12 years a slave

Film foudroyant sur la "Peculiar Institution" de Steve McQueen

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Déclarant qu’il voulut rendre hommage aux ancêtres oubliés et morts dans l’anonymat, Steeve Mac Queen déjà célèbre pour Hunger(2008) et Shame (2011) réussit un chef-d’œuvre aussi important que le journal d’Anne Frank pour les juifs victimes de la Shoah. Pour cela il s’est beaucoup inspiré des chefs-d’œuvre de la littérature afro-américaine. Qu’un centre de recherche (le CNRS à Paris) ait déjà consacré un séminaire au film (le 13 février) est un premier couronnement pour une oeuvre qui traite de l’esclavage aux Amériques mais vaut tout aussi bien pour l’archipel caribéen et ouvrira, espérons-le, la voie à de réels débats.

Ils me l’ont rendue
la vie
plus lourde et lasse
Mes aujourd’hui ont chacun sur mon jadis
de gros yeux qui roulent de rancœur
de honte
Les jours inexorablement
tristes
jamais n’ont cessé d’être
à la mémoire
de ce que fut
ma vie tronquée
Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de corde noueux
de corps calcinés
de l’orteil au dos calcinés
de chair morte
de tisons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui se déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s’abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur crâner au ciel.
(« La complainte du Nègre », Pigments, L.G. Damas, 1937)

Longtemps avant que le septième art n’atteigne son point culminant de succès, que Hollywood ouvre ses portes aux acteurs et réalisateurs de couleur, quelques poètes osaient visualiser l’inénarrable cruauté de l’esclavage, un acte si criminel qu’on trouve des témoignages transgénérationnels. Ainsi Léon G. Damas (1912-1978) avait rendu la part de souffrance indélébile pour tout « descendant de ceux qui survécurent » (Glissant). Dans un lyrisme sobre, il relate le drame intérieur et contamine tout lecteur de la souillure innommable de ce que le Blanc a fait endurer au Noir, et que le troisième homme de la négritude va jusqu’à comparer au fascisme. Mais Damas n’a pas vécu pour voir l’essor de l’audiovisuel et les films de plus en plus nombreux qui au seuil du XXIème siècle portent à l’écran les chapitres honteux de l’Amérique et de l’Europe esclavagistes. Et si ces contemporains et cofondateurs de la négritude ont assisté aux premiers films sur le racisme aux Etats-Unis du temps de l’esclavage, ils s’en sont vite désintéressés car il s’agissait de produits assez faramineux, souvent perpétuant les clichés du Deep South et l’iconographie des negrobilia. Quant aux productions proprement franco-antillaises et haïtiennes, l’on ne peut que constater la faiblesse cinématographique, malgré quelques heureuses exceptions dans le métier de réalisateur (Raoul Peck, Euzhan Palcy). Certes, le genre de la slave narrative n’y existant pas, l’on pourrait excuser un retard quant à l’émergence d’une tradition cinématographique relative à l’esclavage…
12 Years a Slave, le couronnement de douze ans de travail assidu
Le troisième film de Steve McQueen, qui dès 2000 jouait avec le défi d’un pareil sujet, est basé sur l’histoire véridique de Solomon Northup, citoyen libre de l’État de New York, qui a passé douze ans de sa vie comme esclave sous le nom de Platt, en Louisiane, de 1841 à 1853. Travaillant dans la ville au flux incessant de visiteurs à Het Achterhuis, la maison cachée d’Anne Frank, Steve McQueen, d’origine grenadienne et vivant à Amsterdam, a tourné un film sur l’esclavage aux USA au milieu du XIXe siècle. Dans plusieurs entretiens, il affiche haut et ferme qu’il cherche à réaliser ce que le journal de la jeune fille déportée accomplit pour les juifs (1). Cela me rappelle d’emblée Beloved(dédié « aux Sixty Million, and more(2)  » (1987) de Toni Morrison (3), d’une part, ainsi que The Confessions of Nat Turner de William Styron, d’autre part. Quelques exemples suffiront à le rappeler : ainsi, l’épisode de la fin est en réalité un échange entre le père de famille revenu enfin à la maison, pleurant et s’excusant auprès des siens pour sa très