« Vous devez cacher votre moi profond afin de vous intégrer »

Entretien d'Olivier Barlet avec John Trengove, cinéaste sud-africain, à propos d'Inbexa

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La Fabrique des Cinémas du Monde est un programme professionnel qui contribue à l’émergence de la jeune création des pays du Sud sur le marché international. Conçu par l’Institut français, ce programme invite chaque année à Cannes une dizaine de réalisateurs, accompagnés de leurs producteurs, qui développent leur premier ou deuxième long-métrage.
Grâce à ce programme, les jeunes réalisateurs et producteurs bénéficient d’un accompagnement adapté à leur projet et à leur niveau d’expérience professionnel.
Dès leur sélection en mars, ils sont conseillés par un coach personnel, qui les aide à identifier leurs besoins (réécriture, coproduction, distribution, territoires visés…) et à élaborer un programme de rendez-vous ciblés avec des professionnels susceptibles de cofinancer leur projet.
John Trengove parle ici de son projet Inbexa, où « les tabous sexuels de la culture traditionnelle se brisent quand trois personnages sont obligés de cacher leurs sentiments ».

Comment cela se passe-t-il pour vous à Cannes ? Et à la Fabrique, ce programme très particulier ?
Jusqu’ici nous avons eu une semaine très intense. Walter Salles nous a donné beaucoup de conseils, nous avons aussi suivi une masterclass avec lui. On a aussi eu droit à des séances en tête à tête avec lui. Ça a été une expérience très significative et enrichissante pour le projet. De plus, beaucoup d’attention est accordée aux projets : les rencontres avec les coproducteurs, les distributeurs et les financiers ont été grandement facilitées. C’est très positif pour le projet, cela apporte de nombreuses opportunités pour aller de l’avant. Grâce à cette expérience, nous avons fait un véritable bond en avant.

C’est la première fois pour vous à Cannes ?
Oui.

Que pensez-vous du festival ?
Eh bien, d’aucuns disent que Cannes est le berceau du cinéma et ils ont absolument raison. C’est un endroit magnifique et l’ambiance y est incroyable, mais pas seulement. Le travail réalisé est prodigieux. C’est enrichissant sur tous les plans. Un endroit comme celui-ci, où le cinéma est célébré de cette manière, est très important. Mais aussi très spécial.

Comment avez-vous entendu parler de la Fabrique ? Vous avez déposé une candidature ?
Oui, Elias Ribeiro, mon producteur, a déposé une candidature pour nous. Nous avons rencontré Dominique Welinski à Nantes, où nous avons participé à un atelier de production. Nous l’avons rencontrée, elle a découvert notre projet et elle nous a aidés à venir ici. Elle a été d’une grande aide.

Vous n’êtes pas un cinéaste débutant : vous avez fait de nombreux films, dans de nombreux domaines, la télévision, le documentaire, la publicité et des courts-métrages. Pour vous, quelle serait la tendance principale dans vos productions ?
Jusqu’ici, j’ai fait des choses très diverses. Je me considère en effet comme un cinéaste et faire un long-métrage est quelque chose à quoi j’aspire depuis longtemps. Mais j’ai fait d’autres choses car je trouve beaucoup de stimulation dans la diversité. Picorer comme cela me permet de garder ma fraîcheur, en plus du cinéma, je fais aussi du théâtre. Il est très important pour moi de conserver cette diversité. Lorsque je fais toujours la même chose, je m’ennuie.

Pourriez-vous nous présenter votre projet en quelques mots ?
Il y a en Afrique du Sud un rite de passage très important. C’est un rituel pratiqué par les Xhosas, qui représente une importante partie de la population. Lorsqu’un jeune Xhosa atteint l’âge de 16 ans, ou en tout cas dans les dernières années de son adolescence, il participe à ce rite de passage à l’âge adulte. Pour faire simple, c’est un rituel traditionnel de circoncision. C’est une initiation des plus secrètes : durant trois semaines, il doit se rendre dans les montagnes, où il est isolé de tous ceux qu’il connaît. Les femmes y sont interdites. Et il passe ces trois semaines de convalescence en compagnie d’hommes plus âgés. C’est vraiment très répandu en Afrique du Sud. Mais le film se concentre sur le parcours d’un adolescent homosexuel qui vient de la ville : c’est un garçon qui pourrait venir d’une ville occidentale comme Berlin ou bien New York. Il est en train de faire son coming-out et il se rebelle contre son père. Ce dernier est un homme tyrannique qui insiste pour qu’il respecte cette initiation traditionnelle, nourrissant l’espoir que cela puisse le guérir de son homosexualité. Le jeune garçon, prénommé Kwanda, participe donc à cette expérience alors qu’il est en colère, frustré et désireux de remettre en question cette culture traditionnelle et hypermasculine. Il fait la rencontre d’un jeune homme qui vient de la campagne et qui s’avère être celui qui va le soigner durant sa convalescence, et Kwanda soupçonne ce jeune homme d’être gay lui aussi. Il finit par découvrir que son soigneur a des relations sexuelles secrètes avec un autre homme venant lui aussi de la campagne. Lorsque Kwanda est démasqué, les choses deviennent rapidement dangereuses. Ce récit est par bien des aspects une réponse à l’homophobie qui gangrène la culture africaine de nos jours : des lois draconiennes ont été adoptées en Ouganda et au Nigeria. Même en Afrique du Sud, où les homosexuels sont protégés par la loi, la réalité n’est pas si rose que cela, car l’homosexualité est considérée comme non-africaine, comme une menace envers la culture traditionnelle. Je trouve ce genre d’idées vraiment problématiques, donc le film lutte contre elles. Le film fait s’affronter l’idée très libérale qu’ont les intellectuels de la sexualité gay et le conservatisme traditionnel. Et c’est là que se trouve le coeur de l’histoire.

