Homosexualités dans les cinémas d’Afrique du Nord

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Alors que le vent souffle sur la bande-son, une voix de femme posée en off énonce lentement la fameuse tirade de la pièce d’Alfred de Musset :
Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels. Toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées. Le monde n’est qu’un ego sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange. Mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de ces deux êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux mais on aime. Et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : « J’ai souffert souvent, je me suis trompée quelquefois, mais j’ai aimé, c’est moi qui ai vécu et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui ». (1)
À l’image, deux corps enlacés en plan rapproché, la main de la femme avide qui explore et masse le corps de l’homme qu’elle chevauche à la recherche de son plaisir. À l’oreille, le souffle court de la femme puis le vent fort qui siffle dans les arbres, avant de laisser place à la recherche par l’homme de son plaisir, tandis que la caméra fixe le visage de la femme qui ne prend pas ou plus de plaisir. Ce court-métrage Les Ciseaux (2003) de Mounir Fatmi, plasticien et vidéaste qui travaille entre Tanger et Paris, est construit à partir des images censurées d’Une minute de soleil en moins (2002) de Nabil Ayouch. Il montre ce que la censure marocaine et l’ordre moral au pouvoir ont voulu cacher de ce téléfilm, une production Arte diffusée sur les écrans français dans le cadre d’une série Masculin Féminin en 2003 et rediffusée ensuite sur les écrans marocains, mais dans une version censurée. Une telle circulation des images nous fait entrer de plain-pied dans les rapports de pouvoir économiques, sociaux et culturels de la mise en image du sexe. Alors que le long-métrage produit par Arte, comme le court-métrage qui en est issu, constituent deux productions culturelles destinées à des publics cultivés en France. Le court-métrage répond à la censure au Maroc d’une production française, rappelant que le pouvoir marocain infantilise des publics en retirant des images par ailleurs disponibles sur Internet.
Depuis la frustration sexuelle des hommes ou des femmes, la masturbation qui en est parfois la conséquence, la relation amoureuse, le désir, le plaisir, ou même le viol, montrer la sexualité à l’image est un des enjeux de nombreux films produits par les pays maghrébins ou arabes. Si de telles images sont souvent construites comme un défi aux pouvoirs en place et aux traditions invoquées pour fonder leur légitimité, elles lorgnent aussi vers des publics en France, en Europe et au-delà, les marchés locaux du cinéma lorsqu’ils existent ne pouvant rentabiliser les investissements qu’exige un film. Mais de telles images créent aussi un rapport ambigu vis-à-vis de ces publics à qui elles s’adressent de façon détournée, des publics qui regardent ainsi des publics cibles imaginaires regarder des films à leur place. Dans le dédale de ces constructions complexes, montrer les sexualités, certes, mais à qui, pourquoi et contre quoi ?
Sexualités et image, distinguer les enjeux ?
Dans Les Ciseaux, la transgression consiste donc à redonner à voir un rapport intime filmé de façon frontale. À y regarder de plus près, ce sont non seulement les ébats d’un couple à l’image que les censeurs marocains ont jugé indécents, voire obscènes, mais la présence des corps, à la fois les images de la femme cherchant activement son plaisir, et celle d’un homme passif puis actif, en dehors d’une recherche esthétique qui aurait pu sublimer ces deux corps qui se mêlent. Ce faisant, le court-métrage réimpose le corps et naturalise un ordre hétérosexuel, puisque cet ordre représente non moins que le rachat d’une humanité vaine et dépourvue de sens moral, la voix off à l’image renvoyant la femme au don de soi, un don qui serait essentiel au sentiment d’avoir effectivement existé : « Et maintenant qu’est-ce que tu attends de moi ?
Mes mains, mes yeux, ma langue, je te les donne. Prends tout, je te les donne et ne me laisse jamais seule avec tous mes organes ». Le court-métrage irait-il jusqu’à suggérer que la sexualité pour les femmes implique le renoncement à la liberté ?
La voix off qui donne du sens aux images de ce court-métrage est absente d’Une minute de soleil en moins, un film dans lequel la présence troublante d’un personnage travesti rend justement caduque un déterminisme qui renverrait hommes et femmes à l’hétérosexualité vécue comme sens ultime de l’existence. Les termes de la relation intime suggérée entre Kamel, l’inspecteur taciturne qui fait une enquête sur le meurtre d’un homme d’affaires véreux et pédophile, et Yasmine, danseuse travestie dans un cabaret qui partage son quotidien, n’auraient pas contrarié la censure ni intéressé le plasticien. On peut dès lors s’étonner que la censure n’ait pas été plus sévère ou que le plasticien n’ait pas retenu cette dimension autrement plus subversive. En tentant d’aller contre la censure, le court-métrage enferme ces images dans un ordre sexuel rigide qui était absent de la production à laquelle il renvoie. Il faut donc distinguer deux enjeux distincts, les rapports de pouvoir liés au fait de montrer la sexualité à l’image et les termes des rapports entre films et publics dans les constructions des sexualités qui interrogent les normes.
Après une brève réflexion sur la présence de personnages homosexuels dans les fictions arabes et maghrébines, l’analyse traitera des films dont l’un des protagonistes est identifié comme trans ou gay, qui ont circulé internationalement au-delà des manifestations LGBT dans les festivals ayant trait à l’Afrique, aux pays arabes et ou maghrébins, et dont les propos s’inscrivent dans une internationalisation de la cause homosexuelle. Quels sont les termes, les formes et les enjeux de la mise en image de l’homosexualité et des homosexuels ? Et comment la sexualité est-elle mise en image ? Si ces productions sont de « petits films », ils divergent grandement par leur contenu, leur mode de production et l’ampleur de leur diffusion. Ils ont en commun de mettre en images des homosexuels en quête de liberté et des modes de vie dans des images qui obligent des publics à interroger leur propre rapport à la liberté, la leur et celle des autres (2).
