Maji-Maji de Kapwani Kiwanga

La relecture intime d'un chapitre de la lutte anticoloniale en Tanzanie

Print Friendly, PDF & Email

Le Jeu de Paume à Paris propose jusqu’au 21 septembre 2014 une installation de l’artiste plasticienne Kapwani Kiwanga qui s’est fait connaître à travers ses projets afro-futuristes The Sun Ra Repatriation Project (2009) et Afrogalactica (2011-2012). L’installation Maji-Maji fait partie de la programmation Satellite, consacrée cette année aux Histoires d’empathie(1).
Retour sur une création multiforme « en mode recherche » qui naît du croisement de sources muséales, orales, littéraires et intimes, réunies pour tenter de combler les silences de l’histoire, la petite et la grande, autour du soulèvement « maji-maji » au temps de l’Afrique orientale allemande.

Dans le foyer du Jeu de Paume (un espace en libre accès au sous-sol), le regard du visiteur croise de curieuses étagères qui montent jusqu’au plafond, ce genre d’étagères qu’on verrait dans les réserves d’un musée. Sur chacune d’entre elles, l’artiste, Kapwani Kiwanga, a soigneusement « entreposé » une sélection d’objets et de documents qui semblent, à première vue, provenir d’une expédition scientifique menée en terre africaine au siècle dernier. Avant de se tourner vers une carrière artistique, Kapwani Kiwanga est passée par les bancs de l’université pour y étudier l’anthropologie. Cette dimension scientifique est aujourd’hui très présente dans ses œuvres, comme ici cette installation intitulée Maji-Maji, qui mêle des documents aussi hétéroclites que des livres, des pagnes, des photogrammes, des reproductions d’objets de collections muséales, ainsi que des bribes de souvenirs familiaux et de témoignages, pièces d’un puzzle que l’artiste tente d’assembler afin de reconstituer le fil de l’histoire, tout en tenant compte des pièces manquantes, celles qui ouvrent la voie à l’imagination, puis à la réflexion.

Sur la première étagère, on découvre ainsi une carte routière de la Tanzanie sur laquelle des lieux ont été indiqués au stylo noir. Face à la carte, se trouve un plant de ricin, originaire du même pays, qui entre, apprend-on grâce au catalogue qui accompagne l’exposition (2), dans la composition de l’eau magique qui protégeait les guerriers maji-maji… Sur l’étagère du dessus, sont projetés sur un petit écran des photogrammes de termitières géantes réputées elles aussi magiques. Sur la troisième étagère, à hauteur d’yeux, sont suspendus des transparents représentant des amulettes maji-maji provenant des réserves du Musée ethnologique de Berlin. Sur les deux étagères suivantes, calés au moyen de livres (autres pièces à conviction de cette installation qui ne laisse rien au hasard), deux projecteurs diffusent sur chacun des murs qui font l’angle de l’espace d’exposition, des images représentant, d’un côté, des os de dinosaures et, de l’autre, une sélection d’objets muséaux tout aussi mystérieux, manipulés par des mains de conservateur gantées de bleu : porcelaine chinoise, ustensiles ménagers, armes, amulettes… Peu de temps après la guerre maji-maji, une mission scientifique a sillonné la région, sur les traces de dinosaures réputés les plus grands au monde. Deux cent vingt-cinq tonnes d’ossements ont ainsi été prélevés et expédiés en Allemagne où ils se trouvent jusqu’à ce jour, reconstitués au Musée d’Histoire naturelle de Berlin.
Le mouvement « maji-maji »
Ces documents et ces objets tirés de leur sommeil muséal ont tous un lien avec la guerre maji-maji. Vers 1905-1906, au Tanganyika allemand (dans l’actuelle Tanzanie), une vingtaine de groupes se soulèvent contre la culture forcée du coton : c’est le mouvement « maji-maji ». « Maji » veut dire « eau » en kiswahili. Autrement dit, les combattants maji-maji se protégeaient des balles meurtrières grâce aux propriétés supposées magiques de l’eau. Cette rébellion avait pour guide Kinjikitile Ngwale, pendu dès le début de l’insurrection en août 1905. En réaction, les combattants « maji-maji » ont poursuivi leurs attaques des intérêts allemands. Le mouvement de révolte s’est intensifié et a rapidement gagné plusieurs parties du Tanganyika méridional. En 1906, d’autres pendaisons publiques ont suivi, si bien qu’en 1907, on estime à 75 000 environ le nombre de victimes de la répression menée par les troupes coloniales allemandes qui pratiquaient la politique de la terre brûlée, avec pour conséquence la famine.

