune des parties fonctionnant de façon autonome dans deux temps et deux espaces différents, le spectateur étant amené à circuler successivement des installations au concert. Le piano, joué et enregistré par Alexandre Tharaud, est la voix principale de ce chant autour duquel interagissent les instruments. On retrouve ce rapport entre un énoncé central, et des circulations dans les pratiques musicales du Bèlè en Martinique, celle du Gwoka en Guadeloupe, ou de la Rumba à Cuba. Cette construction donne aussi lieu à une spatialisation de la musique dansla salle de concert, sur scène et dans la salle, les musiciens opérant des déplacements. Outre-Mémoire commence donc par le positionnement des quatre musiciens aux quatre coins de la salle côté public, tous quatre produisant un bruit de grelot (instrument de la culture bantoue et plus tard grelot accroché aux pieds de celles et ceux mises en esclavage). Thierry parle de cette ouverture comme du « premier acte d’une cérémonie de palo monte : le marquage de quatre points de l’espace où l’on « attache le blanc », manière de protéger l’espace de tout ce qui pourrait déranger la cérémonie ». En retour j’ai placé l’installation Tout doit disparaître ! au centre de mon dispositif. La mer étant pensée comme le lieu premier, le « ventre de la barque » comme le disait Edouard Glissant, en même temps que lieu privilégié et premier de la trans.
Cette dimension spatiale de cette musique évitait les effets de ruptures lors des passages du public entre espace du concert et celui de l’exposition. D’autres circulations ou interactions ont eu lieu. Thierry s’est saisi de signes forts de mon travail comme les sacs plastiques bleus qu’il a fait surgir dans la pièce Mulonga dans les mains des musiciens, des froissements, des bruissements de sacs plastiques bleus qui font poindre la mer dans l’espace. Ces sacs plastiques sont ceux de l’installation Tout doit disparaître ! 1, une mer de 15 000 sacs plastiques bleus dans ses dimensions lors de l’itinérance à Prague en 2004.
La spatialisation se joue aussi sur l’espace de la partition lui-même en faisant écho aux photographies de Zones d’attente, Thierry ayant inscrit les coordonnées géographiques qui apparaissent dans cette intervention dans l’espace publique à l’attention des seuls musiciens. Comme un sous-texte. Le public n’était pas informé de leur présence. Ces coordonnées géographiques sont celles que j’ai inscrites au côté de dix silhouettes humaines qui évoquait le contour d’un corps blessé ou mort sur la voie publique. L’intervention a eu lieu en 2003 sur les trottoirs du 3ème arrondissement de Paris. Ces fantômes émergeant sur les sols de la capitale des Lumières n’ont pour seule identité qu’un positionnement géographique inscrit au sol à leur côté : 7° 29″ Nord 47° 5, des coordonnées allant des côtes de l’Angola à l’île d’Haïti. J’aime l’idée que ces dix emplacements demeurent en creux dans la musique, et qu’ils soient revisités et célébrés à chaque concert.
Pendant les premières répétitions, j’ai pu prendre la mesure de l’étendue de la pièce de Thierry, la puissance de sa voix, sa dimension de grand récit, son envergure mythique. En réponse, j’ai conçu des installations souvent démesurées, immersives. Chaque accrochage répondant aux spécificités du lieu. Régulièrement j’incluais de nouvelles œuvres, en retirais d’autres, toujours pour créer un pendant à la musique, afin que dialoguent et se superposent chez le spectateur-auditeur ces deux expériences. Dans les villes où nous avons fait voyager ce projet, Prague, Sottville-lès-Rouen, Bogotá, Quito, Vitry-sur-Seine, Ibos, et Paris à la Cité de la Musique 2, nous choisissions des lieux permettant une organicité entre espace musical et espace d’exposition. Le dispositif étant construit en trois temps : le public est invité à se rendre dans l’espace d’exposition, puis dans celui du concert – la pièce de Thierry dure une heure et quart – et enfin, à l’issue du concert, à nouveau
dans l’espace d’exposition. Si les deux premiers temps avaient déplacé violemment émotions et vertige, le troisième, où les images visuelles et sonores se superposent, est celui d’un temps de veille, de silence. Pour exemple, Tout doit disparaître ! fait partie de ces installations immersives avec ses 15 000 sacs plastiques bleus sur 150 m2 à l’Ekotechnické Museum à Prague (35 000 sacs sur 250 m2 à l’Atelier 231 Centre national des arts de la rue à Sotteville-lès-Rouen). Vertige du bleu qui noie le regard, un bleu marqué par la marchandise, une mer-marchandise où ne dépasse aucune humanité. Si Tout doit disparaître ! évoque dans le contexte d’Outre-Mémoire l’océan Atlantique, c’est une oeuvre polysémique, une oeuvre ouverte. Lorsque je l’ai montrée en 2004 en République Tchèque, c’était peu de temps avant la rentrée de ce pays dans l’Europe. Le public y a d’emblée vu sa crainte de quitter une ex-économie soviétique pour une économie de marché, l’Europe.