longue absence. Totalement détruit par le chagrin de revoir ses enfants à présent adultes, il bredouille : « Excusez-moi, excusez-moi » pour ses larmes qu’il ne peut retenir, alors que cette « confession » à son épouse qui vient l’embrasser est entendue autrement. Platt, l’époux en vadrouille, s’excuserait pour avoir été un (grand-)père absent, un époux trop longtemps et contre son gré sans laisser aucune nouvelle. Son épouse lui murmure alors tendrement : « There is nothing to be excused. Nothing ! », voulant dire que le drame n’est nullement de sa responsabilité. Mais la phrase pourrait aussi s’entendre comme une inculpation de l’Amérique, voire des tous ceux qui de près ou de loin ont été « complices » de l’Institution et de ses séquelles visibles et invisibles. Ainsi donc, la phrase si compatissante de la femme qui avait abandonné son mari, après tant d’années, serait une accusation de l’Amérique blanche, trop longtemps esclavagiste et raciste : il n’y a pas de pardon de la part de la moitié d’une nation ainsi malmenée, gratuitement brutalisée. De la même façon que Morrison fait clore Beloved sur l’échange concis entre Paul D et Sethe, qui tous deux ont vécu des situations à ce point extrêmes qu’inénarrables, le film se termine sur une confession troublante, à doube-entendre. La romancière fait dire à sa narratrice: « This was not a story to pass on », voulant dire deux choses, primo, que leur histoire ne peut pas être « transmise », tellement elle échappe à l’art de la description (qu’est la littérature), à l’art de la transposition (qu’est le film). Secundo, que cette histoire ne peut sous aucun prétexte être passée sous silence, soit oubliée… Comme Morrison est une maître dans l’ambiguïté, le cinéaste plasticien Steve McQueen excelle à son tour à choisir une fin renversante. Puisqu’aucun script ne peut représenter fidèlement et exhaustivement l’Histoire de la Peculiar Institution, il montre le fugitif réuni avec les siens, bégayant qu’on le pardonne, tandis que son épouse déclare qu’il n’y a rien à pardonner ! S’infiltre dès lors un refus d’excuse, à l’adresse de l’Amérique (blanche), un refus de « pardon » que nous prenons avec nous en sortant de la salle du cinéma. Autre clin-d’œil à Morrison. Tôt dans Twelve Years a Slave, les « nègres » coupeurs de bois reviennent de leur tâche quotidienne et tombent sur une bande d’Indiens, probablement des Cherokees : confrontation des plus étranges entre les « Native Indians », massacrés par les colons américains, d’une part, et la main d’œuvre servile africaine, d’autre part. Le protagoniste du film, Platt, joueur de violon, reste muet mais fasciné par la performance des Indiens. Quelle idée lui passe par la tête ? On ne le saura pas, mais le spectateur sent l’émoi d’un prisonnier tombant sur un autre prisonnier dans cet enfer de l’Amérique : ils partagent avec d’autres individus (non-Blancs), également sujets à une vie en cachette, à la contrebande, l’art de la survie et du marronnage…Inspiré de chefs-d’œuvre de la littérature africaine américaine, McQueen n’est pas sans savoir que le cinquième roman de Morrison a été également adapté à l’écran avec, dans le rôle principal, Oprah Winfrey (dans le rôle de Sethe alias Margaret Garner) et Jonathan Demme (dans le rôle de Paul D).
Mais à côté des scènes imparables, il y aussi l’accent sur l’instruction biblique qui me convainquent que Steve McQueen est familier avec les « testimonio » de Noirs et de Blancs, les nouvelles de Richard Wright (traduites dans Les Temps Modernes grâce à l’entraide de De Beauvoir et de Sartre) et les écrits de James Baldwin. L’éducation par la Bible console les Noirs dans leur détresse mais elle alimente tout aussi bien l’insubordination et donc la révolte des esclaves, tant est flagrante la contradiction entre la « parole de Dieu » et les actes des maîtres. Impitoyables et donc impies, ils convainquent maint leader de l’insurrection redoutable en Virginie et dans les Guyanes (la révolte de Coffi en Guyana) ou encore au Brésil du bien-fondé des insurrections esclaves.
