« L’écriture est une décharge de la souffrance »

Entretien de Julien Le Gros avec Scholastique Mukasonga

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Scholastique Mukasonga sera au Rwanda lors des commémorations des 20 ans du génocide. Dans le même temps, elle sort un recueil de nouvelles Ce que murmurent les collines (Gallimard) qui célèbre un « Rwanda ancien » pas encore bouleversé par les affres des divisions ethniques.

Que représente pour vous le fait d’être présente au Rwanda pour les commémorations du génocide des Tutsi ?
J’y vais au moins une fois par an. J’ai été émue de recevoir l’invitation de la ministre des affaires étrangères rwandaise Louise Mushikiwabo. Ça m’a fait chaud au cœur qu’on désire ma présence. Retourner fait partie de ce que j’ai à faire de mon vivant. Je fais partie des adultes qui ont vu et qui ont la responsabilité d’essayer d’aider à relever le Rwanda. Créer un Rwanda où tous nos enfants ont une place.

Écrire est-ce contribuer à cette reconstruction?
Je m’inscris dans la reconstruction du pays avec les moyens dont je dispose. Avec l’écriture j’essaie de donner la place que le Rwanda mérite dans la littérature. C’est un pays de tradition orale. Dans mon dernier livre de nouvelles Ce que murmurent les collines je suis revenue sur mon rôle de conteuse traditionnelle. Ma mère m’avait préparé à transmettre. Je devais transmettre à mon tour comme conteuse à mes enfants. Ces nouvelles plongent dans un univers de légende qui s’inspire de la vie quotidienne rwandaise. Je puise un peu dans l’Histoire coloniale et dans un livre de l’historienne américaine Alison des Forges pour quelques nouvelles, comme « Le bois de la croix » et « La vache du roi Musinga ». J’évoque la vie quotidienne des Rwandais autrefois. Dans « Le malheur » je parle du destin que votre père vous donne. La morale est que le malheur est inhérent à la vie de tout un chacun à la condition humaine. « Un pygmée à l’école » est une nouvelle optimiste. Il ne faut pas partir du principe que parce que vous êtes mis à l’écart, vous n’allez pas vous en sortir. Mon personnage Cyprien finit par devenir spécialiste du Sida alors qu’on ne lui donnait aucune chance.

Vos écrits, comme ce dernier ouvrage, parlent souvent du Rwanda avant le génocide
Dans tous mes ouvrages, même mon autobiographie Inyenzi ou les cafards, il y a une place pour la tradition rwandaise. Ce n’est pas qu’un pays de génocide. C’est un pays magnifique, avec une autre Histoire, qui n’a pas toujours été celle de la division. Notre Dame du Nil mon premier roman, est une sorte de remède pour éradiquer définitivement cette longue période de souffrance. Malheureusement, dès que j’ai ouvert les yeux au Rwanda je n’ai vécu que cette division. En 1960, j’étais dans une région connue parce qu’on y mettait les gens en quarantaine, soumis à l’humiliation, aux violences, aux massacres. Dans Inyenzi ou les cafards je parle de moi, petite fille, adolescente qui vit cela au quotidien, entre souffrance et jours heureux, violences et moments de joie, de danse, de mariages, de fabrication de la bière, d’école. J’écris de la manière la plus objective possible pour rester authentique. J’ai voulu revenir sur le « vrai Rwanda ». Ça a toujours été ma volonté. A chaque fois, même dans Inyenzi ou les cafards j’évoque des recettes de cuisine, l’humour, la convivialité, la vie traditionnelle du pays.

Toutefois, vous abordez dans Inyenzi ou les cafards le génocide mais à travers le tabou qui l’entoure, l’indicible.
J’ai écrit Inyenzi ou les cafards dès que j’ai appris le génocide, le 6 avril 1994. Je l’ai publié douze ans après, en 2006. Je me suis mis à fouiller les souvenirs. C’était un devoir de mémoire. C’est l’équivalent du Journal d’Anne Frank, un tombeau de papier. Pendant ce génocide il y a eu des morts sans corps. Inyenzi ou les cafards est une manière d’édifier un tombeau pour ma famille, mes gens. C’est un livre qui ne contourne pas la souffrance, l’humiliation, le fait qu’on nous a détachés du statut d’être humain pour celui de cafard. Dès que j’ai eu l’âge d’entendre on m’a appris que j’étais un cafard. J’ai grandi avec cette carapace de cafard.