Des travaux de recherches ont déjà été menés sur les significations des corps sexualisés arabe, maghrébin ou beur dans la culture française, en particulier sur la dimension orientalisante de cette production. À partir d’une recherche ethnographique, Denis Provencher explore la racialisation des espaces de circulation des gays dans la région parisienne, une circulation conditionnée par l’objectification sexuelle dont certains « citoyens sexuels » maghrébins ou d’origine maghrébine sont la cible dans des espaces plus blancs (2007). Provencher a aussi examiné les références qui structurent l’imaginaire de personnages homosexuels beurs dans le cinéma français, soulignant la différence entre ceux qui puisent dans le modèle républicain de l’universalisme et de l’intégration et ceux qui puisent dans des modèles alternatifs faisant appel à des références maghrébines et à une culture queer (2008). Julien Gaertner (2009) qui s’est intéressé aux personnages nombreux de travesti maghrébin dans les films français des années 1990 et 2000, y voit « une norme sociale qui déclasse l’immigré ou le Français d’origine maghrébine vers une contre-société sexuellement déviante… L’homosexualité supposée du Maghrébin ne serait qu’une variation supplémentaire de la marginalité et de l’inadaptation au corps social » (75). Maxime Cervulle et Nick Rees-Roberts ont, quant à eux, réfléchi aux enjeux de la construction des personnages gays maghrébins dans le cinéma gay porno ethnique des années 1990 et 2000, notant que malgré le recentrage sur la banlieue, le Beur se substituant à l’Arabe de contrées plus lointaines, de tels films perpétuent le « fantôme d’un’sous-érotisme du harem colonial' », à travers l’exoticisation des minorités ethno-raciales, elle-même liée au « blanchiment… de l’identité gaie » (69) (3).
Du tabou à l’image
Comme le notent Cervulle et Rees-Roberts, la question des droits pour les homosexuels se construit presque automatiquement à travers les débats sur le mariage gay et l’homoparentalité. Faisant souvent l’impasse sur la question des droits des individus tout en brandissant l’universalisme républicain, elle contribue à faire du mariage et de la famille « l’un des principaux leviers de l’intégration » dans la République. Soucieux de ne pas reproduire les normes d’une communauté gay blanche et américaine dominante, il s’agit de dépasser la dimension trop figée des identités, en l’occurrence les revendications gaies et blanches qui s’alignent sur celles des straights blancs, pour interroger « toute forme de normativité sexuelle » et penser la sexualité en lien avec la classe, la race et la nation (4), une ambition que nous reprendrons à notre compte ici.
L’homosexualité et le travestissement ne sont pas absents des films maghrébins et arabes ni de la littérature, mais certaines évocations sont souvent ambiguës, voire négatives. L’Homme de cendres (1985) de Nouri Bouzid chroniquait l’enfer de deux jeunes adultes dont un patron avait abusé, et qui ne parvenaient pas à suivre le destin qui leur était tracé, l’un parce qu’on le rejetait pour n’être pas assez homme, l’autre parce qu’il ne pouvait faire face au mariage que sa famille avait organisé pour lui. Si dans ce film, l’homosexualité apparaissait comme la conséquence de la pédophilie, dans Bezness (1992) du même auteur, Le Pain nu (2004) adaptation par l’Algérien Rachid Benhadj du roman de Mohamed Choukri (1973), comme dans After Brando (2011) du Tunisien Ridha Behi, les relations homosexuelles entre de jeunes Arabes et des Blancs qui le sont moins relèvent du rapport de domination économique et de la prostitution, puisqu’elles sont présentées comme un moyen pour les jeunes hommes de survivre et d’espérer un visa vers l’Europe.
L’Immeuble Yacoubian (2006) de Marwan Hamed, adaptation du roman (2002) à succès de Alaa Al-Aswaany, constitue un autre exemple de cette ambiguïté dérangeante. Parmi la galerie de personnages vivant dans l’immeuble, microcosme de la société égyptienne, le récit campe le rédacteur en chef d’un journal, M. Hatem, plus énigmatique et inaccessible que d’autres personnages. Il refuse la publication d’un article sur l’homosexualité suggéré par ses collaborateurs, alors même qu’il est homosexuel. Il erre la nuit à la recherche de partenaires, abusant de son aisance matérielle pour attirer des hommes de condition modeste, les incitant à s’enivrer et les excitant par le visionnement de films pornographiques. L’un d’entre eux, Abdou, marié, initialement révulsé par « ce qui fait trembler ciel et terre », cède à l’appât du gain jusqu’à ce qu’une relation amoureuse à peine suggérée s’installe entre lui et Hatem, qui subvient à tous ses besoins et permet à la femme et le fils d’Abdou d’emménager au dernier étage du bâtiment. Mais le fils d’Abdou tombe malade et meurt à l’hôpital, comme en rétribution de sa conduite. L’homosexualité est présentée comme contrevenant aux règles de vie des musulmans. Les rôles de dominant/dominé sont ambigus puisque Hatem tient Abdou par son influence et son argent (« Tu sais que je peux te faire du mal, mais ce n’est pas dans ma nature »), alors qu’il est suggéré à plusieurs reprises qu’Hatem adopte la position sexuelle dite passive. On verra d’ailleurs Abdou forcer sa femme quand elle l’accuse d’avoir des relations sexuelles avec Hatem, ceci en la présence de leur fils. Alors qu’Abdou disparaît sans explication suite à la mort de son fils, un nouveau partenaire qu’Hatem ramène chez lui le tue avant de le dépouiller, un meurtre sordide qui n’est pas vraiment condamné. Aucune enquête n’est menée, aucune réaction des voisins, l’histoire d’Hatem se termine sur cette image pour ne plus être évoquée. Un flash-back révèle qu’un domestique noir aurait initié Hatem à l’homosexualité alors qu’enfant, il était livré à lui-même, oublié par une mère adultère et un père absorbé par son travail. La scène, dont le pathos est signifié par un montage en faux raccords sur le visage d’Hatem, attribue la faute aux parents absents qui ont laissé leur fils « jouer avec les domestiques », au moins jusqu’à ce que la mère les surprenne dans ce flash-back. Cette construction est d’autant plus dérangeante qu’elle s’établit en parallèle au personnage positif d’un vieux coureur de jupons, éduqué à l’étranger, vivant dans l’aisance oisive d’une fortune familiale largement dilapidée. Ce « raté » a un comportement qui offre d’étranges similitudes à celui d’Hatem. Buvant beaucoup, toujours à l’affût de nouvelles conquêtes, il tombe finalement amoureux de son employée de condition modeste et l’épouse. Cette union apparaît alors comme le rachat d’une bonne conduite puisqu’il épargne à cette jeune femme tous les emplois de misère dans lesquels elle est régulièrement en proie au harcèlement sexuel. D’ici à croire que l’homosexualité mène les partenaires de condition modeste à leur perte tandis que l’hétérosexualité leur ouvre les portes du bonheur, il n’y a qu’un pas ! Jugé trop polémique, le personnage d’Hatem est absent de la série télévisée inspirée du film (2007).
