Écran pour tous ?

Personnages gays dans trois films phares tunisiens

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Le cinéma tunisien, le plus ouvert des cinémas arabes dans ses représentations de l’espace intime, construit depuis longtemps des personnages pudiques à l’aide d’une caméra qui, si elle se détourne de l’acte sexuel (homo ou hétérosexuel), ne se voile cependant pas la face. Le label identitaire qui désigne l’orientation sexuelle ayant de fortes résonances politiques et culturelles, il convient de comprendre, en tant qu’Européen, ce que les représentations de l’homosexualité ou de la bisexualité recouvrent dans le contexte tunisien. Or, les personnages gays qui paraissent à l’écran tunisien semblent présents presque par effraction, tant ils posent de graves questions.

Regardons de près trois films phares du cinéma tunisien qui ont osé représenter des personnages gays. Les deux premiers, Rih el essed/L’Homme de cendres de Nouri Bouzid (1986) et Khochkhach/Fleur d’oubli de Selma Baccar (2005) construisent des personnages homosexuels masculins ; Bedwin Hacker de Nadia El Fani (2002) propose les images de deux figures bisexuelles féminines. Chaque récit filmique renvoie l’indicible de la préférence sexuelle de ses personnages à tout un système socioculturel de non-dits qui ensemble contient et dépasse la sphère de l’intime.
La construction du personnage homosexuel masculin
Ce qui frappe si l’on observe les codes sociaux tunisiens, c’est le silence fait autour de l’homosexualité. Comme si elle n’existait pas. Sa présence ne se livre qu’en creux. Le Code pénal tunisien, par exemple, s’il criminalise la sodomie dans son article 330 (1), ne fait référence explicitement à l’homosexualité nulle part. Quand bien même, c’est cet article précis que la police invoque pour arrêter des homosexuels (2), le silence fait autour d’une pratique non nommée juridiquement est éloquent. Ce mutisme est un phénomène relativement récent dans le monde arabo-musulman : l’homosexualité masculine inspire des textes poétiques, érotiques et même des articles de jurisprudence détaillés tout au long de l’âge classique jusqu’au milieu du XIXe siècle (qui correspond à la colonisation). L’attirance des hommes pour les hommes y est chantée avec autant de lyrisme hyperbolique que celui des hommes pour les femmes (3). L’homosexualité féminine, quant à elle, ne reçoit guère d’attention dans ces écrits andro-centriques : c’est comme si elle n’existait pas pour leurs auteurs. Elle est hors sujet.
Le fait que l’homosexualité masculine apparaisse dans l’arsenal des désirs masculins sans se détacher de façon singulière du reste du discours amoureux peut recevoir plusieurs interprétations. Pour Boudhiba, elle est compensatoire, cachée puisque « les relations sexuelles sont limitées aux seules possibilités permises par la nature du nikah’ [accouplement marital]. » (255). Si, curieusement, Bouhdiba décrit le désir homosexuel et son accomplissement comme appartenant à une « fantaisie passagère » (257), subreptice face à l’interdit religieux du sexe hors mariage, El Rouayheb, quant à lui, conclut à l’existence d’une tradition de pratique homosexuelle pour laquelle il n’existe pas de mot, autour de laquelle ne s’est élaboré aucun concept (4). Mis à part les caricatures obscènes du folklore populaire ou les poèmes ardents du répertoire amoureux classique, l’homosexualité ne fait l’objet d’aucun discours, comme si, finalement, elle n’existait qu’au stade de fantasme.
Joseph Massad (5) met en garde contre un discours occidental politique réducteur et ethnocentrique qui imposerait les catégories élaborées par les organismes d’Europe et des États-Unis sur des sociétés dont le regard diffère sur ses propres pratiques. Ces dernières s’inscriraient dans un continuum qui rejetterait la binarité hétéro/homosexuelle occidentale. Selon lui, ce qu’il appelle « l’Internationale Gay » se proposerait de libérer hommes et femmes homosexuels, bisexuels et transgenres de la répression de l’homosexualité en pays arabe, en les transformant de praticiens en sujets fixes définis comme homosexuels ou gays (6) selon des critères culturels et politiques strictement occidentaux. Massad voit dans cette entreprise une nouvelle forme d’orientalisme : alors que, jadis, l’Occident voyait dans l’Orient le lieu désiré de l’assouvissement de tous ses fantasmes sexuels, le lieu à conquérir, aujourd’hui il attaque l’Orient pour sa répression des libertés sexuelles (tout en lorgnant sur le paradis du tourisme sexuel clandestin qu’il représente !). Le résultat, conclut Massad, est que cette tentative de libération sexuelle par l’Occident finit par imposer sur l’Autre (à libérer) un label politique identitaire venu d’ailleurs dans lequel le sujet ainsi classifié ne se reconnaît pas forcément, qui l’isole de sa pratique, de sa société et, plus grave, de sa sexualité.