D’accord avec Morrison que la représentation de cet univers maudit dépasse l’art (« Proceedings too terrible to relate ») et ne peut être décrit, Steve McQueen a réalisé un film renversant que plusieurs spectateurs trouveront insupportable, voire invraisemblable par la surdose d’horreur et de frayeur, de barbarie et d’inhumanité. Ni l’architecture, ni la sculpture, ni la peinture, ni la musique, ni la danse, ni la poésie et encore moins le cinéma, ne peuvent décrire les mille facettes du rapport maître/esclave, les rapports tortueux entre Blancs (petits et grands et les « Nègres), les tortures et les violences gratuites, soit les cruautés du système esclavagiste. Le septième art ne peut produire, comme c’est le cas ici avec Steve McQueen, qu’une fraction de cet Univers de Plantation, mais l’œuvre qu’il nous offre est un modèle équilibré, dosé, et cependant à couper le souffle, de cet immonde qui régit pour plus de deux siècles le « Commonwealth » américain.
Aux sources de la slave narrative
Bien que le récit annoté par Salomon Northup (5) dévie du récit emblématique qu’est « the autobiography of an ex-coloured slave », le régisseur a su tirer profit de la tradition littéraire au berceau de la littérature américaine tout court : la slave narrative. Dans le dernier quart du XIX ième siècle, entre 1842 et 1859, dix « Nègres ex-esclaves » écrivent leur expérience sous le joug du fouet, après le succès fantastique du récit de Frederick Douglass (1845)(6). Il s’agit de William Wells Brown (7) (1842), Lunsford Lane (1842), Moses Grandy (1844), Lewis Clarke (1846), Henry Bibb (1849), JamesW.C. Pennington (1850), Solomon Northup (1853), Austin Steward (1857), et Jemain W. Loguen (1859). Fréquemment ces auteurs étaient assistés par des abolitionnistes, observe l’historien John Hope Franklin dans From Slavery to Freedom, A History of Negro Americans (1947). De telles contributions vont se multiplier avant, pendant et après la Guerre de Sécession, déclenchée sur le désaccord quant à la Peculiar Institution : euphémisme typiquement américain pour camoufler l’économie la plus rentable du Sud. Grâce à Frederick Douglass (1845), les volumes sur l’esclavage se vendent bien et sont suivis de sagas romanesques : Harriet Beecher-Stowe intitule Uncle Tom’s Cabin (La Case de l’oncle Tom) et signe en 1852 un best-seller. Plus de 300.000 exemplaires sont vendus l’année même de sa publication et l’esprit abolitionniste gagne du terrain ! Bref, le Nord étant contre l’esclavagisme, et les sécessionnistes le défendant bec et ongles, la Guerre Civile sera inévitable. A son issue l’esclavage est aboli, en 1865, date tardive comparée à la Caraïbe britannique (1834), les Antilles françaises (1848), et les Antilles néerlandaises (1863). Les derniers pays à abolir l’esclavage seront Cuba (1865) et le Brésil (déjà décolonisée depuis plus d’un siècle, pourtant, en 1888).
Dans le cas de Solomon Northup, qui reçut  » the rudiments of an éducation (8) « , la question se pose de savoir quelle est la part des conseillers abolitionnistes qui aident à la rédaction de l’ouvrage quelques mois après son retour en janvier 1853 dans sa famille à New York ? Aucun des spécialistes (le sociologue jamaïcain Orlando Patterson (Slavery and Social Death(9)) ou encore John W. Blassingame, Africain Américain et auteur du Slave Testimony(10) et des Frederick Douglass’ Papers (à Yale), ne se fondent sur les témoignages des esclaves, ou plus particulièrement sur les récits véridiques des kidnappings (11), pour comprendre l’esclavage et le règne absolument inhumain que fonde la dialectique du maître et de l’esclave.(12). Quelques femmes aussi (Sojourner Truth, Harriet Jacobs) allaient dénoncer par leur discours le sort de la femme de couleur dans l’économie de Plantation : le « ventre de la femme » étant « le trésor du maître » (comme le résume un proverbe créole). Elles sont quelques-uns à livrer « her/story », déjouant la perspective dominante masculine (« his/story »).