L’homosexualité n’a pourtant pas toujours été représentée comme étant liée à la prostitution, à la domination économique, ni pathologisée et/ou renvoyée à une blessure psychique ou des violences subies. Marqué par la modernité et peuplé de héros souvent tragiques, le cinéma marocain s’intéresse à l’ambiguïté sexuelle et de genre. L’adaptation au cinéma d’un roman de Tahar Ben Jelloun, La Prière de l’absent (1995) d’Hamid Benani, commence par une lecture controversée d’un texte mystique sur la relation à Dieu, à travers la passion d’un homme pour un autre. Le film construit ensuite la relation de deux jeunes érudits qui communient à travers la poésie, empruntant à des traditions homo-érotiques orientales. Ce sont les regards, les mots qui suggèrent une relation fusionnelle, « Je suis toi-même, ton existence est mienne… Ta demeure est dans mon cœur », et les étoffes soyeuses qui évoquent le cocon de la chambre partagée pour la lecture. Cette relation implique un irrépressible besoin de la présence physique de l’autre, jusqu’à ce que le départ soudain de Jamal provoque la déchéance de celui qui reste, Mokhtar. « Ce qui nous lie, c’est la maladie dans ce qu’elle a de plus noble. Notre amitié est un feu qui nous consume… j’ai peur » confie Jamal dans la lettre qu’il laisse à Mokhtar. Ces relations homo-érotiques louées par les mystiques inquiètent les proches des jeunes gens, car elles les détournent de l’engagement dans le développement d’un pays accédant à son indépendance. La pureté de cette ardeur amoureuse contraste aussi avec une autre sexualité évoquée plus directement à l’image, une hétérosexualité vécue clandestinement avec de très jeunes filles, qu’elles soient filles de bonne famille ou bonnes, qui devront en assumer seules les conséquences et les stigmates. C’est la sexualité qui apparaît aussi à demi-mot dans la conversation des femmes, et à l’image dans la pâte à pain roulée et dont une femme fait un pénis qu’elle masse et fait glisser entre ses doigts jusqu’à provoquer l’hilarité de ses comparses, alors même qu’un moment plus tard, on rappelle à la jeune fille prête à marier l’importance de la virginité.
Dans Adieu forain (1999), un film sur la solitude, réalisé par Daoud Aoulad Syad (1999) sur un scénario d’Ahmed Bouanani et Youssef Fadel, un personnage travesti partage brièvement le quotidien de deux autres forains, père et fils, qui vivotent d’un métier qui disparaît. Dès qu’ils obtiennent une autorisation pour planter leur stand, une silhouette longiligne aux traits fins, Rabii, se transforme en danseuse pour attirer les quelques badauds sans que le film ne dise rien du travestissement. Si le père taciturne accepte Rabii comme un fils et se montre généreux à son égard, Larbi, moins bienveillant, raille à quelques reprises son manque de masculinité. Le film suggère l’homosexualité : Rabii se fait voler ses économies par un ami alors que depuis cinq ans ils « partageaient tout ». Il affirme aussi n’avoir « rien à faire avec les femmes ». Dans le cinéma égyptien, depuis Alexandrie pourquoi ? (1978) et La Mémoire (1982) de Youssef Chahine, la représentation de personnages homosexuels est courante. Ce sont souvent des personnages sensibles, victimes de l’ostracisme, de la répression ou de violence perçue comme injuste, Alexandrie encore et toujours (1990) de Youssef Chahine, Mercedes (1993) de Youri Nasrallah, en sont quelques exemples. Plus récemment, dans Viva Laldjérie (2003), Nadir Moknèche, un réalisateur dont les productions sont très majoritairement européennes, met en scène un jeune homosexuel, le fils de l’amant de l’héroïne, qui tente de survivre dans une culture répressive et une famille qui se délite. La relation qu’il tisse avec la protagoniste, qui est aussi la maîtresse de son père, suscite l’empathie. De la même façon, dans Goodbye Morocco (2013) du même auteur, un homme blanc cherche à faire la lumière sur la disparition de son ami et amant africain sans papiers, victime d’une chute alors qu’il tentait d’échapper aux gardiens d’un chantier de fouilles sur lequel il travaillait. Le film problématise l’attitude assez sarcastique de la police vis-à-vis de cette relation mixte et orientalisante, alors qu’à la fin du film, l’ami impose le respect aux policiers initialement narquois.
