Parler librement, sans jugement

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Emilienne Mukansoro est psychothérapeute à Muhanga (Rwanda). Elle travaille auprès de plusieurs groupes de femmes rescapées du génocide de 1994. tout en pudeur, elle s’est confiée à Afriscope.

Psychothérapeute, vous avez vous-même vécu le génocide. Comment se reconstruire après de tels événements ? Emilienne Mukansoro : Le passé est terrifiant. Les rescapés n’oublient pas ce qu’ils ont vécu. Les femmes que j’accompagne ne savent pas en général pourquoi elles ont survécu. Et ce qui permet de tenir, c’est le fait d’être entouré.

Quel travail menez-vous avec les rescapés ? Je travaille avec des groupes de femmes. Elles ont une même histoire : elles ont toutes été violées durant le génocide. Ces femmes essaient de mettre des mots sur leur vécu. J’organise des moments de rencontres. Les femmes sont assises en cercle, symbole de l’union, l’entraide, l’unité. A chaque séance, je les invite à s’exprimer librement. La plupart du temps, elles parlent de leur vécu, passé et présent. Quand une femme prend la parole, les autres écoutent et la soutiennent. Dans l’écoute, il y a de l’empathie, de la compréhension. La séance dure une heure, une heure trente en fonction de ce que les femmes ont à dire. puis, à la fin, les femmes se prennent les mains, s’embrassent, dansent ou chantent. Mon rôle de psychothérapeute est d’accompagner le groupe, de garder une certaine distance pour pouvoir aider, intervenir et conduire la séance. En tant que rescapée, il n’est pas toujours évident pour moi de trouver cette distance.

Est-il possible de parler du génocide, de dire l’indicible, ou existe-t-il d’autres techniques pour avancer ? Dans la vie courante, les rescapés bavardent mais n’en parlent pas vraiment. Ils ne savent pas forcément à qui parler. Tout le monde n’est pas à même d’écouter. Alors, les rescapés préfèrent se taire. Le groupe de psychothérapie permet de parler librement, de s’exprimer sans jugement.

En quoi le vécu des femmes est-il spécifique ? Durant le génocide, les femmes ont subi des horreurs. Un grand nombre d’entre elles ont été violées. Mais cela va même au-delà du viol. Un jour, une maman m’a raconté qu’elle ne savait plus qui elle était : « Je ne suis pas une mère parce que je n’ai plus d’enfant. Je ne suis plus une femme car mon corps a été dégradé. Je suis quoi ? » La souffrance s’exprime au quotidien. Ainsi, une autre femme m’a dit un jour : « Je n’arrive pas à regarder mon enfant dans les yeux car il était là quand j’ai été violée. Je sens la honte. Le regard de mon enfant me questionne. Et je n’ai pas de réponses. »

Vingt ans après, comment se construit la mémoire ? Quelle est l’importance de la transmission ? La transmission est importante mais il y a beaucoup de non-dits et de « mal dits ». On transmet ce que l’on veut bien transmettre. Il faut que les enfants sachent ce qui s’est vraiment passé pour qu’ils soient préparés pour l’avenir. Une adolescente est venue me voir un jour. son père était en prison. Elle m’a demandé : « Est-ce que je peux changer de famille ? » On ne donnait pas de réponses à ses questions. Mais c’est une problématique difficile à laquelle je suis moi-même confrontée en tant que mère. Ma fille me demande régulièrement ce que j’ai vécu, quelle est son histoire et donc mon histoire. Je n’ai pas encore eu la force de lui répondre.

///Article N° : 12378

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