Ecritures cinématographiques, l’enjeu périlleux de l’interface entre Histoire et « mémoire »
Il importe de souligner que des historiens tout court, et les Africains Américains en particulier, préfèrent croiser les sources et les témoignages d’esclaves, leurs « mémoires » et ceux (rares d’ailleurs) des maîtres blancs, car ni les Blancs ni les Noirs ne détenaient le monopole de la vérité, assure John Blassingame (13). Un autre chercheur, Benjamin Quarles, auteur de Black Abolitionists (1969), souligne à son tour le rôle de propagande, à tel point que les récits d’anciens esclaves portent le sceau d’une écriture à quatre mains. Instrumentalisés par les abolitionnistes (en majorité des blancs du Nord des États-Unis), au cours des années qui précèdent la Guerre Civile, l’autobiographie « Written by Himself » (sous-titre systématique des slave narratives) n’échappe pas à des poncifs qui obligent le lecteur et à plus forte raison l’historien, à la prudence. L’on doit rester critique à d’éventuelles modifications, voire ellipses délibérées de la part de l’esclave publiant le récit de ses déboires. Car pour rendre le récit « digeste », le narrateur, aussi cruelles qu’aient été les expériences, passe sous silence plusieurs d’elles, par peur d’effrayer son narrataire. Autre mérite du film de McQueen, c’est de suivre assez près le texte déposé par Solomon Northup. Et cette fidélité se mesure justement dans la part d’ombre qui demeure. Car le monde de l’esclavage garde sa part de mystères (« Fleuve profond, sombres rivières », traduisait Marguerite Yourcenar à Saint-Paul de Vence, travaillant avec James Baldwin, fils de »minister ») d’insolubles énigmes, pour ceux qui le vivent, qui y survivent, qui comme nous, en sont informés et « sensibilisés » sur le tard. A l’inverse, l’historien n’est pas forcément toujours sensible au travail de sélection et d’adaptation, de traduction en sons, images, paroles de plusieurs « chapitres » du récit qui sert de base pour le scénario.
Quel est le point de vue de l’esclave ? Selon Frederick Douglass, un homme libre a une perspective forcément différente de l’esclave des champs, réduit au rang de la bête de houe, animal dépravé et abruti, comme le regrette aussi Nat Turner. C’est toute cette gamme de degrés de servitude et d’assimilation qui fait la force et la complexité de cette « armée » d’insurgés, que déplore de ce fait le meneur d’un soulèvement car la difficulté à trouver des alliés confiants pour monter une révolution est énorme (14). Dès lors, il ne peut répondre aux questions suivantes : comment la liberté pour un individu cloué dans les chaînes est-elle ressentie ? Est-ce que tous aspiraient à l’émancipation, etc.?(15) »
Mais la sinistre malchance de Solomon Northup de tomber en esclavage et d’en réchapper permettra de peser les étapes avilissantes et les degrés de désespoir que traverse un individu qui, après avoir goûté à la liberté, est enchaîné. Solomon Northup a donc trente-trois ans quand, en mars 1841, deux inconnus, Merril Brown et Abram Hamilton, sous de faux noms, l’attirent et lui proposent de compléter les musiciens d’un cirque qui se produisait à Washington. Ils lui font miroiter un salaire substantiel s’il les accompagne à New York : « un dollar par jour et trois dollars par soir de représentation, sans compter l’argent qu’il faudrait pour rentrer à Saratoga. » Brown et Hamilton harcèlent le musicien, lui promettant « une situation intéressante et un salaire élevé ». Alléché par les gains, il embarque sur le ferry pour Jersey, puis prend la route de Philadelphie, où les trois voyageurs passent la nuit. Ils poursuivent vers Baltimore et atteignent Washington par le train, le 2 avril 1841. Dans la capitale fédérale, Brown et Hamilton lui font visiter le Capitole et lui montrent la Maison Blanche après quoi ils terminent leur excursion par une visite aux saloons. Ils lui font boire jusqu’à l’état d’ivresse et Solomon est jeté sur un lit dans un hôtel miteux. Le lendemain, il se retrouve en cellule, « assis, nu-tête, en chemise, sur un banc fait de planches grossières…les poignets entravés. »