Les relations lesbiennes au cinéma sont plus rares mais elles ont été mises en scène dans le film tunisien Bedwin Hacker (2003) de Nadia El Fani, un film qui pose la bisexualité et la liberté des femmes comme une donnée fondamentale (et qui fait l’objet d’une analyse dans ce volume dans l’article par Florence Martin). Caramel (2007), un film qui a connu un beau succès international, de la réalisatrice libanaise Nadine Labaki, suggère la force d’une relation lesbienne naissante. Plus récemment, L’Amante du Rif (2011) de Narjiss Nejjar évoque ouvertement l’homosexualité. La protagoniste, amenée en prison par une histoire d’amour avec un mafieux ayant mal tourné, partage le quotidien d’un groupe de femmes. Parmi elles, un couple lesbien incarne le grand amour, une des partenaires étant revenue en prison pour ne pas être séparée de sa compagne. Une relation lesbienne apparaîtrait également dans Let’s Dance/Ma Tigi Narqus (2006), un long-métrage très peu diffusé, de l’Égyptienne Inès El Deghidi.
L’homosexualité au cœur des fictions

Depuis plus d’une décennie, les personnages maghrébins homosexuels dans des (co)productions françaises dépassent la simple évocation d’une certaine diversité pour prendre leur place au cœur des récits et contester les normes sexuelles. Les relations orientalisantes entre des personnages blancs et arabes ont cédé la place à des constructions de l’homosexualité vécues dans les pays arabes ou maghrébins, le retour au pays constituant parfois le lieu d’une découverte de soi qui n’est pas sans rappeler les parcours initiatiques des récits orientalistes. Déjà Tariq el hob (2001) de Rémi Lange interrogeait, lors d’un voyage au Maroc, la naissance du désir homosexuel entre deux amis qui conversaient à travers l’écriture et la lecture des textes de Jean Genêt (4). Comme de nombreux polars qui font plonger les spectateurs dans des économies souterraines, le récit d’Une minute de soleil en moins est construit autour du meurtre d’un mafieux pédophile dans un hôtel qui met en présence Touria, la femme sur les lieux du crime et donc suspecte, et Kamel, un policier à la recherche du criminel. Au niveau macro, ce récit classique est structuré par le rapport de force qui oppose la police et une puissante mafia de la drogue. Au niveau micro, il y a l’univers de Kamel, un être silencieux qui regarde le monde sans y participer, et Yasmine, la danseuse travestie qui partage son quotidien, une intimité suggérée. C’est dans cet univers qu’entre Touria presque par effraction, dans un petit monde où l’affection, l’amour et la sexualité circulent de façon fluide, le centre de gravité étant l’attention que tous les personnages portent à un enfant malade, Pipo, le petit frère de Touria qui lui est totalement dévouée. C’est parce que Yasmine, la grande silhouette, figure généreuse et positive, donne sans compter que les autres personnages autour d’elle se laissent aller au don. L’humanité qu’elle apporte ainsi permet à des personnages fermés, meurtris, méfiants et peu diserts, de vivre leur désir et de partager un moment de vie, remodelant sans cesse les contours d’une famille recomposée dans laquelle les positions ne sont jamais figées. Les figures maternelles comme paternelles ne sont pas les parents biologiques, les relations affectives ne sont pas exclusives et les relations sexuelles ne sont pas uniquement hétérosexuelles ni monogames. L’effacement de Yasmine, une construction un peu stéréotypée de la folle au grand cœur, est le pivot de cette libre circulation du désir puisqu’elle laisse Kamel et Touria vivre une passion éphémère. Les personnages ne revendiquent rien, sinon qu’ils s’octroient finalement le droit au désir et au plaisir.
Comment ces films construisent-ils les sexualités, l’homosexualité et l’homosexuel dans un ensemble de rapports de pouvoirs genrés, sociaux, raciaux, et/ou postcoloniaux ? Pour répondre à cette question, mettons en perspective le positionnement du film, le contenu, la construction du rapport entre le réalisateur et le cycle de vie de ces productions culturelles, en considérant à la fois la production, la distribution en salles lorsqu’il y en eut, la circulation internationale principalement dans les festivals, ainsi que la diffusion en DVD ou VOD.
Le rapport Maghreb-Occident s’est déplacé de l’érotisme accru associé aux relations entre Blancs et Arabes, Maghrébins ou Beurs, à travers l’exotisation de certaines catégories ethnoraciales, vers la construction de l’homosexualité dans les pays du Maghreb ou arabes, opérant une nouvelle problématisation de la construction des regards croisés Maghreb-Occident. La construction visuelle et narrative de l’homosexualité se fait dans le contexte d’un retour temporaire de la diaspora marocaine au Maroc pour Corazones de Mujer (2008), parmi une communauté gay souterraine dans l’Égypte d’Hosni Moubarak pour All My Life (2010), et dans une famille de la bourgeoisie tunisienne pour Le Fil (2010). Ces films ont circulé dans les festivals internationaux, les festivals LGBT et les festivals ayant trait aux cultures du monde, cinémas arabes et/ou du Maghreb, s’offrant au regard des publics notamment européens et américains.
Dans sa présentation de l’homosexualité, Le Fil réinvente, en les calquant, les formes sociales de la conjugalité, sur fond d’orientalisme.