Dans les années 1950, le soulèvement maji-maji de 1905-1907 devient l’un des événements fondateurs de la nation tanzanienne. Le portrait officiel du père de la nation, le « Baba wa Taifa » en kiswahili, Julius Nyerere, trône d’ailleurs sur la plus haute étagère de l’installation de Kapwani Kiwanga, accompagné d’une paire de pagnes kanga, représentant l’œil magique du Bokero, autre nom donné au héros tanzanien de la lutte anticoloniale, Kinjikitile, et de livres sur le mouvement maji-maji publiés au lendemain de l’indépendance, dont la pièce d’une grande figure du théâtre tanzanien, Ebrahim Hussein, Kinjeketile (1969).
D’une histoire familiale
Comment a débuté le projet artistique de Kapwani Kiwanga sur un épisode fondateur de la Tanzanie ? Par une quête familiale, celle de la mémoire d’un père, celui de l’artiste qui accompagne son installation d’un récit à la première personne, diffusé en fond sonore et retranscrit dans un livret. Lors de recherches dans un musée berlinois, l’artiste est tombée sur une entrée où était mentionné son nom de famille, Kiwanga : il s’agit d’un bouclier fait en peau de bête, malheureusement « perdu pendant la guerre » (la seconde guerre mondiale, ndla). Cette absence, mais aussi les silences dans son histoire familiale, tout comme dans l’histoire africaine, vont l’entraîner dans une quête de réparation des liens rompus, à travers une performance où, devenue conservatrice de musée, elle filmera ses mains gantées de bleu en train de mimer la présentation des objets disparus.
« En Tanzanie, écrit Kapwani Kiwanga, les anciens que j’ai rencontrés jugeaient irresponsables de parler de choses dont on ne sait rien ou que l’on n’a pas vues ». L’artiste a donc cherché à voir ce qui est invisible, ce qui est absent et à rencontrer les derniers témoins de la rébellion maji-maji. Dans le village de Ngarambe, la personne réputée la plus âgée de la région va lui confier un vieil enregistrement sur bande magnétique de son défunt père, laissé par un chercheur qu’il avait croisé au siècle dernier, mais l’enregistrement est à moitié effacé par le temps.
Dans l’entresol du Jeu de Paume, nous attendent deux autres pièces du puzzle, regroupées sous le titre rumours maji was a lie […que le maji serait un mensonge] : au mur, une photographie du point d’eau où Kenjikitile aurait disparu, alors qu’il était possédé par l’esprit Hongo (un énorme serpent arc-en-ciel) qui lui transmit ses pouvoirs magiques et, suspendu au plafond, un grand photogramme tiré du premier long-métrage couleur en 3-D de l’histoire du cinéma, sorti sur les écrans en 1952, Bwana Devil, sur les lions mangeurs d’hommes…
Le récit à la première personne qui accompagne Maji-Maji s’ouvre sur une information étrange transmise par le père de l’artiste, alors qu’ils visitaient ensemble le village ancestral, et à laquelle elle n’avait d’abord pas prêté attention, selon laquelle ces terrifiants lions mangeurs d’hommes auraient rôdé dans les parages… Cette anecdote ressurgit des années après, tandis qu’elle mène des recherches sur la Tanzanie sous domination allemande : « Certains disent que le nombre de cadavres laissés sans sépulture pendant la guerre a donné aux fauves le goût de la chair humaine. D’autres disent que la politique de la terre brûlée des Allemands a détruit l’écosystème, laissant peu de proies. » L’artiste boucle la boucle de Maji-Maji, en établissant un lien entre l’apparition des lions mangeurs d’hommes dans la région et le sang versé lors de cette guerre maji-maji effacée de nos mémoires… Et de conclure, en évoquant le lion empaillé (en photo) qu’elle a « capturé » au Musée national de Dar es Salaam : « celui-là connaissait peut-être la vérité cachée dans les propos de mon père ».

(1) La programmation Satellite du Jeu de Paume est confiée chaque année à un commissaire différent. Pour sa septième édition, le Jeu de Paume a invité la critique d’art et commissaire slovène Nataša Petrešin-Bachelez qui présente la démarche de quatre artistes investies dans des rôles de chercheuses et de militantes. Voir le lien ici

(2) Kapwani Kiwanga. Maji Maji. Jeu de Paume, Paris, 2014, 61 pagesKapwani Kiwanga
Maji-Maji
Jeu de Paume, Paris
Accès libre
Jusqu’au 21 septembre 2014
Site du Jeu de Paume : www.jeudepaume.org
Site de Kapwani Kiwanga : www.kapwanikiwanga.org
Le mardi 16 septembre, l’artiste présentera son œuvre dans le cadre d’une performance intitulée « Histoire d’une conservatrice ».///Article N° : 12339

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire