« Une histoire appartient à la communauté »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Zakes Mda (Afrique du Sud)

Paris, octobre 1999
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Les lecteurs français ne connaissent pas grand chose sur vous. Pourriez-vous nous dire quel a été votre parcours professionnel et quels sont vos goûts littéraires ?
J’ai d’abord été professeur pendant plusieurs années au lycée, puis à l’université, en Afrique australe et aux Etats-Unis, à l’université de Vermont. j’ai vécu hors d’Afrique du Sud pendant presque 22 ans, en exil. J’ai quitté l’Afrique du Sud en 1963 pour des raisons politiques, en même temps que toute ma famille. J’ai vécu ces 22 années en Afrique, en Amérique et au Royaume-Uni en tant que réfugié. Je me suis aussi consacré à l’art, en tant que peintre, compositeur, scénariste et bien sûr dramaturge. La plupart de mes pièces ont été jouées en Afrique du Sud et aux Etats-Unis. Puis, je suis retourné en Afrique du Sud en 1995, après nos premières élections, notre libération, et j’y suis resté depuis, en me consacrant pleinement au travail d’écriture. J’écris principalement des roman, des scénarios pour la télévision mais j’ai aussi créé ma propre société de production et produit des films pour la télévision.
Avez-vous subi des influences littéraires qui vous particulièrement marqué ?
C’est difficile à dire, parce qu’elles proviennent de beaucoup d’auteurs. Elle viennent par exemple d’écrivains sud-africains. Elles viennent aussi d’un certain nombre d’écrivains d’Afrique de l’Ouest tels que Wole Soyinka, Chinua Achebe, mais aussi d’écrivains occidentaux. Pour beaucoup d’entre eux, je pourrais dire que, le contact de leur œuvre m’a aussi influencé.
J’ai constaté deux modes d’écritures dans votre roman : l’un renvoie à une écriture classique et l’autre, plus proche du mode d’expression oral typiquement africain.
Je ne vous contredirai pas. Il est vrai que la plupart de mes œuvres sont influencées par notre littérature orale d’Afrique du Sud, dans le mode de narration que j’utilise mais aussi par le genre d’histoire racontée et le choix de la voix. En ce qui concerne le côté classique, je suis seulement d’accord avec l’influence exercée sur moi par la littérature classique africaine plutôt que par la littérature occidentale. En ce qui concerne l’écriture occidentale, je me sentirais plus proche de la littérature contemporaine, qui ne peut pas être qualifiée de classique. Mais dans la littérature classique africaine, je me sens tout autant concerné par l’écrit que par l’oral, parce que nous avons en Afrique une grande littérature classique orale qui m’a beaucoup influencé.
Vous utilisez également deux types de références à l’expression orale. La première renvoie aux dialogues extrêmement vivants et humoristiques. La deuxième consiste à désigner certains personnages en fonction de leurs statuts sociaux, de leurs qualités, de leurs défauts et non tout simplement par leurs noms réels. Cette démarche est-elle consciente, ou est-ce le fruit de l’inspiration ?
Cela m’est venu naturellement, sans que j’y pense, parce que c’est comme ça que nos grand-mères nous racontent les histoires. Parce que, dans ma culture, l’art de raconter les histoires est aux mains des grand-mères. Elles sont les gardiennes de nos histoires, de la manière dont elles sont racontées, et comment les gens sont nommés. Vous savez, ils sont nommés à cause de leurs caractéristiques ou des choses qu’ils font. Tout le village décide d’appeler une telle  » la Femme de la Montagne  » et tout le monde sait de qui il s’agit. Donc, tout ce que j’ai fait, c’est transférer ce qui se passe dans le monde dans lequel je vis sur la page blanche. Ma manière de raconter les histoires n’est pas une manière occidentale, où le narrateur est omniscient. Ici, l’histoire est racontée par une voix collective. Parce que ce nous est le pluriel qui raconte l’histoire. Aucune personne ne possède une histoire dans ma culture, une histoire appartient à tout le monde et n’importe qui peut la raconter. C’est notre histoire : on a vu ci, on a fait ça, etc.., en tant que communauté. Mais je n’expliquerais pas cela à l’un d’entre eux, à quelqu’un de la même culture que moi. Ils ne comprendraient rien à ce que j’essayerais d’expliquer, là où il n’y aurait pour eux qu’une histoire que nos grand-mères racontent au coin du feu. Et même pour les noms des personnages, ça se passe comme ça.
les femmes tiennent un rôle très important dans votre roman. Elles ont souvent une très forte personnalité, de sorte qu’elles mènent l’histoire du début à la fin. Ces femmes sont-elles imaginaires ou révèlent-elles une réalité sud-africaine ?