Le Fil
est le premier long-métrage du réalisateur franco-tunisien Mehdi Ben Attia, qui est avant tout un scénariste. Il a travaillé sur Loin (2001) et Impardonnables (2011) d’André Téchiné, ainsi que sur des séries télévisées. Il est donc bien introduit dans le milieu du cinéma et des médias et il a, depuis, réalisé un second long-métrage, Je ne suis pas mort (2012) dans lequel l’homosexualité n’apparaît pas. Tourné en Tunisie avec une autorisation, Le Fil est une production franco-belge qui a obtenu une aide du ministère de la Culture et du Patrimoine tunisien, avec l’accord tacite qu’il ne serait pas montré en Tunisie. Sorti sur les écrans français, il a attiré plus de 15 000 spectateurs en salles. Il est également sorti et en Pologne. En DVD dans une version sous-titrée en français, Le Fil est un gros succès au catalogue des fictions de BHQL, puisque les ventes ont actuellement dépassé les 1500 exemplaires alors que la diffusion moyenne de telles fictions tourne autour de 600 (5). L’éditeur attribue ce succès à la présence d’acteurs reconnus, Sélim Kechiouche, une figure phare du cinéma gay en France (Cervulle et Rees-Roberts 84-90) et Claudia Cardinale. Au regard de sa prise de parole dans les interviews télévisées, Claudia Cardinale, une actrice italienne née en Tunisie où elle a vécu son enfance et son adolescence, se positionne comme une ambassadrice de la cause des gays et contribue à sortir le film d’un réseau associatif LGBT (6). En revanche, si le film est effectivement tourné en Tunisie, mis à part Claudia Cardinale dont l’image peut être rattachée à ce pays, la production est franco-belge, les deux acteurs sont francophones (dans le récit, Salim Kéchiouche/Bilal qui vient d’arriver en Tunisie étudie l’arabe), vivent et travaillent en France, ce qui conditionne aussi la diffusion du film.
Le récit n’en demeure pas moins une fiction sociale sur la bourgeoisie tunisienne très peu présente dans le cinéma tunisien, un milieu que Mehdi Ben Attia dit bien connaître puisqu’il a passé son enfance et son adolescence en Tunisie. Le Fil se démarque pourtant de la critique sociale qui caractérise le cinéma tunisien en fusionnant les dimensions psychique et sociale. Le titre est une métaphore pour un récit œdipien, celui du retour d’un fils unique chez sa mère en Tunisie, après un long séjour en France. En même temps qu’elle ne cesse de lui répéter qu’il est libre, cette mère envahissante cherche à le faire entrer dans la bonne société tunisienne, n’hésitant pas à organiser sans le prévenir une rencontre avec un bon parti. Malik ne se tire d’affaire qu’en faisant la leçon aux invités, arguant qu’il ne se contentera pas du statu quo et œuvrera contre la corruption du pouvoir en place. Pourtant, cette attitude combative tranche avec son comportement au quotidien. Malik – servi par la composition un peu raide d’Antonin Stahly – arrive stressé à l’aéroport, s’enferme dans son propre silence et ne peut devenir le moteur de la transformation du regard social sur l’homosexualité. Bien au contraire, pris dans sa lutte intérieure, il ne peut couper le fil présent à l’image dont il cherche à se libérer, qui le lie aux espoirs que ses parents ont mis en lui. Son père est décédé d’un cancer sans que Malik ait jamais pu épauler sa mère et lui révéler la gravité de la maladie comme il est maintenant incapable de lui avouer son homosexualité avant qu’elle ne le découvre endormi dans les bras de son jardinier, Bilal.
Malik est également incapable de vivre une relation apaisée avec ce nouveau partenaire jusqu’à ce que sa mère, qui a elle-même besoin de la reconnaissance de ses amis, l’y autorise. De la même façon, Bilal porte lui aussi une blessure d’enfance, l’agonie de sa mère venue mourir en Tunisie, qu’il a complètement occultée. Pour les deux hommes, la Tunisie est le retour vers la mère.
L’homosexualité, vécue avant tout comme un secret paralysant, est liée au refus ou à l’incapacité d’un individu de prendre le risque de ternir une image sociale et de s’exclure alors même que cette bourgeoisie semble très bien s’en accommoder. L’obstacle est donc l’autocensure née du souci de conformité à un ordre social qui empiète sur la liberté des individus, le non-dit dans la famille. Envisagée dans différents temps et espaces, l’homosexualité constitue en premier lieu un réseau de relations sociales et amicales pour une petite communauté d’hommes et de femmes dont les préoccupations sont les mêmes, mais dont les choix individuels leur reviennent. Le cousin de Malik, qui se dit « pédé » plutôt que « gay », préfère une vie de gigolo libre de choisir ses partenaires à une relation sentimentale stable. La sexualité peut être vécue, pour les hommes, dans la promiscuité des rapports tarifés qui ne semble qu’un pis-aller pour Malik. Même si le film laisse entrevoir la possibilité d’une sexualité vécue en marge de sa vie sociale, c’est le couple lesbien parfaitement intégré, incarné par la collègue et amie de Malik, Syrine et sa partenaire Leila, qui établit les normes privilégiées par le film, celles du mariage et de la procréation médicalement assistée. En ces termes, les formes de vie homosexuelle présentées dans le film sont imaginées par des protagonistes qui calquent leur choix sur un modèle hétérosexuel, c’est-à-dire un mode de vie fondé sur la relation amoureuse et la conjugalité pouvant mener à la famille. Ce sont ensuite les formes de la famille qui sont réinventées, ici la parentalité partagée entre Syrine et Malik, et plus largement le couple lesbien et le couple gay.