Selon vous, il est important de s’intéresser à ce sujet dans la société sud-africaine d’aujourd’hui ?
Oui, dans le monde entier, même. C’est un problème qui divise la planète entière. Il y a eu beaucoup de progrès au niveau des droits des homosexuels, mais il y a aussi une forme de rejet public. Il est donc nécessaire d’en parler. Mais cela étant dit, je ne considère pas ce film comme un film activiste. C’est un drame humain, l’histoire de personnages qui tentent comprendre leur monde. C’est une histoire sur des personnages qui doivent dissimuler leurs sentiments les plus intimes à tout prix et les conséquences de la révélation de ceux-ci. Mais bien sûr, le contexte de l’histoire est assez chargé.

C’est durant ce rituel que les hommes définissent leur sexualité, c’est donc le moment idéal pour aborder ce sujet.
Exactement, c’est un rituel autour de la masculinité, du devenir homme et de ce que cela signifie que d’être un homme. Et il a lieu au niveau du pénis. C’est donc un terrain métaphorique idéal pour cette histoire. Le film présente une forme alternative de masculinité. Ou plutôt, il fait s’affronter les formes traditionnelles et alternatives de la masculinité.

Vous abordez les difficultés d’être homosexuel en Afrique, comment cela est perçu. Votre personnage principal est noir et vous, vous êtes blanc. N’est-ce pas risqué de présenter cette histoire d’initiation, qui je le suppose ne fait pas partie de votre propre culture, étant donné que vous êtes un Sud-Africain blanc ?
Oui, vous avez raison. C’est sans doute de la provocation. Mais je suis africain, et pas européen. Et ces opinions sur l’homosexualité et l’africanité sont des choses qui m’affectent vraiment. De plus, je n’essaie pas de représenter une culture qui ne serait pas la mienne, je raconte une histoire très personnelle et subjective. C’est une réponse émotionnelle à un sujet qui me touche, rien d’autre.

Pourquoi n’avez-vous pas alors choisi une histoire avec des personnages blancs ? Je vous titille un peu avec cette question.
Je pense que le noeud du conflit se situe au niveau de l’idée que l’homosexualité menace la culture traditionnelle. Il y a une idée qui devient de plus en plus populaire et qui proclame que l’homosexualité a été importée en Afrique par la culture blanche occidentale, et qu’elle représente la décadence des blancs. Et ce que je voudrais faire ressortir avec ce film, c’est que le désir envers le même sexe est tout aussi ancien que la culture africaine elle-même, que cette idée n’a absolument aucun fondement. En fait, vous le savez peut-être, mais la première loi anti-homosexuels a été mise en place par des Européens. Avant cela, on n’y opposait aucune résistance. Nous sommes en train de vivre une inquiétante tentative de réécriture de l’Afrique à cause de ces absurdités. Il est donc pour moi très important d’aller dans un contexte très typique et traditionnel si je veux que mon message passe. Mais, pour vous répondre, je travaille avec deux scénaristes Xhosas. Ces deux hommes ont pris part à l’initiation. L’un d’entre eux a écrit un roman à ce sujet. Comme vous pouvez le voir, ça n’est définitivement pas quelque chose que je prends à la légère : je fais très attention à ce que la précision et la signification de l’initiation soient respectées. Je vais me démener pour que cela soit respecté dans le film.

Est-ce que le fait que le film traite de l’homosexualité a été un problème pour son financement ?
Nous faisons ce film pour un budget très modeste, selon les standards européens. Donc le film peut être fait car il ne va pas coûter énormément d’argent. Si l’on avait voulu en faire un film plus ambitieux, cela aurait sans doute été plus compliqué. Mais nous sommes vraiment modestes. Nous avons un budget qui permet de faire le film dans de bonnes conditions, pour qu’on n’ait pas à faire de coupes. Et grâce à cette modestie, nous pouvons faire le film selon nos propres termes, sans qu’il faille modifier l’histoire afin de la rendre attrayante pour un plus large public. Mais l’autre raison qui fait que nous avons choisi de le placer dans le contexte de cette initiation, c’est que nous voulions ouvrir le film à un plus large débat, à une autre forme d’engagement. En faisant seulement un film gay, on s’adresse à un public très limité. Mais de la façon dont nous le faisons, un plus grand engagement entourera le film, il ouvrira à plus de discussion, et c’est quelque chose que nous voulons vraiment encourager et stimuler.

