Rags and Tatters, d’Ahmad Abdalla

L'éclat des sans-voix

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Nouveau film du réalisateur égyptien (Heliopolis, Microphone) et méditation sur la révolution, Rags and Tatters est, bien que très avare en dialogues, d’une impressionnante intensité. Poursuivant sa tournée dans les festivals internationaux, il a remporté le 2 novembre 2013 l’Antigone d’or du festival du film méditerranéen de Montpellier.

Un personnage s’échappe de prison à la faveur du chaos révolutionnaire en Egypte. Il secoure un de ses compères, gravement touché par une balle. Ce sont des activistes arrêtés durant les manifestations qui ont conduit à la révolution. Avant de mourir, il lui confie un téléphone portable qui comporte une vidéo de cette confusion où l’on entend une phrase : « Cette vidéo permettra de savoir ce qui s’est réellement passé », que l’on réentendra à plusieurs reprises durant le film et même à la fin. Le contenu de cette vidéo que l’on voit en début de film : des gens sur qui l’on tire dessus dans un grand chaos. Qui tire ? Dans le petit matin, des véhicules militaires tirent encore les fuyards comme des lapins. C’est ainsi que ce film qui procède par énigmes pose la question de savoir qui orchestre tout cela, et suggère que l’armée est en ligne de mire : des documents télévisuels l’accusent à la fin de protéger les Salafistes qui attaquent les Coptes – une armée qui divise et crée du chaos pour mieux régner…
Ce personnage sans nom, muni d’une lettre de son compagnon, va rentrer dans son quartier où il est molesté par les milices de surveillance et doit finalement s’éloigner, se réfugie dans une mosquée où des Soufis soignent les blessés. Ils l’accueillent ensuite dans leur quartier. Et voilà qu’il découvre une communauté et ses chants d’amour et de paix, mais qui a été elle-même victime d’attaques. Cherchant à porter la lettre, il se rendra dans des bas-quartiers du Caire où vivent des Coptes dont la principale activité est le ramassage des ordures. Après la cité des morts, voici un quartier crépusculaire, comme outre-tombe. Deux minuscules passages documentaires expliquent leur dureté de vie et de travail, dans un film où le silence est roi. Là aussi, une communauté humaine de gens qui vivent en marge de la société, de la révolution. Ce sont des sans-voix, ceux qu’on appelait à la Révolution française « les sans feux ni lieu », les « traîne-misère », que les représentants du Tiers-Etat ne prennaient pas en compte et dont Baboeuf défendra la représentation en les appelant le 4ème ordre, « l’ordre sacré des infortunés ». Ces rejetés de la société que, dans sa définition du lumpenproletariat (le prolétariat en haillons), Marx traitait de déchet, de rebus de toutes les classes, incapables de développer une conscience de classe.
Rags and Tatters, ce sont les lambeaux, les haillons : ce titre désigne ces lumpen. Comment représenter les sans-voix, aussi bien politiquement (pour que la révolution les prenne en compte) et cinématographiquement (pour qu’ils ne soient pas non plus exclus du monde des images) ? Une seule réponse : « mettre en lumière, comme le dit Marie-José Mondzain, leur façon de trouver leur propre éclat », c’est-à-dire rendre sensible leur dignité pour leur permettre d’appartenir à la communauté des hommes. C’est ce que fait ce film, qui met en valeur la beauté paisible des chants soufis, et combien les familles coptes sont soudées dans leurs rituels et leur réponse collective à l’adversité.
Mais s’intéresser à eux, qui n’ont pas fait la révolution, c’est aussi se mettre à leur école, car comme le dit Edouard Glissant, « fréquenter la pensée de l’imprévisible, c’est pouvoir échapper à ces bouleversements que les imprévus du monde lèvent en nous, et par ailleurs se faire de plus en plus ingénieux à aménager dans les irruptions de ce réel une continue possibilité de l’action humaine ». (1) Car les sans-voix nous aident à penser et construire notre avenir, à commencer par celui de la révolution que le chaos emporte, car ils vivent chaque jour dans leur précarité l’incertitude et l’imprévisible. C’est cette « pauvreté chaleureuse » dont parlait Camus qu’Emmanuelle Demoris avait si bien capté dans sa série Mafrouza (cf. [critique n°7559]), située dans une « cité des morts » d’Alexandrie. Ceux-là aussi nous aidaient à vivre le chaos du monde.
Ce personnage silencieux au regard scrutateur que le film suit d’un bout à l’autre et dont il adopte le point de vue, n’est-ce pas dès lors le cinéaste lui-même, qui ne parle que par sa caméra, et qui prend des risques pour le faire, dépositaire qu’il est des images ? Et dont la mission est de représenter, de générer et porter l’image de ces pauvres, de cette partie du peuple que la révolution oublie mais qui demande aussi à être représentée, mais aussi de ces moments où la répression le frappe pour qu’on en perçoive la douleur et qu’on sache qui le frappe. Durant la révolution, sur la place Tahrir, Ahmad Abdalla était actif dans la tente où étaient rassemblés tous les documents témoins, essentiellement pris sur téléphones portables, pour les mettre à disposition des médias, du public et de l’Histoire sur des sites internet créés pour l’occasion. Il poursuit ce travail dans Rags and Tatters, mais en l’élargissant, avec une magnifique élévation de propos tout en conservant par moments cette esthétique de l’immédiat et de l’urgence. Son film est lumineux, proprement stupéfiant de maturité et d’intensité : il ne nous lâche plus après sa vision. Dans la lignée de Winter of Discontent d’Ibrahim El Batout, (cf. [critique n°11112]) il nous permet de saisir au plus profond les enjeux de la révolution, une expérience sans commune mesure avec les images télévisées.

1. Glissant, Edouard, Philosophie de la relation – poésie en étendue, Gallimard 2009, p. 68.///Article N° : 11887

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© Rags and Tatters





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