Je dirais les deux. C’est à la fois de la fiction et de la réalité… Je viens d’un pays où les femmes sont traditionnellement marginalisées et opprimées, à la fois par le système et la société patriarcale. C’est donc aussi une réalité de ma culture au sens moderne du terme, où il y a plein d’agressions à l’égard des femmes, y compris beaucoup de viols. Mon pays est la capitale mondiale du viol. Mais en même temps, je viens d’un pays où les femmes ont été très impliquées dans le mouvement de libération, et y ont joué un rôle leader. Notre société est encore tenue par des femmes. Vous comprenez donc la contradiction. Notre pays a le plus haut pourcentage de femmes au Parlement en Afrique, et sans doute l’un des pourcentages les plus élevés au monde, plus élevé que celui de la France par exemple. Pourquoi ? Parce que les femmes sud-africaines ont été assez fortes pour se battre pour ça. Ce n’est pas venu de la galanterie des hommes ! En se battant pour la libération générale du pays, elles se battaient pour leur propre libération. Leur oppression avait deux têtes. Dans l’univers que je crée, c’est donc à la fois la réalité et tout son contraire.
J’ai pris beaucoup de plaisir à vous lire. J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de violent, d’horrible même dans l’histoire que vous racontez, et en même temps, votre roman est plein d’humour, de jeux de situations. Tout se passe comme si vous vouliez aider le lecteur à supporter la tension de l’intrigue, grâce à ces petits moments drôles et relaxants…
Oui, c’est fait consciemment, parce que chacune des morts dont je parle dans ce livre – et j’insiste sur le fait que ça concerne chacune d’entre elles – est une mort qui s’est véritablement produite dans la réalité… exactement comme elle est arrivée. Je n’ai rien inventé. Chaque mort vient d’un article de journal, ou de gens que je connaissais. Quand la jeune fille recherche son frère qui est à la morgue et qu’elle regarde les corps, c’est en fait arrivé à ma propre cousine, quand son frère avait disparu. Vous vous rendez donc compte que ces morts dont je parle sont des morts qui ont vraiment eu lieu, que j’ai appris par les journaux, ou par la télévision, ou bien des gens que j’ai personnellement connu, des membres de ma famille ou autres ? Il n’y a pas d’invention. Mon roman aborde là un épisode fort bien connu de l’histoire de mon pays. Ce sont des morts dont nous nous sommes réellement rendus responsables, car que les gens étaient en train de s’entre-tuer. Bien sûr, la main de l’apartheid n’était pas loin, en toile de fond. Mais les mains qui ont véritablement perpétré ces crimes sont nos propres mains. Mais j’ai voulu montrer qu’au-delà de cette réalité, il y avait de l’humanité quelque part, qui fort heureusement allait prendre le dessus, et triompherait de la folie qui sévissait alors. Je voulais trouver de l’humanité, y compris dans les moments les plus pourris, parce que véritablement, même submergés par la mort, dans ma culture, on rit. Parce que le rire apaise la souffrance, même lorsqu’on est complètement opprimé. A notre plus haut point d’oppression, nous riions, nous blaguions sur nos propres souffrances. On s’asseyait et on blaguait et on riait d’un tel qui avait été arrêté et battu à mort. C’était notre seul moyen de la maîtriser. C’est ainsi que nous avons survécu, grâce au rire et à l’humour. C’est sans doute de là que me vient ce goût pour le rire, tout aussi présent dans le roman que je suis en train d’écrire.
Malgré tout ce que l’on vient d’évoquer, j’ai envie de dire que ce roman est une histoire d’amour.
Et bien, oui, c’est une histoire d’amour. J’ai réalisé cela plus tard, bien sûr. Pendant son écriture, je n’étais pas en train d’écrire une histoire d’amour, mais quand je l’ai lue, je me suis rendu compte que c’en était une. C’est un amour différent de la normale, au sens où il s’y passe une relation assez étrange. Mais c’est un roman d’amour. Beaucoup de gens s’en sont rendus compte récemment, lorsqu’il a été adapté et joué au théâtre, il y a deux mois, en Afrique du Sud. C’est devenu une pièce très populaire. Ils ont valorisé le coté amoureux et le livre est devenu un roman d’amour.
Les relations entre les hommes sont extrêmement violentes. Le personnage qui s’appelle Toloki a de très violentes relations avec son père. Cela vient-il de faits réels ?
C’est de la fiction, bien sûr. Mais c’est aussi basé sur ce qui se passe quand vous considérez que les hommes, après avoir vécu les problèmes du dehors, doivent partager un espace si réduit que cela en fera des ennemis. On retrouve alors cette figure de dysfonctionnement relationnel entre père et fils.
Quelle est la fonction du souvenir dans votre roman ? Quelle conscience de la tradition cela implique-t-il ?