Dans ce contexte, la dimension sociale croise la dimension sexuelle et la différence de classe se substitue à la différence homme/femme d’une relation hétérosexuelle. L’attirance progressive de Malik pour Bilal est filmée dans les mêmes termes que ce que pourrait être un désir dans une relation hétérosexuelle au cinéma, le contact des corps alors qu’ils sont tous deux à moto, le rapprochement en discothèque. Malik qui regarde le corps de Bilal et le caresse. Malik affirme naïvement en voix off : « Nous sommes comme les petits garçons qui mélangent leur sang. Nous mélangeons nos corps et nous ne faisons plus qu’un. (…) Bientôt les gens nous prendrons pour des frères, des frères de sang, des frères de foutre ». Une fois la surprise passée, la mère de Malik leur rappelle que cette bourgeoisie ne tolère guère la différence et que Malik et Bilal, homme à tout faire soudain promu au rang de propriétaire/maître, devront sans doute affronter les conséquences de cette transgression sociale. Bilal, qui vient d’arriver en Tunisie, maîtrise moins bien l’arabe que Malik et a un rapport plus fort à la religion, alors que la bonne société tunisienne est plus occidentalisée, et Malik est issu d’un couple mixte, un père musulman et une mère chrétienne qui s’est longtemps sentie exclue. Enfin, la bonne avec qui Bilal partageait ses repas à la cuisine veut prendre congé : elle craint la colère de son père lorsqu’il saura qu’elle vit dans une maison qui tolère le péché. Plus troublant et moins visible aussi, la dimension orientalisante de la relation entre Malik et Bilal recoupe la dimension sociale. Antonin Stahly-Vishwanadan, l’acteur franco-indien connu par sa carrière au théâtre avec Peter Brook, est plus clair de peau et sa mère à l’écran, Claudia Cardinale, est blanche, tandis que Salim Kechiouche, né à Vénissieux, a incarné des figures du jeune arabe de banlieue.
All My Life : La visibilité et l’empathie aux dépens de la revendication identitaire
À la différence du Fil, All My Life est une toute petite production financée progressivement sur les fonds personnels de son auteur, Maher Sabry, et d’un petit cercle de ses relations. Poète et metteur en scène de théâtre égyptien vivant depuis plusieurs années aux États-Unis, Maher Sabry est très investi dans les luttes LGBT. La réalisation cinématographique est marginale dans un militantisme gay protéiforme résolument tourné vers l’Égypte. Il a voulu faire un film par les Arabes, pour les Arabes, écartant tout soutien étranger pour éviter que le film ne soit ignoré au prétexte que l’homosexualité serait une invention occidentale. Le film a été tourné en trois ans entre la Californie et Le Caire avec des acteurs amateurs dont Mazen Nassar, le protagoniste, qui est américain. En effet, selon l’auteur, les acteurs professionnels ne peuvent risquer une carrière en s’affichant dans le rôle d’un d’homosexuel, et seuls les prénoms apparaissent au générique (7). Dans les réactions officielles qu’il a suscitées, le Cheikh Nar Faryd Wasel, ex-mufti d’Égypte, a appelé à la destruction du film, affirmant qu’il invitait à la débauche et aux comportements déviants, une condamnation largement reprise pour la promotion du film (8). Projeté dans de nombreux festivals dans le monde entier, le film n’a jamais été distribué en salles, ce qui n’est guère surprenant au vu de sa qualité technique. Il a peu circulé en France et uniquement dans les festivals LGBT. Le film reste disponible en VOD et en DVD, avec des sous-titres en anglais, allemand et français. L’édition en français positionne le film dans la catégorie « sexualité gay », avec sur la jaquette deux photogrammes de couples d’hommes nus au lit. Une telle jaquette, qui reprend la première image du film, en change pourtant radicalement le registre, car il ne s’agit pas tant d’un film érotique ou pornographique que d’un drame social et politique qui s’élève contre l’interdit et la pénalisation de l’homosexualité en Égypte 9. Tout en notant les moyens limités et le manque d’expérience du réalisateur, les spectateurs qui s’expriment sur les forums (gays) sont plutôt touchés par la sensibilité de l’interprétation et la justesse de la représentation du milieu gay
Le film ouvre sur le réveil d’un couple homosexuel entre les draps au petit jour, encore endormi dans une étreinte. Walid, l’un des partenaires, se rhabille et avoue difficilement à l’autre qu’ils ne se verront plus puisqu’il doit rencontrer le jour même sa fiancée… La relation homosexuelle, présentée dans l’intimité du quotidien, est compromise par le mariage, la norme sociale qui organise la vie des individus et nie l’amour. Cette scène opère comme un tremplin pour la fiction : seul, le protagoniste part en quête d’une autre relation, permettant d’explorer les conditions de vie d’un groupe élargi d’amis et de relations qui débat des choix de vie possibles. Le film est construit comme un récit d’apprentissage pour Rami, employé issu de la classe moyenne, qui partage son temps entre le travail et ses amis, et qui n’a initialement d’autre ambition que d’être heureux. Vivre son homosexualité discrètement au sein d’un cocon amical assez confortable, et parfois oser revendiquer publiquement son homosexualité en fréquentant les rares lieux publics gays, au risque d’une répression féroce de la police. Le film montre l’humanité des relations homosexuelles, en calquant le modèle de la relation amoureuse et du couple pour des individus déjà bien intégrés socialement.
All My Life
conteste ouvertement la stigmatisation, le harcèlement et la condamnation des homosexuels en Égypte. Le récit du film est situé au tournant du siècle, lors d’une brève période de visibilité gaie au Caire, avec l’arrestation en 2001 par la police de cinquante-deux homosexuels sur le Queen Boat, une discothèque sur le Nil. Si le film s’efforce de rendre compte des effets délétères de l’absence de reconnaissance de l’homosexualité en Égypte, il reste ambigu vis-à-vis de la revendication d’une identité gaie pour en faire un choix individuel, qui n’est pas celui du protagoniste. L’ami médecin de Rami, qui milite pour une visibilité et une dépénalisation de l’homosexualité comme seul moyen de survie, critique la position en retrait de Rami et l’amènera à s’engager, non sans conséquences graves. Le voisin de Rami, un policier gentil, naïf et sensible, constamment surveillé par sa mère, fantasme sur le corps de Rami qu’il épie de sa fenêtre. Étouffant sous le poids de la solitude engendrée par cette homosexualité qu’il ne peut assumer, il finira par se suicider.