Solomon Northup passera ainsi douze ans, rivé dans les fers de l’esclavage. Vendu par les trafiquants à trois maîtres successifs, il ne retrouve sa famille que le 21 janvier 1853 : sa femme Anne, ses enfants, Margaret mariée, mère d’un petit garçon qu’elle avait appelé Solomon Northup Staunton et Alonzo. Entre mars 1841 et janvier 1853, l’existence de Northup bascule et le citoyen du Nord plonge dans l’enfer des Bayous, près des berges du Mississipi, dans le voisinage de Bâton Rouge et de La Nouvelle Orléans. Pour bien lui enfoncer l’idée qu’il est désormais un esclave, un « runaway de Georgia », ses premiers propriétaires le rouent de coup alors même qu’il est encore dans la prison moisie, avant d’être ainsi, maté, sanglant, le dos couvert de cicatrices, rameuté à d’autres misérables, certains fugitifs, d’autres n’ayant jamais eu contact avec le Sud maléfique. Un des grands plans du film montre le steamer (comme le Natchez’ que le visiteur peut prendre aujourd’hui encore, sur les quai de New Orleans) sur le Mississippi, brassant l’eau du « Mighty River », éloignant la capture, l’emmenant « South ». C’est alors que McQueen (ajout au « texte », probablement ?) ré-imagine un épisode du Middle Passage : dans la cale du bateau négrier, les femmes et filles furent régulièrement sorties pour satisfaire aux « instincts » de l’équipage blanc. McQueen imagine un « nègre d’eau salée », très rebelle (Mandingue) qu’on avait d’abord vu avec le « masque de fer », qui cherche à défendre Eliza du viol. Ce « forcené » est tué à bout portant par le matelot. Le cinéaste a donc opté ici pour une rupture totale mise en scène par le « passage du milieu », soit le voyage en bateau du Nord libre au Sud. La même houle de l’océan Atlantique, la même page qu’on tourne, accuse l’avant et l’après, la coupure radicale entre un avant et un après (16). Son cadavre dans un sac de jute est jeté par-dessus bord, dans un autre rappel pictural (le tableau « Typhoon Coming » portant le sous-titre : « Slavers Throwing Overboard the Dead and the Dying », de Turner). Si le cinéaste nous « épargne » encore à ce moment la scène du viol, il ne l’évite pas avec Patsey qui, refusant le moindre soupir humain, vient ainsi à souligner la bestialité de celui qui la prend, dans une lumière lunaire, dans une scène crue (sans musique comme tampon sonore). Mais dans un premier temps, l’on aimerait croire que Solomon s’en sortira, qu’il échappera à la mort grâce à la musique, qu’il saura se distinguer des autres grâce à son violon qui lui permet de « jouir » d’un statut privilégié. A vrai dire, plutôt que de se consoler en jouant pour lui et ses confrères et consœurs de misère, il est forcé de jouer pour faire danser les maîtres et leurs maîtresses, ensuite leurs esclaves misérables, poupées animées censées divertir les planteurs acharnés. Sur ce point, Steve McQueen ne tombe pas dans le cliché folkloriste du’Nègre à talents’, l' »affranchi » qui, grâce au violon, posséderait le pouvoir magique d’ouvrir les danses. Ne brise-t-il pas son instrument dans un moment de désespoir total, maudissant sa « complicité » involontaire avec le règne impitoyable des Blancs qui font danser leur cheptel, camouflant l’insupportable détresse de leurs « nègres de champs » et « nègres de maison » ? C’est un autre moment de grande déchirure morale et émotionnelle lorsque la patronne, monstre de jalousie (17), lance une carafe à la figure de Patsey, maîtresse de l’infidèle et alcoolique brute. Malgré les pleurs de la maltraitée, la stupeur des autres esclaves présents à la scène tortionnaire, Solomon est obligé de continuer son jeu, comme il devait le faire au moment de la vente et de la séparation à New Orleans d’Eliza et ses deux enfants. La musique accompagne donc des rituels inhumains (pendant l’exposition des « pièces d’ébènes » dans la Grand’Case). Par contre, tout instrument a disparu au moment de l’enterrement d’un vieux cueilleur de coton, jeté dans un sac de coton sur le cimetière des esclaves, en lisière du « domaine » (cf. Faulkner). De même, Platt est forcé de supplicier celle même qu’il refuse d’aider dans son plan sinistre d’en finir avec cette vie maudite, et finit au contraire tortionnaire de Patsey. D’ailleurs, cocher (« driver »)et maître-charpentier, il a dû être souvent chargé de faire le sale boulot à la place des contremaîtres et des planteurs. Or déviation du récit, Solomon Northup prend soin, dans sa relation de 1853, de ne pas trop s’impliquer dans ces séances atroces, insupportables, de torture et de fouettement. Ladite scène dans le film, par contre, concernant celle même qu’il n’a pas sauvée pendant qu’il était encore temps en la noyant dans la rivière James, constitue indéniablement un autre climax du film.
