Le vieux tirailleur, le village et la médaille (1914-1998)

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Dans son célèbre roman le Vieux nègre et la médaille publiée en 1956 Ferdinand Oyono, narre les désillusions d’un paysan africain parti de son village pour aller chercher une récompense militaire à la ville, censé lui apporter la reconnaissance. Plusieurs mésaventures se produiront soulignant la profonde injustice et la brutalité inhérentes au système colonial. En 1998, avec la cérémonie de remise de la légion d’honneur prévue pour Abdoulaye Ndiaye, dernier poilu africain, c’est la France qui semblait chercher à tirer des bénéfices symboliques de l’organisation d’une telle politique mémorielle. Abdoulaye Ndiaye est décédé le 10 novembre 1998, la veille du jour où les autorités françaises devaient lui remettre sa médaille, cela obligea ces autorités à procéder à un geste d’une autre ampleur(1).
En cette année 2014 où l’on commémore le début de la Première Guerre mondiale, dans laquelle le continent africain a joué un rôle important, il s’agit de revenir sur les événements qui ont construit différentes mémoires de cette époque des deux côtés de la méditerranée.

Le 11 novembre 1998, la France commémore le quatre-vingtième anniversaire de la fin de la grande Guerre. Cette cérémonie réunit à Paris le président Chirac et la reine Elizabeth II d’Angleterre. Elle eut aussi des échos en Afrique. En effet ce même jour, Jacques Chirac, à travers les mains de son consul à Saint-Louis du Sénégal, devait remettre la légion d’honneur au dernier « poilu » africain recensé, Abdoulaye Ndiaye résidant dans le village de Thiowor à environ 200 kilomètres de Dakar. La presse sénégalaise et française, télévisée et écrite, se mobilisa pour couvrir l’événement soulignant le symbole que représentait le vieil homme. Quelques mois plus tôt d’ailleurs, dans la perspective de cette cérémonie, un journaliste du quotidien français Le Monde était parti au village rencontrer cet ancien combattant afin de recueillir son histoire(2). Abdoulaye Ndiaye est décédé le 10 novembre 1998, à la veille de recevoir sa distinction. Il fut néanmoins décoré à titre posthume et l’ambassadeur français vint déposer une médaille sur sa tombe. La presse évoqua le destin de cet homme principalement à travers deux point : Le recours aux tirailleurs sénégalais(3) durant la Première Guerre et la question des pensions d’anciens combattants, pensions versées inégalement, à partir de 1960, selon que ces militaires provenaient de la métropole française ou des anciennes colonies. Le rappel de ces éléments révèle les enjeux de mémoire liés aux parcours de ces soldats issus de l’Empire français. Ainsi, qu’il s’agisse des violences consécutives aux recrutements, de l’implantation d’une culture militaire, des déplacements à travers l’Empire ou du sacrifice de ces hommes durant les deux Guerres mondiales, les tirailleurs sénégalais ont généré un important vecteur d’imaginaires sociaux. Myron Echenberg note que « les soldats africains ont offert, plus que tout autre groupe social, non pas une caricature, mais un miroir du colonialisme et ils en ont reflété les contradictions les plus profondes. L’institution hiérarchisé et paternaliste à laquelle ils appartenaient était une métaphore du colonialisme même »(4). À travers l’analyse de la presse sénégalaise et française en novembre 1998, ainsi que le témoignage d’Abdoulaye Ndiaye(5), cet article examine les enjeux contemporains franco-sénégalais des traces de l’histoire coloniale.
Les recrutements
Qu’il s’agisse des combats en différents points du continent(6) ou du recrutement souvent contraint de centaines de milliers d’hommes, l’Afrique a payé un lourd tribut à ce Premier Conflit mondial entre belligérants européens. Les paroles d’Abdoulaye Ndiaye rappelle la violence qui régnait dans ce Sénégal rural lors des phases de recrutement : « L’un de mes cousins s’est enfui pour échapper à l’enrôlement forcé (…). En représailles, les Français ont pris en otage mon oncle et l’on jeté en prison (…). Pour lui faire honneur, j’ai pris la place de son fils, et il a été libéré, explique-t-il. C’était mon devoir, et je l’ai accompli »(7). Ce qu’il faut noter, outre l’arbitraire de la situation coloniale, c’est le langage autour de l’honneur déployé par l’ancien combattant. Cet idiome de l’honneur(8) prend, dans les troupes coloniales, une forme inédite à partir de 1917 : il est en effet activé en métropole dans l’enceinte parlementaire. C’est après les terribles combats du Chemin des Dames en avril 1917 que  » la légende des Sénégalais prend le plus racine. Légende de gloire, de bravoure, d’efficacité (…), les Sénégalais retrouvent leur légende de troupes exceptionnelles et font à nouveau l’objet des mêmes panégyriques militaires » note Michel(9). À la fin de la guerre plusieurs questions se posent quant au devenir de la « Force noire »(10). Blaise Diagne, député du Sénégal, premier député noir au parlement français, joua un grand rôle dans ces débats en développant notamment toute une rhétorique du sacrifice. Dans l’esprit de Diagne la conscription et le sacrifice d’Africains devaient apporter un ensemble de droits. C’est la théorie de l’assimilation qui prévalait.