On a rendu hommage dans ce colloque à Mimi Barthélemy. Aujourd’hui je pense à elle. Et je la revois au vernissage d’une exposition collective à l’Usine à Vitry-sur-Seine en 2003, exposition où je présentais Aller simple. Mimi est arrivée tôt et elle a été la première à mettre des mots sur un oeuvre que je présentais pour la première fois. Une très vive émotion, des mots justes.
Aller simple que j’ai souvent exposé dans les itinérances d’Outre-Mémoire est toujours pour moi empreint de sa présence. L’installation est une cohorte de dix-neuf corps fabriqués avec des matériaux trouvés dans la rue. Des matériaux de transport, des sacs, des objets de transit. Je voulais rendre extrêmement prégnant une présence humaine. Ces corps sacs sont là dans un entre-deux. Vont-ils quelque part comme des voyageurs précaires, sont-ils définitivement immobiles comme les corps des migrants venus du continent africain échoués sur les plages d’Espagne ? Ou installés dans l’oubli tels les SDF jonchant les trottoirs de nos villes ? Pour clore cette intervention, je souhaitais évoquer une installation vidéo et sonore présentée en novembre 2013 à la Cité de la Musique (2) : il y est question d’inscription-effacement, effacement par excès d’écriture, effacement par excès de vision. C’est de cette submersion là dont il est question dans Outre-Mémoire. Tu me copieras met en question l’Histoire, son écriture, sa réécriture. Crissements, frottements, craie qui se casse et tombe au sol, bruit de pas sur l’estrade activent une mémoire, celle de l’enfance : l’école,le passage au tableau, l’élève, le « Maître ». Une vidéo projetée en boucle : j’écris un texte à la craie blanche. Un casque audio suspendu dans l’espace. Le spectateur y entend très distinctement le Code Noir et fait l’expérience d’une chute dans ces mots qui lui sont dictés à l’oreille : ceux qui mettent ce casque à leurs oreilles depuis 2004 n’ont pour la plupart jamais lu ni même parcouru le Code, on ne leur en a jamais fait lecture de ces 60 articles juridiques signés par Louis XIV et Colbert, 60 articles juridiques en vigueur de 1685 à 1848 dans lesquels le statut de « marchandise » et de « bien meuble » est conféré à des êtres humains. Les écrits se superposent et saturent progressivement de craie le tableau noir qui se recouvre d’un blanc monochrome. Je ne passe pas l’éponge. À mesure que j’écris, je m’aveugle. Quel autre regard que l’aveuglement soutient la démesure ? L’éponge a été passée dans les livres d’Histoire de mon enfance et de combien d’autres, afin de reléguer ce pan majeur de la mémoire européenne, africaine et américaine, dans le vague des consciences. Elle fait crisser l’autre mémoire, collective celle-là, enseignée et transmise : les hauts faits des « Roi Soleil » et autre « siècle des Lumières ».
Quelques mots pour conclure : l’Amérique du Code Noir ou du génocide des Amérindiens est aussi celle du Nous. Comment on survit à la barbarie, comment un Nous peut se dresser sur la glaise de tant de violences, c’est cette interrogation là qui vertèbre mon travail depuis ses débuts. La Martinique, la Caraïbe, l’Amérique et l’Atlantique sont mes laboratoires. S’y sont joués, s’y jouent la noyade autant que l’expérience du Nous. Je suis puissamment martiniquais, puissamment caribéen, puissamment américain.

1 – Tout doit disparaître ! fera l’objet d’une acquisition par la collection Saatchi en 2014,
et d’une exposition en 2015 à la Saatchi Gallery à Londres.
2 – Outre-Mémoire, Cité de la Musique, Paris, du 15 au 22 novembre 2013.
///Article N° : 12877

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