En incitant le discours sur l’homosexualité là où il n’existait pas auparavant, l’Internationale Gay finit par hétérosexualiser un monde que l’on force à se fixer en termes binaires occidentaux. Comme la plupart des civilisations non occidentales, la civilisation arabo-musulmane n’a jamais souscrit à ces catégories. Leur imposition entraîne des conséquences aux antipodes de la libération : (…) l’hétérosexualité devient obligatoire étant donné que l’alternative, présentée par l’Internationale Gay signifie un marquage hors norme, avec tous les risques et les désavantages qu’un tel marquage implique. (383-384).
Le silence sur l’homosexualité ou la bisexualité présente plusieurs dimensions qu’il convient de prendre en compte pour mesurer. les conséquences de la prise de parole ou plutôt de la représentation au cinéma. Ce mutisme peut enchâsser le secret honteux de la sexualité hors mariage, du tabou religieux ; il peut masquer une pratique qui menace le fondement même du patriarcat.
On tait aussi une pratique dans un univers où l’identité homosexuelle ou lesbienne (et la revendication de cette identité) n’a pas de nom, n’a pas droit de cité, ne s’ancre dans aucun discours
Dans ces circonstances, mettre en images un coming out ne va pas sans encombres : ainsi le tout dernier film qui aborde l’homosexualité de front, Le Fil (2010) de Mehdi Ben Attia, sur l’histoire d’un jeune homme, Malik, qui déclare son homosexualité à sa mère, n’a toujours pas été montré en Tunisie.
Quant au film commercial Histoires tunisiennes (2012) de Nada Mezni Hafaiedh, il effleure le sujet en montrant, dans un des multiples récits du film, une jeune femme qui découvre que son mari est homosexuel. Celui-ci a été projeté en Tunisie et, comme souvent quand un sujet abordé dérange, la critique (négative) n’a pas fait mention de cet épisode du film. À nouveau, donc, le silence.
Dans les trois films pionniers ci-dessous, les personnages gays masculins sont représentés dans un enfermement terrifiant et muet qui sévit grâce à la combinaison toxique d’un manque de discours, d’une pratique clandestine mais sue, de l’inscription de l’attirance pour le même sexe comme anti-mariage, non virile, parfois violente et, en dernière analyse, indigne d’un discours (L’Homme de cendres et Fleur d’oubli). Les personnages lesbiens ou bisexuels féminins, quant à eux, s’inscriraient plutôt dans une mouvance jouissive plus tranquille, qui s’amuse de sa clandestinité (Bedwin Hacker). les Tunisiens
Le personnage gay masculin opprimé
L’Homme de cendres (1986) de Nouri Bouzid et Fleur d’oubli (2005) de Selma Baccar construisent des personnages homosexuels masculins soit victimes, soit causes (par ricochet) d’abus du pouvoir patriarcal en marge du nikah’, comme nous le verrons ci-dessous. Dans les deux films, l’homosexualité est représentée de biais, et joue avec la notion du pouvoir patriarcal et ses manifestations directes et indirectes.
Dans L’Homme de cendres, Bouzid raconte l’histoire d’Hachemi (Imed Maalal) dont l’angoisse monte à la veille de son mariage alors qu’afflue à sa conscience le souvenir douloureux de son viol à l’âge de douze ans et de celui de son copain Farfat (Khaled Ksouri) par le maître charpentier Ameur (Mustapha Adouani) qui les avait pris comme apprentis. Pendant ce temps, apparaît sur un mur de la medina le graffiti : « Farfat n’est pas un homme ». Cette soudaine irruption du trauma refoulé menace tout l’ordre familial et social du monde d’Hachemi. Il doit choisir entre se rebeller contre la figure du père et souscrire à nouveau à l’ordre patriarcal. La figure du patriarche est double : celle d’Ameur, le maître charpentier violeur, figure de père autoritaire qui abuse de son pouvoir et « initie » les enfants Hachemi et Farfat à la charpenterie, mais aussi à une manifestation violente du sexe ; et celle, au présent, de son père qui cherche à emprisonner Hachemi dans un mariage qui l’angoisse (une angoisse de performance). À cette double entité masculine s’oppose celle de Hachemi et Farfat, deux êtres marginalisés par le monde patriarcal qu’ils rejettent. Hachemi a de sérieux doutes sur « l’épreuve de la virilité » (le mariage et le nikah’) et Farfat, mis au ban de la société par le graffiti révélateur de son homosexualité, rêve de quitter la medina étouffante de Sfax pour Tunis.