Ménageant le lecteur, les narrateurs des slave narratives dosent la cruauté des maîtres, afin de ne pas trop choquer l’audience sensible (femmes et hommes blancs), de peur qu’ils décrochent. Sur l’écran, ces moments d’ellipse ou de silence se traduisent par des arrêts sur les paysages (swamps, ‘Spanish mosh’, sycomores et ciels enflammés), par des close up sur viennent meubler quelques répits dans les séquences d’horreur et de terreur totales. Mais le film réalisé par Steve McQueen livre la réalité dans sa forme la plus brute. Il nous montre par exemple la séparation des familles lors des ventes d’esclaves ; brisées, les mères (comme Eliza) à jamais « irrécupérables », soumises alors à de nouvelles ventes, souvent de mal en pis. Mais dont la suite reste tout aussi souvent à jamais « inconnue », effacée. Le réalisateur a su agencer la tension et la porter au maximum : il met en scène les différents points culminants de désespoir le plus total. Ainsi lorsqu’il se décide enfin à prendre la fuite, Salomon se ravise parce qu’il tombe sur des chasseurs préparant placidement deux fugitifs à la corde, sur le point d’être lynchés. Il faut ici insister, à ceux qui jugent le film exagérément « violent », que le plasticien McQueen nous épargne la chasse à l’homme, et qu’il travaille l’esthétique du scénario au point de ne rendre que le « cliché » (soit la carte postale : les hommes blancs munis de fusils faisant cercle autour des deux « proies », surveillées de près par les molosses). Ce n’est donc pas le sensationnisme à tout prix qu’il a visé, mais l’épure apportée aussi bien dans l’image que dans le récit. McQueen est un plasticien qui tourne la caméra et l’arrête quand il le faut. On est loin d’un classicisme commercial qui aurait davantage travaillé l’action. Ou encore, celle où; fatiguée de vivre, la pitoyable Patsey accourt vers Salomon dans une espèce de délire, le priant de la tuer pour qu’elle en finisse avec cette vie. Ou encore celle où Platt ayant frappé son contremaître, racaille blanche, attend paralysé de stupeur, sur fond d’une musique stridente, la vengeance de son supérieur qui a le droit d’achever son « meuble » après pareille tentative d’homicide. Condamné à être lynché, il est pendu à l’arbre près des cases des esclaves, mais relâché par l’intervention du second contremaître, étrange shérif qui reste dans les parages, pendant que Solomon, la corde toujours autour du cou, faillit étouffer. C’est là une des nombreuses scènes les plus difficiles, puisque sauvé de justesse par le contremaître qui coupe la corde, il le laisse toutefois les mains ligotées et le corps suspendu au-dessus du sol. C’est donc en trépidant d’un pied à l’autre, pendant dix minutes que le « Nègre » insubordonné flotte entre vie et mort. Entre mort et vie, une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue, le supplicié Platt danse, comme ses pauvres frères et sœurs balançaient sur leurs pieds fatigués sur ordre de la maîtresse jalouse certains soirs de grande tension conjugale… Solomon trépigne la boue pendant des heures, effort qui lui demande la plus intense concentration, afin de ne pas s’étrangler…piétinant, pendant que les autres esclaves s’affairent autour du mort-vivant sans le secourir, par peur d’avoir droit à une lourde punition. Libéré par son ‘bon maître’ après une insupportable agonie, devant les yeux de l’épouse du planteur qui surveille la scène depuis la véranda, c’est un autre moment de détresse car Hart lui annonce qu’il le vendra « pour son propre bien. » Tout cela sans chercher à révéler les autres modes de coercition et de violence pourtant si répandus à cette époque. Car des trois maîtres de Platt, seuls deux se détachent et s’opposent : William Ford et Edwin Epps. Le premier est un « bon maître », tandis que le second est une brute dangereuse, qu’il soit sobre ou ivre.
