Nous, anticolonialistes

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Kaddour Haddadi, compositeur et interprète. De son groupe de rap MAP en passant par les festifs HK et les Saltimbanks, ce Roubaisien de parents algériens navigue entre ses appartenances multiples pour parler à l’universel. Dans son dernier projet, Les Déserteurs, il s’entoure de musiciens chaâbis pour reprendre des airs de chansons françaises. Il revient, pour la Revue « La Marche en héritage. L’héritage culturel de la Marche pour l’égalité et contre le racisme (1983-2013)« , dirigée par Anne Bocandé, sur ses souvenirs de ce moment en France. 

AU MOMENT DE LA MARCHE pour l’égalité, j’avais 7 ans. On peut dire que je suis de « la génération d’après ». Le seul souvenir que je garde de cette époque, ce sont mes grandes soeurs et frères, que je voyais régulièrement partir « manifester pour l’égalité ». Je me souviens aussi de tous ces badges Touche pas à mon pote de toutes tailles. Ils fleurissaient comme par magie! J’ai compris, bien plus tard, qu’il n’y avait rien de magique là dedans ! Ces jeunes français issus de l’immigration, pour beaucoup juste majeurs, représentaient une part de marché électoral non négligeable. Les responsables politiques de l’époque ont mis beaucoup d’énergie et beaucoup de moyens, pas mal de cynisme aussi, pour s’employer à récupérer le mouvement et se poser en porte-parole de cette jeunesse des quartiers.
Il faut bien avouer qu’ils y sont arrivés.

Il ne s’agit pas, pour quelques-uns, de passer de l’autre côté de la barrière. Nous devons dynamiter cette barrière. De toutes parts, des détonations par milliers comme autant de brèches et de passages

Comme je le disais en préambule, je n’ai pas participé à cette bataille-là. Je fais partie de cette génération d’après qui a reçu en héritage ce combat pour l’égalité. Pour ma part, j’écoute toujours respectueusement nos grandes soeurs et frères quand ils témoignent de ce qu’ils ont fait et de ce qu’ils ont vécu quand ils nous transmettent leur part d’Histoire. Mais aujourd’hui, nous devons, nous, générations d’après, continuer à écrire l’histoire avec nos propres mots, nos propres idées, notre façon de voir et de vivre le combat. En tirant toujours, nous sommes bien d’accord, les leçons du passé. Je sais qui je suis, je sais d’où je viens parce que j’y suis encore : Je suis cet enfant d’immigrés algériens, qui a grandi dans ce quartier populaire de Roubaix.

Comme des centaines de milliers d’enfants d’immigrés de ma génération, mes parents se sont battus pour que mes frères et soeurs ainsi que moi-même recevions la meilleure éducation possible. Ils pensaient à notre élévation sociale. ils voulaient que nous devenions architectes, ingénieurs, professeurs ou médecins. Ils nous disaient souvent que nous devrions « travailler deux fois plus que les autres pour y arriver ». Malgré toutes les discriminations qu’ils ont pu subir, et Dieu sait qu’il y en eut, beaucoup ont pu exaucer le voeu de leurs parents. Au niveau de l’ascension sociale individuelle, c’est un fait, il y a eu beaucoup de chemin parcouru en trente ans. Les plus hautes fonctions ne sont pas encore accessibles aux enfants d’immigrés de ma génération, mais on peut jurer qu’avec le temps, le talent et l’acharnement de certains finiront par payer- pour eux. En effet, si nous devons bien sûr saluer ces exemples de réussite, nous ne pouvons pas nous en satisfaire.

La bataille pour l’égalité de nos grandes soeurs et frères s’inscrit dans un combat plus large : celui de l’anticolonialisme sous toutes ses formes.

Le combat pour l’égalité ne peut pas se limiter à une somme de réussites individuelles. Il ne s’agit pas, pour quelques-uns, de passer de l’autre côté de la barrière. Nous devons dynamiter cette barrière. De toutes parts, des détonations par milliers comme autant de brèches et de passages ; jusqu’à ce que cette barrière n’ait plus aucun sens, aucun pouvoir, aucune raison d’exister. Jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un vulgaire vestige. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de dedans et de dehors. Certains diront que c’est certainement encore injuste, mais je pense que celui qui est né discriminé, au milieu de milliers d’autres, n’a pas le droit de se battre pour lui seul. Il doit, bien sûr, lutter pour aller le plus haut possible ; Mais il doit aussi emmener avec lui deux, trois, quatre, cinq personnes qui elles-mêmes en emmèneront chacune deux, trois, quatre, cinq. Il doit faire cet effort. Nous devons tous faire cet effort qui, en fait, n’en est pas un, je parlerais plutôt de pacte.

C’est comme ça que je vois les choses : un cheminement individuel inscrit dans une conscience collective.

Dans le combat face à toute forme de domination et d’oppression, on peut définir quatre phases :
1 – le renoncement/l’acceptation ;
2 – le combat pour soi. Pour ses droits ;
3 – le pour-soi ET pour son voisin qui subit la même oppression : la première des convergences, celle du NOUS opprimés ;
4 – le combat au nom de valeurs et d’idéaux communs. Le refus de l’oppression pour ce qu’elle est : une faute, une déviance, un crime. Qu’elle nous vise directement ou qu’elle en vise un autre.

C’est à cette quatrième phase que j’aspire personnellement. Je crois en ce NOUS. Je sais bien que dépasser les frontières habituelles de l’oppression n’est pas une mince affaire, que les obstacles sont nombreux! Mais c’est, au fond de moi, ce en quoi je crois et ce pour quoi j’ai envie d’agir. La bataille pour l’égalité de nos grandes soeurs et frères s’inscrit dans un combat plus large : celui de l’anticolonialisme sous toutes ses formes.

Je veux m’inscrire dans ce « NOUS » anticolonialiste.

///Article N° : 12064

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