Les deux versants de ce Janus (7) souffrant parlent très peu. « Si ces personnages sont réduits au mutisme, c’est parce qu’ils sont marginalisés et n’ont plus aucune prise sur le monde qui les environne et les écrase. » (8) Ce monde qui les écrase est aussi celui de l’autocensure, facilitée par une culture qui nie l’homosexualité. Tout alors passe par le regard. Ainsi au mutisme social qui étouffe et condamne au silence l’amour du même sexe de Farfat se substitue le regard attentif du personnage de Hachemi, ajoute Benouanès. Et, ajouterais-je, celui de la caméra qui montre ce que les dialogues taisent et qui donne à réfléchir sur ce qui n’est pas explicitement énoncé. Ainsi, comme l’ont si finement analysé Ben Moussa et Lang (9), c’est la caméra qui « parle » pour les deux protagonistes qui se battent, torse nu dans l’atelier. Hachemi tente de calmer un Farfat complètement ivre dans l’ombre dorée de l’atelier de leur apprentissage. C’est le récit visuel qui révèle ici le désir que les personnages n’osent ou ne savent s’avouer dans des gros plans sensuels sur les torses des garçons, sous la même table sur laquelle ils ont été violés.
Pour comprendre comment se construit cette entité gémellaire, il faut donc retourner à la figure autoritaire du père, puissante, dominatrice, qui impose l’ordre familial et social et nie l’individu. « Le film est une critique radicale de tout un système sexuel qui exerce des pressions énormes sur l’individu pour qu’il se conforme à la norme. » (10) Si l’ordre patriarcal règne, c’est, dit Bouzid, qu’il a une longue histoire qui remonte au mythe de Abraham. « Dans notre tradition, la figure du père n’est pas associée au complexe d’Œdipe mais avec Abraham, qui était prêt a` sacrifier son propre fils… L’individu ne compte pour rien, le fils est soumis au pe`re et le sert, et la famille prend toute la place ide’ologique et sociale dans notre socie’te’… » (11).
Le cinéaste vise à détruire cette domination idéologique pernicieuse et tenace, afin de libérer l’individu par un « cinéma d’intervention » et de « persuasion clandestine » (12), qui pousse le spectateur à tirer ses propres conclusions.
C’est ainsi qu’il déconstruit l’ordre patriarcal dans ses films, et plus précisément dans L’Homme de cendres. Il ne construit pas un personnage « homosexuel » au sens où l’Internationale Gay de Massad l’entend : il produit un homme violeur (Ameur est l’avatar tyrannique et extrême du patriarcat qui aboutit à la violence pédophile) et construit deux personnages complémentaires qui tentent d’échapper à l’ordre du Père de diverses façons. Farfat le léger, qui bondit de terrasse en terrasse, rêve d’ailleurs et finit par tuer la figure du Père tyrannique, fait pendant à Hachemi le triste, qui, terrassé par le trauma ressurgi, continue à porter sa blessure d’homme violé. « Le film ne règle pas le conflit, la solution installe des interrogations dans la tête du spectateur qui sort avec des questions sur lui-même. » (13) Ainsi le jeu des corps des deux jeunes personnages à l’écran ne fait sens que construit par le spectateur dans le hors-champ, à partir de subtiles suggestions visuelles. La question de l’identité homosexuelle ne se pose pas en termes de revendication identitaire. L’attirance des deux jeunes gens l’un pour l’autre, filmée en demi-teintes, n’est pas non plus due à une victimisation partagée. La question se pose autrement : les deux jeunes gens évoluent à l’écran pour dénoncer le poids énorme d’un patriarcat qui reste abusif, et destructeur de « fils » et de femmes (comme on le voit dans le reste du film, qu’il s’agisse de la jeune fiancée passive ou des prostituées impuissantes dans la scène au bordel, d’une tristesse infinie). Pour s’attaquer à l’idéologie nocive du patriarcat, Bouzid façonne donc des représentations d’individus rebelles à qui il donne une humanité qui ne suit pas la norme de l’hétérosexualité officielle exigée par le Père. Les personnages deviennent alors les icônes vivantes de la désobéissance. Bref, leur homosexualité déclare leur insoumission, leur subversion du code autoritaire du Père, de l’État.