La dette du sang
En juillet 1919, un décret instaurant la conscription en Afrique sous domination française fut promulgué. Toute une série d’emplois dans l’administration publique fut également réservée aux anciens combattants. Abdoulaye Ndiaye, lui, retourna travailler au village une fois de retour au Sénégal, sans même bénéficier d’une pension : « Trente années durant, l’ancien combattant n’a pas touché un centime de compensation (…). Il n’a appris qu’en 1949, par les tirailleurs de 39-45 de retour de France, qu’il avait droit à deux pensions, l’une d’invalidité, l’autre d’ancien combattant »(11). Ces pensions étaient néanmoins inférieures à celles que touchaient les anciens combattants français, donnant lieu à un combat qui mobilisa toute la classe politique ouest-africaine entre 1946 et 1950 sous le slogan : « mêmes sacrifices, mêmes droits ». En aout 1950, le parlement français vota une loi qui rétablit, en grande partie seulement, l’égalité des pensions entre vétérans français et africains. Mais, en 1959, juste avant les indépendances africaines, le gouvernement français décida plus largement du gel des allocations des fonctionnaires civils et militaires. Cette « cristallisation » calculait le versement des différentes pensions sur le niveau de vie de chaque pays concerné. En 1998, le président de la Fédération nationale des anciens combattants et victimes de guerre du Sénégal, Demba Baïdi Gaye, avançait les chiffres suivants : « 120 000 CFA semestriellement en France contre 52 278 FCA deux fois par an au Sénégal »(12). Cette décision inique donna lieu à un long combat judiciaire et à de nombreuses promesses française de rétablir un traitement équitable : Déjà en 1974, celui qui était alors Premier ministre, Jacques Chirac, évoquait lors d’un voyage en Côte-d’Ivoire la nécessité de résorber « dans des délais aussi brefs que possible » cet écart dans les pensions(13). En 2001, ce combat aboutit à une décision du Conseil d’État, « l’arrêt Diop » – du nom d’un sergent sénégalais Amadou Diop – qui reconnaissant le caractère discriminatoire de ce gel des pensions(14). Ce n’est finalement qu’en 2006 que le président Chirac décida la décristallisation totale des pensions. Pourtant, il faut souligner que dès le lendemain de la Première Guerre mondiale les associations d’anciens combattants français luttèrent par divers moyens pour que leurs « frères d’armes » obtiennent les mêmes droits. Comme le note Gregory Mann, ce débat a marqué la politique franco-africaine jusqu’à aujourd’hui, il doit être compris comme un principe fondateur d’une imagination politique, active et évoluante, partagée et disputée, entre l’Afrique de l’Ouest et la France(15). Le rôle des anciens combattants français se manifesta encore après la mort d’Abdoulaye Ndiaye.

Avant de mourir ce 10 novembre 1998, le dernier poilu africain demanda à ce que la France s’occupe de sa famille et de son village. Le chef du village et le petit-fils d’Abdoulaye Ndiaye rappelèrent ces paroles à l’ambassadeur de France deux jours plus tard. À l’été 2002, après moultes péripéties impliquant un colonel ancien combattant des troupes de Marines, Maurice Rives(16), le secrétaire d’État au anciens Combattant, ainsi qu’une entreprise de travaux publiques française récemment implantée au Sénégal, une route des tirailleurs désenclavant le village de Thiowor fut inaugurée. Ce geste incite à penser le passé colonial en termes de réparation plus large – pourquoi le village de Thiowor plus qu’un autre bénéficierait d’une telle route ? Alors que l’analyse des articles de presse montre que la demande sociale à l’égard de la France concernait l’ensemble des droits des anciens combattants, les pouvoirs publics français optèrent pour une réparation à titre individuel et symbolique. Aujourd’hui, quinze ans plus tard et alors que le nombre d’anciens combattants a fortement diminué, le versement de pensions à taux égaux se met en place – même si dans les faits ces règlements sont confrontés à plusieurs problèmes logistiques. Pourtant, l’État français n’a jamais évoqué les arriérés de pensions, datant du gel décidé en 1959, qu’elle doit aux concernés ou aux ayant-droits. La « mémoire coloniale » renvoie ici à des aspects juridiques autant que moraux.