On ne peut pas s’empêcher de penser que vous étiez une de ces lycéennes du roman Notre Dame du Nil.
Un de mes confrères écrivains Shalom Auslander qui a écrit le roman L’espoir cette tragédie sur la Shoah a dit: « La fiction et l’autobiographie ne sont pas étanches ». Notre Dame du Nil est bâti sur des fondations d’ Inyenzi ou les cafards. Dans les rencontres littéraires je dis à mes lecteurs de lire mon autobiographie pour savoir comment je suis arrivée à Notre Dame du Nil. Je donne plus d’éléments de compréhension au lecteur dans le roman. Ce lycée Notre Dame du Nil n’a jamais existé. Vous ne le trouverez nulle part au Rwanda un lycée à 2500 mètres de hauteur. Mais j’ai croisé ces jeunes filles sur mon parcours. J’ai rencontré beaucoup de Gloriosa (lycéenne proche des milices Hutu dans le roman NDLR) pendant mon parcours scolaire au lycée à Kigali et à l’école d’assistante sociale de Butare. Quand j’ai quitté Nyamata, j’ai traversé le fleuve Nyabarongo où l’on a jeté des Tutsi en 1994 en disant: « Qu’ils rentrent chez eux en Egypte » puisque les assassins supposaient que le fleuve rejoignait le Nil. Ces personnages s’inspirent de ce que j’ai pu voir. La fiction permet d’exorciser, évacuer ce que je peux ressentir d’aigreur ou de tristesse. Tous les écrivains partent de ce qu’ils ont vécu. Néanmoins, le fait d’aller plus loin, de voyager permet de ne pas s’enfermer. Notre Dame du Nil présentait l’avantage d’être un roman donc ce n’était plus moi. Une universitaire a parlé à ce sujet du « témoin de dedans et du témoin de dehors ». Une autobiographie est une souffrance, une histoire lourde. A chaque fois je me blessais en étant dedans: le « Je ». Il faut avoir la force d’affronter ça. Les personnages de Notre Dame du Nil me donnaient l’occasion d’évacuer ce qu’il y a à évacuer pour tout assainir définitivement, sortir de cette Histoire en la déposant en lieu sûr et aller librement.

Vous êtes de ceux qui disent qu’il ne faut pas enfermer le Rwanda dans le génocide.
Cette Histoire douloureuse fait partie du Rwanda. Mais d’autres parts, les rescapés, les survivants comme moi, disent qu’on ne doit pas en être otages. Dans mes nouvelles Ce que murmurent les collines je parle d’un Rwanda ancien qui n’a rien à voir avec le génocide. Je vais à la recherche d’un Rwanda tel qu’il aurait dû rester. Le génocide a malheureusement représenté 34 ans de la vie des Rwandais. Les écrits sont là. Nous avons déposé ce qu’il fallait déposer. Maintenant il faut être mobilisé pour construire un pays où tous les Rwandais ont leur place. On ne peut pas jouer avec deux choses: la haine et se rendre otage de cette Histoire. Je pense à mes enfants et à ceux à venir. On sait ce qui s’est passé. Après la Shoah on a dit « Plus jamais ça! » On fait en sorte de sortir de ça et que nos enfants vivent dans la paix et l’harmonie. A Kigali on n’entend plus les mots Hutu ou Tutsi. Les gens se reconnaissent avec la langue: le kinyarwanda et non plus avec des prétendues caractéristiques physiques de Hutu ou de Tutsi. Il n’y en a pas.

Est-ce qu’en retournant au Rwanda vous allez vous inspirer pour vos futurs écrits?
Bien sûr. Je dois toujours m’imprégner pour écrire. On me demande souvent si je vais écrire sur autre chose que le Rwanda. C’est un grand pays qui a beaucoup de choses pouvant susciter l’intérêt littéraire. Je pars au Rwanda, libre, sans savoir à l’avance ce qui va m’inspirer. J’ai grandi dans une famille qui a gardé la nostalgie du Rwanda. Quand nous étions à Nyamata ce n’était plus le Rwanda des mille collines mais la savane sèche. Mes parents se sont accrochés à la langue en parlant le kinyarwanda traditionnel. Quand je viens au Rwanda les gens reconnaissent ce kinyarwanda ancien. Mon cerveau est un bon ordinateur. Quand j’arrive à l’aéroport de Kigali les fiches kinyarwanda se mettent en place et je parle un très bon kinyarwanda. A Roissy les fiches se changent automatiquement en français. Même si ceux qui cherchent la petite bête me trouvent un accent. Ça fait partie de mon identité!

///Article N° : 12143

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© Gallimard Continents noirs





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