Le film écrit et réalisé par Selma Baccar, Khochkhach/Fleur d’oubli (2005), construit aussi un personnage homosexuel pour dénoncer les abus de pouvoir du patriarcat et du protectorat français. Le titre arabe, Khochkhach, désigne l’infusion de boutons de pavots que l’on administrait jadis aux parturientes après leur accouchement pour calmer leurs douleurs et les aider à dormir. Le film ouvre sur l’internement de Zakia dans un asile psychiatrique pour une cure de désintoxication : elle s’est accoutumée à la tisane opiacée donnée à la naissance de sa fille Meriem, une vingtaine d’années plus tôt. Le récit de son internement contient, en abyme et par retours en arrière, celui de ce qui l’a conduite à sa dépendance.
L’internement de la protagoniste est lui-même encadré par l’histoire de la Tunisie : celle du court règne de Moncef Bey, le prince bien-aimé des Tunisiens du 19 juin 1942 à son exil le 24 mai 1943, durant le protectorat français. « J’ai choisi de le situer là pour trouver une osmose entre le drame personnel de Zakia et le drame de la Tunisie », explique Selma Baccar (14).
Zakia, enfermée dans un mariage malheureux avec Si Mokhtar, mariage voulu par sa belle-mère, la formidable Lella Mannana, vit dans une magnifique villa une existence sans amour. L’époux, homosexuel, ne consomme son mariage que pour satisfaire à l’exigence de sa mère de produire un enfant. À la naissance de Meriem, Zakia goûte au khochkhach dont elle devient si dépendante qu’elle donnera sa fille en mariage à un producteur de pavots… Son accoutumance à la drogue finit par l’isoler de sa fille, de ses amis, de la famille au sens large et les voisins doivent la faire interner dans une institution dirigée par les Français.
Le personnage de Zakia (Rabia Ben Abdallah) s’inspire d’une femme ayant réellement existé ; or les cas de dépendance des nouvelles accouchées à l’infusion de pavot étaient extrêmement rares. « On ne m’a jamais raconté entièrement l’histoire de cette femme. Je l’ai brodée à partir des bribes de chuchotements, des phrases discrètes que j’ai entendues dans des moments de grande intimité. J’ai complété les pièces manquantes du puzzle. » (15) Comment une citadine bourgeoise des années quarante a-t-elle pu ainsi se clochardiser et sombrer dans la folie ? Pour calmer « La pire des douleurs physiques possibles pour une femme », « une douleur ressentie profondément dans sa chair », répond Baccar, « la douleur de la frustration du désir sexuel. » (16). Comme le désir homosexuel dans L’Homme de cendres, dans Fleur d’oubli, le non-dit du désir féminin est assourdissant.
Fleur d’oubli est à la fois un hymne à la résistance tunisienne contre le protectorat français qui enferme les aliénés tunisiens, et le récit d’une libération de l’individu (féminin ici) du carcan social patriarcal (17). Comment s’inscrit la représentation du mari homosexuel dans cet univers hétéro-sexiste patriarcal qui empêche l’épanouissement et la satisfaction du désir ? En réalité, le personnage secondaire de Si Mokhtar (Raouf Ben Amor) occupe très peu l’écran et demeure le plus souvent muet dans les rares scènes où il apparaît. On le voit dans une scène de sexe abrupt avec son épouse, dont il quitte la chambre sitôt l’acte consommé pour silencieusement rejoindre celle de son amant, le jeune serviteur Jaâfar (Mohamed-Ali Ben Jamaâ). On le voit en pleurs lorsque Jaâfar, sous la pression de Lella Mannana, est congédié. On le voit désarmé et distant face à la descente aux enfers de sa femme. Enfin, il sort de l’écran quand, quelque temps après la mort de sa mère, il décide de quitter le domicile conjugal.