(1)C’est ainsi une route qui fut construite pour désenclaver le village de Thiowor. La route, longue de 1600 mètres, coûta 600 000 francs (soit plus de 90 000 euros) dont 100 000 francs de subvention de l’État français, voir « Épilogue », Gisti-Plein droit, 2003/1, n°56.
(2)Philippe Bernard, « Le dernier de la ‘force noire' », Le Monde, 12 novembre 1998.
(3)Les tirailleurs sénégalais sont un corps militaire composé de soldats de toute l’Afrique subsaharienne créé à partir de 1857 par le gouverneur Louis Faidherbe. Voir Myron Echenberg, Les tirailleurs sénégalais en Afrique occidental française (1857- 1960), Paris, Karthala, 2009
(4)Myron Echenberg, Les tirailleurs sénégalais…, op. cit., p.24.
(5)Outre l’article de Philippe Bernard déjà cité, je me base sur : Brigitte Breuillac,  » Le dernier tirailleur sénégalais. Rescapé de Verdun Abdoulaye N’Diaye, 104 ans, va être décoré », Libération, 11 novembre 1998 ; Chantal Duray, « Hommage aux soldats sénégalais », Le Soleil, 12 novembre 1998; Abdoulaye Thiam, « Décoration posthume au dernier des tirailleurs », Le Soleil, 12 novembre 1998 ; Mouhamadou Dia, « Les tirailleurs sénégalais à l’honneur », Le Soleil, 12 novembre 1998 ; Oumar Ngatty Ba, « Le dernier des tirailleurs décoré à titre posthume », Le Soleil, 13 novembre 1998.
(6)Marc Michel, L’Afrique dans l’engrenage de la Grande Guerre (1914-1918), Paris, Karthala, 2013.
(7)Philippe Bernard, « Le dernier… », op.cit.
(8)John Iliffe, Honour in African History, Cambridge, University Press, 2005.
(9)Marc Michel, Les Africains…, op. cit., p106
(10)C’est le lieutenant-colonel Charles Mangin qui en 1910 développé le thème du recrutement massif de troupes africaines dans l’armée française dans un ouvrage intitulé La force noire. Cet ouvrage est considéré comme aujourd’hui comme un archétype du racisme militaire du début du XXème siècle. Charles Mangin, La force noire, Paris, L’Harmattant, 2011 [1910].
(11)Philippe Bernard, « Le dernier… », op.cit.
(12)Voir Chantal Duray, « Hommage… », op.cit. Philippe Bernard évoque lui une retraite de 340, 21 francs pour Abdoulaye Ndiaye. Le montant des pensions versées dépend de plusieurs facteurs, voir Serge Slama, L’arrêt ‘Diop’, un long combat judiciaire, Gisti-Plein droit, 2003/1, n°56, p10-13
(13)Marc Michel, L’Afrique…, op cit., p.209
(14) Serge Slama, L’arrêt ‘Diop’…, op.cit. Dans cet article, l’auteur rappelle que dès 1985 ce sont plus de 700 anciens combattants sénégalais qui saisirent le Comité des droits de l’homme (CDH) des Nations unies sur cette question.
(15)Gregory Mann, Native Son : West African veterans and France in the twentieh century, Durham and London, Duke University Press, 2006, p.3
(16)Auteur de plusieurs ouvrages sur les troupes coloniales, Maurice Rives porta le combat pour la décristallisation des pensions à de multiples reprises et au sein de multiples arènes.
Cet article est la version française de « Der letzte Tirailleur, das Dorf un die Medaille (1914-1998) », dans Burkard Benedikt et Lebret Céline (dir.), Gefangene Bilder. Wisenschaft und Propaganda im Ersten Weltkrieg, Frankfurt, Historiches museum frankfurt, p.142-145 « ///Article N° : 12638

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