Pour être authentique, le poids de la tradition orale exige que j’utilise les mêmes modes littéraires que ceux utilisés par les personnages sur lesquels j’écris. Leur richesse littéraire leur vient des générations précédentes. J’ai d’ailleurs acquis les formes littéraires traditionnelles par ce mode de transmission de génération en génération, mais je doute malheureusement qu’elles parviennent à mes enfants. Aujourd’hui, tout cela est sans doute plus mort que vivant, bien qu’il y ait des gens qui tentent de le remettre au goût du jour. Mais, le plus important, c’est que cette littérature était originellement coopérative. Elle devait avoir en elle ces qualités divertissantes, ces qualités artistiques qui ont rendu possible sa mémorisation par le conteur, afin qu’elle parvienne à la génération suivante toujours intacte. Donc le mode que j’utilise dans la narration vient de cette tradition, mais pas le fait d’écrire en tant que tel. Si j’utilise cette forme d’expression qu’est l’écriture en lui donnant une forme plus proche de la tradition orale, cela devient vraiment efficace de raconter une histoire. Et quand quelqu’un vient à la lire, au moins peut-il appréhender l’atmosphère de cet environnement culturel. Comment cela est-il rendu possible ? C’est parce que j’utilise le mode du conte, celui de ces gens qui sont capables de rendre compte le plus efficacement possible. Cela passe par la voix communautaire qui raconte l’histoire. Comme je l’ai déjà dit, une histoire appartient à la communauté. Ce n’est pas comme ici où la notion de propriété est appliquée même à une histoire. Dans ma culture, c’est notre histoire. Qui veut la dire peut le faire. L’art est une activité commune. Donc nous participons tous, nous produisons de l’art et nous apprécions l’art collectivement. C’est notre tradition. Si vous allez dans les zones rurales, dans les villages, c’est toujours comme cela. Mais en ville, c’est complètement différent. Ils l’ont oublié à cause du contexte urbain.
On peut lire votre roman comme un hommage aux petites gens, à ceux qui doivent trimer et faire preuve de débrouillardise pour pouvoir s’en sortir. Aviez-vous l’intention de rendre un hommage implicite à ces gens ?
Il est vrai qu’une sorte d’hommage à notre culture est aussi présente.
N’y a-t-il pas une mentalité spécifique chez ces gens qui s’aident mutuellement ?
Cela fait partie de la vie de ces gens, parce qu’ils créent entre eux une grande interdépendance. Ce n’est pas comme dans les villes, où chacun vit pour soi-même. Nous vivons les uns pour les autres. C’est un concept connu en Afrique du Sud sous le nom d’ubuntu, ce qui signifie que l’humanité est présente en nous : je suis une personne à travers vous, parce que vous êtes une personne. Sans vous, je suis dévalorisé en tant que personne…
Il y a une dimension magique tout au long du roman. Il suffit qu’un personnage pense à sa propre mort pour qu’il tombe mort foudroyé. En vous lisant, je me demandais si vous n’aviez pas été influencé par certains écrivains d’Amérique du Sud ?
On m’a tant de fois posé cette question ! Ici encore, je vous dirai une chose et son contraire. Je veux que vous sachiez que j’ai quelques réserves sur le terme magie lui-même, lorsqu’il s’applique à mon travail d’écrivain. Je suis d’accord avec l’idée de magie en ce qui concerne mes romans et mes pièces datant de l’époque du lycée, etc… Alors que je ne connaissais rien de l’existence de cette littérature sud-américaine, j’utilisais déjà cette magie, je m’en saisissais, parce que c’est justement cette magie-là que je trouve dans les sociétés sur lesquelles j’écris.. Le surnaturel fait partie de leur vision. Cela ne contredit en rien ce que vous appelez la réalité objective. Ce que vous appelez le surnaturel est à leur yeux, une réalité objective. Tout ce que je fais alors, c’est de le traduire. Un exemple : une histoire qui m’a été contée par une personne des éditions Dapper qui rentrait du Cameroun où elle a assisté à un rite funéraire singulier : autour du cercueil, les gens sont assis en cercle, s’enduisent le corps de vin de palme, et font des prières. Ils invoquent le mort et lui demandent de renaître, de se lever et de venir les rejoindre. Et ils croient véritablement que cette personne se lève et se tient parmi eux. Ils ne la voient peut-être pas, mais elle est là avec eux. Si je devais écrire cette histoire, je ferai lever littéralement le défunt et le mettrais parmi les vivants. Ce n’est pas de la magie : je ne ferais que traduire les croyances de ces gens. Parce que c’est comme cela qu’ils voient le monde. J’ai toujours écrit de cette manière. Les œuvres de ces écrivains sud-américains, Marquez, Lorca et les autres, je les ai lus après. J’ai réalisé que ces gens font quelque chose de similaire. Mais là où je ne suis pas d’accord avec eux, c’est quand ils décrivent un monde magique comme s’il était réel, alors que moi, j’interprète la réalité de ces peuples, avec leurs croyances bien réelles.

///Article N° : 1201

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