Lorsque le film est sorti, la presse nationale n’a guère parlé des personnages de Si Mokhtar et Jaâfar. Dans une entrevue, Raouf Ben Amor, interrogé sur son « rôle délicat » dans le film, répond en esquivant la question : « J’y joue le rôle d’un homme effacé, dominé par sa mère et qui subit tous les problèmes qui en découlent. Son comportement est condamnable, mais encore faut-il en analyser les causes. » L’acteur, qui semble expliquer l’homosexualité de Si Mokhtar par le comportement de sa mère, poursuit sa réflexion sur le film en bannissant de l’entretien toute référence à une possible réalité contemporaine tunisienne :
« Heureusement que ce film n’est pas d’actualité et qu’il parle d’un temps révolu. » (18). Ainsi à l’écran (et hors-écran), l’homosexualité masculine demeure clandestine, non dite car indicible. Le discours de Raouf Ben Amor fait écho à celui des étudiants venus débattre du film à la maison Ibn Khaldûn à Tunis, à la cinquième semaine de projection du film, dans lequel la sexualité clandestine du mari est réduite à un phénomène soit du passé, soit non tunisien (19).
Fleur d’oubli
dénonce l’existence de l’homosexualité masculine sans jamais la montrer vraiment. Elle est bien là, mais reste obscène, et surtout hors-champ. Elle est signalée mais non dite. Ce que montre Baccar a plus à voir avec le lourd tribut que paient les femmes pour l’homosexualité masculine clandestine. En cela, elle rejoint Massad et même ses détracteurs, comme Lama Abu-Adeh, par exemple, qui affirment que la clandestinité de l’homosexualité masculine, dans une société où le mariage hétérosexuel structure le culturel et le social, exclut les épouses, et font d’elles des victimes du non-amour et du silence (20). En ce sens, les personnages de partenaires homosexuels, tels que Jaâfar, incarnent ce que Bouhdiba nomme la tentation sexuelle de l’anti-épouse, la tentation hors nikah’ (Bouhdiba, 295-297). Baccar construit donc des figures de l’homosexualité masculine tapies dans l’ombre de la figure de Zakia, et qui la renforce. Elle met en scène la chaîne de victimes qui découle des amours impossibles de Si Mokhtar : lui-même, son amant, sa femme et même, par ricochet, sa fille.
Ainsi Bouzid et Baccar signent des personnages masculins homosexuels polysémiques, vus de biais dans leur clandestinité et leur honte à l’écran. Ils sont soit rebelles et malheureux, soit de tristes relais du pouvoir patriarcal (Lella Mannana n’est que l’avatar du patriarcat qui domine Si Mokhtar). Dans les deux cas de figure, il s’agit de personnages décalés, rejetés, secrets, pitoyables, qui rêvent de démocratie, d’un ailleurs où l’individu, libre, pourrait réaliser ses rêves et satisfaire ses désirs. L’homosexualité est l’un des aspects réprimés de l’individu, le plus intime, qui cause le plus de dégâts car indicible. Ces films ont l’immense mérite de tracer une première esquisse de l’homosexualité socialement et politiquement dans le contexte tunisien, de penser, donc, l’impensable, ce pour quoi il n’existait pas d’image.
La bisexualité féminine ouvre les possibles
Le film de Nadia El Fani, Bedwin Hacker (2002), pose la question de la bisexualité féminine différemment : il l’inscrit dans une mouvance fluide à l’aune du biculturalisme de sa protagoniste, qui voyage entre la Tunisie et la France sans problème, avant d’envahir les écrans du monde entier. Toutefois, sa tunisianité demeure forte : Kalt (Sonia Hamza) ne se laisse à aucun moment convertir à une identité française ou européenne, tout en négociant sa liberté et sa sexualité comme elle l’entend.
Kalt, qui va et vient entre Paris, Tunis et Tozeur (dans le Sud tunisien), est une pirate audiovisuelle : à partir de sa petite maison à Tozeur, elle surimpose sur les écrans de télévision du monde entier le dessin d’un petit dromadaire qui y fait des déclarations inoffensives (« Dans le troisième millénaire, il existe d’autres époques, d’autres lieux, d’autres vies. Nous ne sommes pas des mirages ») signés « Bedwin Hacker », mais dont la seule présence par effraction terrorise la DGSE française ainsi que les services secrets et la police de Tunisie. Chez les Français, l’équipe chargée de décrypter le code de Pirate Mirage (Kalt) inclut la bien nommée « agente Marianne » (Muriel Solvay) qui n’est autre que l’ex-amante de Kalt lorsqu’elles étaient toutes deux à Polytechnique, avant le retour de Kalt en Tunisie.