Vous avez déjà une grande partie de l’argent qu’il vous faut, quelque chose comme 3/5. Il me semble que c’est de l’argent sud-africain, non ?
Il y a une petite partie du financement qui provient des fonds propres d’un investisseur privé, un Européen. Mais il y a aussi le remboursement du DTI (Department of Trade and Industry), qui couvre 35 % du budget donc oui, cet argent-là est sud-africain. Nous avons aussi obtenu de l’aide du fonds de développement Hubert Bals mais nous avons aussi déposé des candidatures auprès de divers organismes européens, dont les Cinémas du Monde et nous attendons aussi une réponse du CNC.

Est-ce que les rendez-vous que vous avez eus ici vous ont aidés dans le financement ?
Oui, nous avons des échanges très bénéfiques et beaucoup de regards positifs.

Car de nos jours en Afrique du Sud, si l’on veut faire un film de niche tel que le vôtre, il n’est pas possible de le financer en s’adressant seulement au public sud-africain ?
Oui, c’est très difficile. Il y a un organisme de financement rattaché au gouvernement, appelé le NFVF (National Film and Video Foudation) et ils s’intéressent plus aux films plus commerciaux. Ça n’est pas une règle, mais cela semble être la tendance. Si vous les incluez dans votre financement, ils insistent pour que vous travailliez avec un éditeur de scénario, ils interfèrent donc avec l’histoire à un certain niveau. Et nous avons pensé que ça n’était pas le meilleur pour le film que de suivre cette voie. Mais il est vrai que c’est très difficile de financer un film avec uniquement des fonds locaux, à moins de trouver un investisseur privé.

Vous avez un producteur : Elias Ribeiro, d’Urucu Media. Vous avez développé l’histoire ensemble, ou bien avez-vous été à sa rencontre plus tard ?
L’histoire était en développement depuis environ un an avant qu’Elias ne nous rejoigne. Nous avons aussi un producteur associé : Batana Vundla. Batana et moi avons conçu l’histoire ensemble. C’était une idée que j’avais à l’esprit depuis longtemps. Lorsque je l’ai rencontré, il est lui-même Xhosa et gay, j’ai pensé que c’était peut-être l’occasion, le bon moment pour travailler sur cette histoire. Mais c’est à Elias que l’on doit d’être ici et il a beaucoup d’expérience avec les festivals, ainsi que dans la construction de réseau international.

Diriez-vous que la question de l’homosexualité est centrale dans votre film ? Ou bien est-ce juste un exemple de ce qui peut être important pour un être humain ?
Je ne dirais pas que l’homosexualité est au centre du récit, mais je dirais qu’elle est le point de vue étranger. Elle fournit un point de vue étranger à ce système patriarcal et hypermasculin. En cela, elle est universelle, on pourrait l’appliquer à un contexte musulman ou n’importe quelle autre doctrine patriarcale rigide et conservatrice dans le monde. Ça n’est pas vraiment l’aspect homosexuel en soi qui est important, mais plus l’idée d’être assis au dehors, le regard tourné vers l’intérieur. Et il me semble que « forme alternative de masculinité » est une manière plus intéressante d’en parler. Car en termes de représentation de la masculinité africaine, nous n’avons qu’une seule option, limitée et étriquée, et cela a tendance à être ce stéréotype agressif et hypermasculin. Selon moi, c’est un grave problème.

A propos de stéréotypes : je ne suis pas homosexuel et j’aurais la plus grande difficulté à faire un film sur les gays, parce que je pense que je ne serais pas connecté, parce qu’il y a des choses qui ne font pas partie de mon vécu. Est-ce un problème pour vous ?
Je ne pense pas. Le centre du film, ce sont des personnages qui vous semblent marginalisés, ostracisés et je crois que c’est une chose à laquelle la plupart des gens peuvent s’identifier d’une façon ou d’une autre. Mais pas seulement, c’est aussi l’idée que vous devez cacher votre moi profond afin de vous intégrer, ou ici de survivre. Il ne me semble pas que ce soit un film gay qui s’adresse à un public gay.

Où en êtes-vous en termes de casting ? Il est terminé, ou bien est-il toujours en cours ?
Nous débuterons le casting quand nous serons un peu plus près de la date de début du tournage, pour la simple raison que nous travaillons avec des adolescents, qui doivent avoir un âge bien précis. Il est donc compliqué de les caster un an à l’avance : on se développe si rapidement à cet âge qu’ils seraient déjà trop vieux au moment du tournage. Il nous faut donc attendre. Mais nous ferons le casting dans les vraies communautés où le rituel est pratiqué, cela va donc nous prendre du temps : il faudra voyager et rencontrer des Xhosas. Il nous faut principalement des non-professionnels, il va donc nous falloir un temps assez conséquent.

Vous ne voulez pas travailler avec des professionnels ?
Nous travaillerons certainement avec un mélange des deux : des non-professionnels et des acteurs. Mais je le répète : il est primordial que nous procédions au casting dans les communautés concernées.

Cannes, mai 2014 – traduction : Jules Drouaud///Article N° : 12310

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