L’émigration est une autre possibilité incarnée par l’amie de Rami, Dalia, qui part étudier aux États-Unis et découvre là-bas les luttes féministes des Égyptiennes. À travers l’amitié entre Rami et Dalia, le film esquisse un parallèle entre les luttes des femmes et celles des homosexuels. En contrepoint, le film construit une figure sexuellement déviante et isolée d’un autre voisin islamiste qui abuse d’une femme pour ensuite rejeter la faute sur elle. Le film oppose ainsi la douceur de Rami et de ses amis, son attachement à l’Égypte aussi, à la solitude recluse qui mène à la violence. À la différence de Malik en Tunisie, Rami ne parvient cependant pas à vivre une relation avec un partenaire d’une classe sociale inférieure, les différences culturelles lui apparaissant comme un obstacle insurmontable. Si le film montre une communauté homosexuelle solidaire, elle est néanmoins clivée selon des lignes sociales, comme le reste de la société égyptienne.
Corazones de Mujer : les sexualités contre l’ordre social
Corazones de Mujer (2008), un titre espagnol en hommage à Pedro Almodovar, est une production italienne et marocaine (elle a bénéficié de l’accès aux équipements du CCM) tournée pour 50 000 euros. Shakira, couturier travesti marocain, se lie d’amitié avec Zina, une jeune marocaine dont les parents organisent les noces. Mais la jeune femme, mortifiée à l’idée d’être découverte, lui confie qu’elle n’est plus vierge. Shakira prétexte alors un achat d’étoffes au Maroc, tous frais payés, pour accompagner Zina se faire recoudre l’hymen et ainsi « remettre le compteur à zéro ». La migration vers le pays d’origine met en parallèle deux quêtes d’affranchissement des normes sociales, puisque Shakira tentera une réconciliation avec sa famille et verra son jeune fils dont il a été séparé.
Dans le dossier de presse, les réalisateurs David Sordella et Pablo Benedetti, tous deux italiens, racontent avoir tiré le film du récit d’un travesti rencontré dans un café. Les premiers plans du film révèlent la figure flamboyante de Shakira en djellaba scintillante, coiffée d’une perruque blonde, allongée sur un kliné et fumant le narguilé, dans un décor kitsch et technicolor, tel un pastiche de l’époque romaine vue par Hollywood. Shakira s’adresse directement à la caméra pour raconter son histoire, se révélant comme « origine » du film. Mais la dimension parodique de la mise-en-scène remet en cause son authenticité. Les réalisateurs restent néanmoins en retrait, cette histoire n’est pas la leur et le film est signé Kiff Kosoof, pseudonyme qui signifie « l’éclipse » en arabe. Comme les deux personnages principaux sont interprétés par deux acteurs totalement inconnus, Aziz Amehri et Ghizlane, on imagine volontiers, à tort, qu’ils jouent leur propre rôle.
David Sordella vient de la publicité. Corazones de Mujer est un road movie dont l’esthétique relève de la vignette et du collage. Les personnages font des rencontres improvisées au gré des pérégrinations, qui confèrent une dimension presque documentaire, comme par exemple la visite de Shakira dans sa famille au Maroc, à l’opposé de scènes oniriques où un enfant en habit traditionnel joue de la musique entouré de deux hommes, ou cette femme qui court à travers le désert. Réalisé avec très peu d’argent, le film a l’aspect amateur d’un film de famille, auquel renvoie le polaroïd avec lequel Shakira documente son périple. À la différence de Fil et All My Life, Corazones de Mujer fuit littéralement le mariage, comme en décidera la jeune femme en fin de course. Ici, l’homosexualité défie l’ordre social et le mariage. Elle se vit de façon souterraine et secrète dans la nuit, comme à ce mariage où Shakira et Zina sont invités et où le héros lance un clin d’œil désirant au jeune marié, une incitation qui lui vaudra un très violent passage à tabac. Shakira en connaît et en assume les risques au Maroc. Il est conscient du danger qu’il court mais n’envisage pas de se ranger : aux remontrances de Zina, il répond qu’il « a eu plus de partenaires qu’il n’y a d’étoiles dans le ciel ». Cependant, l’homosexualité et plus largement la sexualité demeurent toujours hors champ. Le retour au Maroc est lié davantage à la reconnaissance de sa paternité contre sa famille qui le repousse.
Le film ne milite pas ouvertement pour la reconnaissance juridique ni même sociale de l’homosexualité. Les personnages de Corazones de Mujer (2008) ne revendiquent rien, sinon la possibilité pour eux de faire leurs propres choix et de les assumer, quel qu’en soit le coût. Les personnages en quête d’eux-mêmes se livrent à une lutte intérieure, celle du courage de se battre contre ce qu’on leur impose. Corazones de Mujer suggère le pouvoir de la sexualité sans jamais la montrer à l’image, ni inviter au voyeurisme. Quand un plan en plongée montre Zina et Shakira allongé côte à côte sur un lit, Shakira revêtu de ce qui ressemble à une robe de mariée, les deux échangent quelques banalités ironiques sur ce à quoi ils pensent.
Comme Le Fil, Corazones de Mujer a circulé dans les festivals du monde entier et a été distribué dans les salles avec dix copies projetées dans vingt villes en Italie, attirant au total un peu plus de 10 000 spectateurs. Il est resté à l’affiche pendant plusieurs semaines et jusqu’à deux mois à Turin. Il a fait l’objet d’une sortie confidentielle en Suisse. Il a également été diffusé à la télévision, sur LA7, chaîne privée culturelle. Édité en DVD avec des sous-titres italiens par la société Medusa Video S.p.A., il est maintenant épuisé.