Le jeu du chat et de la souris auquel se livrent les deux femmes implique un rapport d’égale à égale (elles sont toutes deux diplômée de la même prestigieuse grande école, elles sont toutes deux spécialistes du piratage) dans un monde qui ne l’est pas : les immigrants en France, notamment ceux du Maghreb, ne sont pas des mirages ; la disparité économique entre la France et la Tunisie non plus. Kalt incarne une liberté de pensée et de mouvement transnational qui se reflète aussi dans sa vie intime.
« J’avais envie de dire qu’au Sud de la Méditerranée on trouve des esprits libres. Nos images ne sont pas diffusées au Nord et il en ressort un malentendu terrible qui fait croire aux gens qu’on est des arriérés et qu’on ne vit pas en 2002 » (21).
Le film articule les mécanismes de monstration des images actuelles et innovatrices de Tunisie dans une vertigineuse mise en abyme d’écrans divers, tant physiques (ordinateur, télévision, cinéma) qu’abstraits (les écrans qui révèlent et cachent les identités) (22). Ainsi l’homosexualité féminine, en tant que partie d’une bisexualité assumée, loin de se dissimuler, brille ici à l’écran (tout comme dans un précédent court-métrage d’El Fani, Pour le plaisir, 1990). À aucun moment, elle n’est reléguée à l’obscène : elle apparaît dans le proscenium au détour d’un unique retour en arrière dans lequel on voit les deux jeunes femmes démonter un ordinateur puis s’endormir enlacées. Elle n’entraîne aucun secret, aucune honte. Kalt a une sexualité vive, jouissive, qui passe de Marianne à Chams (qui, ironiquement et à l’insu de Kalt, se trouve être le copain peu fidèle de Marianne) et ne fait de personne une victime. Les ennemies, le chat et la souris, sont toutes deux bisexuelles. C’est l’image d’amours assumées et heureuses que l’on voit dans ce film. Elle illustre de façon lumineuse la possibilité de la liberté de l’individu féminin, hors des carcans culturels et politiques tunisiens (et français, du reste). En ce sens, si elle n’est pas déclarée de façon officielle à tous les autres personnages du film, elle n’est cependant pas muette. Elle est.
Signalons toutefois qu’elle demeure indicible hors-champ : la réception du film au Maghreb ne fait jamais état de l’orientation sexuelle de Kalt ou de Marianne, et fait glisser la critique sur un sujet connexe : le comportement des personnages féminins qui sortent seules la nuit à Tunis et boivent du vin (23).
Ainsi, ce qui est doublement novateur dans la construction de cette figure homosexuelle féminine c’est que : 1) elle existe, et n’est donc plus ni hors sujet ni hors-champ ; 2) elle semble offrir une réponse à Massad en ce sens qu’il s’agit d’un personnage international capable de se glisser aisément d’un écran à l’autre, voire même d’occuper tous les écrans du monde (tunisien, français, américain, russe) simultanément et propose donc un modèle gay transnational, qui s’affirme et se reconnaît d’un écran à l’autre.
À travers ces trois films, la construction des personnages gays au cinéma tunisien aboutit à la projection sur grand écran d’un individu soit frustré dans ses libertés personnelles – intimes même – et frustrant pour l’autre (le jeune homme, la femme), soit libre et jouisseur qui traverse avec grâce les barrières de l’interdit (les frontières géopolitiques, les interdits culturels). Le personnage gay tunisien emblématise ainsi l’Individu contre ou face à la famille, la société, la polis, selon une ligne de fuite transnationale. Ces trois films sont remarquables en ce qu’ils illuminent un écran pour tous : un écran où tout individu peut reconnaître ses propres frustrations, ses propres désirs, son propre fantasme d’individualité indépendante. Cependant, si l’on entend par « écran pour tous » un espace ouvert aux revendications des libertés sexuelles individuelles, alors il est encore bien fragile dans une Tunisie où le public, sidéré, n’a toujours pas de mot pour accueillir ses images.