En conclusion, « Brutal but brilliant, this remarkable retelling of the evils of slavery is hard to watch but you MUST see 12 Years a Slave », titrent les comptes rendus canadiens (19), pays frontalier qui symbolisait pour tant de runaways « the free Nord »…Les yeux clos, l’on entendra encore la bande sonore avec les gospels et les chants de travail. Un chant spirituel, celui accompagnant l’enterrement du « vieux nègre » décrépi qui s’écroule sous le fouet du commandeur, épuisé de fatigue, est rejoué au moment de sortir de salle. Bien qu’encore absent aux Pays-Bas, pays de résidence du réalisateur, et déjà retiré de l’affiche après trois semaines dans les « theatre movies » outre-Atlantique, le film a l’effet d’une bombe, aussi spectaculaire et mémorable que celui qu’eut, en 1854, Uncle Tom’s Cabin ou son adaptation théâtrale. Couronné de neuf Oscars, Twelve Years a Slave ne fait toutefois pas l’unanimité et certains journalistes français le trouvent trop hollywoodien(20), tandis que des historiens lésinent sur le caractère véridique de cette chronique époustouflante.
Que le CIRESC ait déjà consacré un séminaire au film (le 13 février) est un premier couronnement pour un film remarquable qui traite de l’esclavage aux Amériques mais tout aussi bien pour l’archipel caribéen et ouvrira, espérons-le, la voie à de réels débats où spécialistes de littérature, traducteurs, chercheurs du septième art et d’Histoire s’écoutent et s’entendent, qu’un vrai progrès interdisciplinaire soit ainsi possible, traversant enfin les barrières géographiques et linguistiques entre différents aires de recherche.

1-Voir interview publiée dans Haaretz. Neta Alexander, « Between’12 Years a Slave’ and Anne Frank: Steve McQueen sits down with Haaretz », Haaretz February first 2014 accessed February 14th.
2- McQueen dédie son film mémoriel à tous ses ancêtres disparus dans l’anonymat. Le lien explicite dans ce travail de « culture mémorielle » n’est pas anodin.
3-Voir Gyssels Kathleen, Sages sorcières? Révision de la mauvaise mère dans Beloved, Praisesong for the Widow et Moi, Tituba, New York, Lanham : University Press of America, 2001.
4- Publié en 1966 par l’auteur de Sophie’s Choice, et du fondateur de la Paris Review, le roman relate la déposition du meneur de la révolte, Révérend Nat Turner, qui nous donne tous les arguments légitimant son attaque de plusieurs plantations avec une trentaine de « fidèles » de formation fort inégale. Parmi toutes les déchirures et dislocations vécues par le « life stock », McQueen à son tour insiste avec raison sur l’impact des ventes successives d’un esclave qui passa de main en main, souvent séparé des siens, ainsi que sur le travail de charpentier dans lequel excellait aussi Solomon.
5-La première traduction avait été publiée aux éditions belges Le Sycomore sous le titre An American Story (1980). La nouvelle traduction aux Ed. Entremonde présente le grand avantage par rapport à l’a traduction paru aux éditions c’est ces qualités littéraires et son exactitude.