Conclusion
Dans tous ces films, l’homosexualité est représentée comme un lieu de quête de liberté traversée par une tension, un tiraillement lié à une injonction contradictoire. D’un côté, le film constitue un moyen de donner une plus grande visibilité et de rendre acceptable l’homosexualité en la calquant sur le modèle dominant d’une hétérosexualité normée qui privilégie la relation romantique durable, le couple et la famille, un modèle finalement assimilationniste qui reste parfois en deçà de l’affirmation identitaire. De l’autre, la revendication d’une reconnaissance et d’une liberté de choix de vie en dehors de ces mêmes modèles dominants. Le Fil, All My Life et Corazones de Mujer développent des stratégies diverses. Dans le premier, l’homosexualité exprime l’amour, la conjugalité et la parentalité. Si le couple lesbien en constitue effectivement le modèle, le questionnement des normes sexuelles est ramené à l’idée que les couples lesbiens ou gays sont équivalents aux couples hétérosexuels, et qu’ils peuvent s’affranchir des contraintes sociales. Dans ces conditions, les couples inventent les termes de la parentalité dans une fiction très optimiste sur la capacité d’agir des individus même si paradoxalement, dans le récit, le protagoniste n’est pas toujours à la hauteur de cet agir. All My Life veut rendre visible une minorité sexuelle et dénoncer les violences et la répression. Ce faisant, les spectateurs découvrent une communauté soudée et solidaire qui se mobilise contre les injustices dont elle est victime et pour la reconnaissance de ses droits. Le film offre une vision pleine d’humanité des relations amoureuses parmi les homosexuels, en les assimilant à n’importe quelle autre relation amoureuse. De son côté, Corazones de Mujer parodie un orientalisme de pacotille pour mettre en scène avec humour ce conteur exubérant qui brouille les traces qui permettraient de remonter à l’origine du récit. Le public est face à ses propres clichés, devant ce travesti qui troque ses étoffes satinées pour un jean afin de reconquérir un fils contre la famille.
La sexualité demeure hors champ et la quête de liberté ne se transforme pas en lutte sociale ou en débat législatif. Il ne s’agit plus de transformer l’espace social, mais de ressentir à la fois la violence de la répression pour ceux qui refusent de se conformer aux attentes, et la force qui peut émaner des sexualités vécues en dehors des normes sociales par des individus qui s’assument, contre les catégories imposées.
Sans surprise, l’homosexualité au cinéma est associée à une catégorie sociale aisée dans laquelle les homosexuels sont économiquement autonomes et culturellement dotés. Là encore, la porosité des classes sociales varie et conditionne les choix des individus.
Enfin, mis à part All My Life, réalisé par un activiste égyptien vivant aux États-Unis, les films de fiction qui mettent l’homosexualité, presque toujours masculine, au cœur du récit, sont produits et diffusés en Europe, même si le marché du DVD et de la VOD constitue une ouverture difficile à mesurer.
Bibliographie
Bourcier Marie-Hélène, Excitable Posts Contemporary French and Francophone Studies 12.1 (2008): 109-120.
Cervulle Maxime, French Homonormativity and the Commodification of the Arab Body Radical History Review (Winter 2008): 171-179.
Cervulle Maxime, Rees-Roberts Nick, Homo Exoticus : Race, classe et critique queer Paris : Armand Colin/Ina Éditions, 2008.
Hassan Omar, Real Queer Arabs Film International. http://filmint.nu/?p=1295 (visité le 9 février 2013).
Sabry, Maher, (entretien avec Omar Hassan), Interview : Arabic Filmmaker on Homosexuality PinkNews (28 avril 2009). http://www.pinknews.co.uk/2009/04/28/interviewarabic-filmmaker-maher-sabry/ (Visité le 17 mai 2013)
Mazzara Federica, « Performing Post-migration Cinema in Italy: Corazones de Mujer » by K. Kosoof Modern Italy (Vol18 N1, 1er février 2013): 41-53.
Menicucci, Garay, Unlocking the Celluloid Closet: Homosexuality in Egyptian film Middle East Report (Spring 1998): 32-
Provencher Denis, « Tracing Sexual Citizenship and Queerness in Drôle de Félix (2000) and Tarik el hob (2001) » Contemporary French and Francophone Studies 12.1 (2008): 51-61.

1 – On ne badine pas avec l’amour, Alfred de Musset.
2 – Nous privilégierons ici « une conception foucaldienne du pouvoir comme censure productive selon laquelle désirs et plaisirs ne sont pas réprimés par un pouvoir centralisé, mais construits au sein de relations historiques de pouvoir » (Cervulle et Rees-Roberts, 57).
3 – Cervulle et Neel-Roberts reprennent ici le schéma du regard occidental sur les femmes maghrébines, développé par Malek Alloula dans Le Harem colonial : images d’un sous-érotisme (1984).
4 – Ce film a déjà fait l’objet de plusieurs analyses (Cervulle et Rees-Roberts 2008 ; Provencher 2008) ; les réalisations de Rémi Lange circulent en DVD et dans les festivals LGBT.
5 – La diffusion du DVD dépasse largement l’offre légale et marchande. BQHL qui a les droits pour les pays francophones, voulait aussi le distribuer en Espagne, mais la version piratée qui circule là-bas les a fait reculer.
6 – Par exemple, l’avant-première du film en France était organisée conjointement par une association LGBT et une association pour la promotion des échanges FranceMaghreb, à Lyon le 13 avril 2010.
7 – Dans un entretien publié par PinkNews, Maher Sabry, considéré comme le réalisateur arabe ayant fait le film le plus explicite sexuellement sur l’homosexualité, décrit les conditions de production du film. Interview: Arabic filmmaker on Homosexuality Maher Sabry http://www.pinknews.co.uk/2009/04/28/interview-arabic-filmmaker-maher-sabry/ (Visité le 17 mai 2013)
8 – Voir, par exemple, la fiche du film édité pour le festival LGBT Face-à-face à Saint-Étienne en 2011. http://www.festivalfaceaface.fr/wp-content/uploads/2013/03/Toutemavie.pdf
9 – Ce DVD est édité par Les films de l’Ange, une société créée par Rémi Lange, lui-même auteur de Tarik el hob (2003).
///Article N° : 11970

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