1 – Article 230. – La sodomie, quand elle ne rentre dans aucun des cas prévus aux articles précédents, est punie de l’emprisonnement pendant trois ans. http://www.jurisitetunisie.com/tunisie/codes/cp/cp1200.htm
2 – Voir l’article de Libération sur l’arrestation d’un médecin français chez son ami tunisois. http://www.liberation.fr/page.php?Article=346970
3 – Bouhdiba, Abdewahab. La Sexualité en islam. Paris : PUF 2003. Voir en particulier les chapitres X à XII.
4 – « There was simply no native concept that was applicable to all and only those men who were sexually attracted to members of their own sex, rather than to women. » El Rouayheb, Khaled. Before Homosexuality in the Arab-Islamic World, 1500-1800. Chicago: University of Chicago Press, 2005: 153.
5 – Massad, Joseph. Desiring Arabs. Chicago: University of Chicago Press, 2007.
6 – Massad, Joseph. « Re-orienting desire: The Gay International and the Arab World », Public Culture, Vol 14, No 2, Spring 2002: 362.
7 – « Dans L’Homme de cendres, mon premier film, Farfat était absent de la première version du scénario. Il me manquait. Je ne le nommais pas mais quelque chose me manquait. J’avais envie de faire des scènes que je ne pouvais pas avec Hachemi. Ce personnage était si bien construit qu’il ne pouvait le faire. Il a engendré Farfat. »
« La leçon de cinéma de Nouri Bouzid » Festival Panafricana, Rome, le 5 avril 2006 //africultures.com/php/?nav=article&no=4385
8 – Benouanès, Kamel. « Le silence du cinéaste, le regard du personnage. » 26 décembre 2006 http://www.africine.org/?menu=art&no=6386
9 – Lang, Robert & Ben Moussa, Maher. « Choosing to be’not a man’: masculine anxiety in Nouri Bouzid’s Rih el essed/Man of Ashes. In Peter Lehman, Ed. Masculinity: Bodies, Movies, Culture. New York, Routledge, 2001: 81-94.
10 – Lang, Robert & Ben Moussa, Maher, Ibid. p. 82.
11 – Maroni, Matteo. Matériaux pour un idiome commun. Une conversation avec Nouri Bouzid. Projet de mémoire Master Réseau Cinéma CH 2008-2010 : 18.
12 – Nouri Bouzid, « La leçon de cinéma », op. cit.
13 – Ibidem.
14 – Amarger, Michel. « La Tunisie cultive sa mémoire. » Rencontre avec Selma Baccar, réalisatrice de Fleur d’oubli« , Africiné (7 octobre 2007). http://www.africine.org/index.php?menu=art&no=6968
15 – Selma Baccar citée dans « Une histoire vraie… ». La Presse magazine N° 952, 15 janvier 2006 : 4.
16 – Entretien avec l’auteur, Tunis, 22 janvier 2006.
17 – Voir mon ouvrage sur ce sujet : Screens and Veils: Maghrebi Women’s Cinema. Bloomington and Indianapolis: Indiana University Press, 2011, chapitre VII.
18 – « 4 questions à Raouf Ben Amor », La Presse Magazine, op. cit. : 6.
19 – « L’homosexualité et le droit de la femme à la jouissance ne sont pas les problèmes d’actualité ni de la femme ni de la société tunisienne », note l’un. « Pourquoi avez-vous, Mme la réalisatrice, choisi de nous présenter une image très sombre d’une société déchirée, paralysée : des homosexuels, une femme droguée, un asile psychiatrique où les histoires de souffrance se croisent… À quand la réconciliation entre notre cinéma et le vécu tunisien ? », s’interroge un autre. Abderrahmani, Imen. « Fleur d’oubli : des roses… et des épines ! », Le Quotidien. http://www.tunisia-today.com/archives/19927
20 – Lama Abu-Adeh parle de « ruine des femmes » dans son article « That thing that you do: Comment on Joseph Massad’s’Empire of Sexuality’. » Akhbar (édition anglaise) : 25 mars 2013. http://english.al-akhbar.com/node/15350
21 – Entretien de Nadia El Fani avec Olivier Barlet. « à propos de Bedwin Hacker », Cannes, mai 2002. //africultures.com/php/?nav=article&no=2511
22 – Voir à ce sujet Screens and Veils, chapitre V.
23 – Entretien avec la cinéaste, juin 2003.
///Article N° : 11971

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