6-Auteur de la slave narrative la plus célèbre: Narrative of the Life of Frederick Douglass (1845). Diplomate de la cause noire, l’auteur se rendra d’ailleurs à Saint-Domingue pour admirer la première République noire du Nouveau Monde.
7-William Wells Brown est le premier Noir à écrire Clotel or the President’s Daughter (1853), puis une pièce de théâtre, The Escape (1858).
8- Franklin John Hope, Higginbotham Evelyn, From Slavery to Freedom: A History of African Americans, (1947) Random House, 6th printing, 2004, New York, USA, p. 155.
9- Orlando Patterson, Slavery and Social Death : a Comparative Study, Harvard University Press, 1982
10- John Blassingame, Slave Testimony-Two Centuries of Letters, Speeches, Interviews and Autobiographies, Louisiana State University Press, USA, 1977.
11- Il existe pourtant les captivity narratives. Pour la Révolution haïtienne, voir Popkin, Jeremy, « Facing Racial Revolution : Captivity Narratives and Identity in the Saint-Domingue insurrection », Eighteenth Century Studies 36.4 (2003) : 511-533. Voir Kathleen Gyssels, Passes et impasses dans le comparatisme caribéen postcolonial. Cinq traverses, H Champion, 2010, chapitre 4. Un article en anglais sur le premier volume de la trilogue de Bell est affiché sur le site de l’Association Femmes au-delà des mers. http://femmesaudeladesmers.com/les-femmes-dans-la-revolution-haitienne/
12- Lire à ce propos Renée Larrier, in Marie Agnès Sourieau et Kathleen Balutanski, eds., Haiti. Ecrire en pays dominé. Writing under Siege (Rodopi 2004, « Francopolyphonies »).
13- John Blassingame, « Using Slave Testimony: Approaches and Problems », Journal of Southern History, n°41, 1975, p.473-492, p. 492.
14- C’est ce que l’Américain Madison Smartt-Bell a également bien rendu dans sa trilogie sur la Révolution haïtienne (All Souls’ Rising, 1995, traduit comme Le Soulèvement des Ames, Actes Sud, 1996) Lire Kathleen Gyssels, Passes et impasses dans le comparatisme caribéen postcolonial. Cinq traverses (H Champion, 2010). Le chapitre 4 oppose et compare la représentation de Toussaint Louverture et de la Créole (blanche) dans les romans de Jean-Claude Fignolé et de Smartt-Bell.
15- Douglass, Frederick, My Bondage and My Freedom, 1855, Ed. Black Rediscovery, Philip S; Fomer, Ed. New York, Dover Publications Inc., 1969.
16- Comme dans La Mulâtresse Solitude (avatar de la slave narrative, André Schwarz-Bart, Seuil, 1972) où une page blanche sépare le Livre Bayangumay, se déroulant en Casamance (Sénégal) et le Livre Solitude, se déroulant en Basse-Terre (Guadeloupe).
17- Le portrait la montre pourtant capable de compassion et d’intelligence au départ : devinant que Platt a des origines différentes, qu’il n’est pas comme les autres esclaves, elle lui fait confiance en l’envoyant chercher des marchandises. La « concubine » par contre sera un souffre-douleur, jouet du maître ivre. Le couple, soulignons-le, n’aura pas d’enfants, comme si la malédiction de l’esclavage le rendait stérile.
18- Le thème du « lynching » est longtemps ce à quoi même Morrison ne s’est pas jugée « apte »…et que McQueen traite sobrement. Une exposition (« Sanctuaries.org »), à New York, a rappelé l’existence de cartes postales de ces chasses à l’homme. http://www.youtube.com/watch?v=CYa2F7U50wE
19- Brian Viner, online, Mailonline: accessed February 11, 2014. http://www.dailymail.co.uk/tvshowbiz/reviews/article-2536824/Brutal-brilliant-This-remarkable-retelling-evils-slavery-hard-watch-MUST-12-Years-A-Slave-says-film-critic.html
20- Dans Le Nouvel Observateur, les avis sont partagés entre ceux qui le trouvent « un film magnifique et cruel » et ceux qui le trouvent « trop académique » .
///Article N° : 12080

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