Enterrer l’Impensable dans le miroir des vérités sues et bues

Entretien d'Anssoufouddine Mohamed avec Soeuf Elbadawi

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Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents, dernier texte paru de Soeuf Elbadawi, aux éditions Vents d’Ailleurs, se veut « hommage rendu » aux milliers d’innocents victimes du Visa Balladur dans l’Océan indien. Histoire d’un prolongement du feuilleton colonial entre l’archipel des Comores et la France, malgré une vingtaine de résolutions prises à l’ONU contre l’occupation de Mayotte. Une histoire dont on parle peu dans les médias. Anssoufouddine Mohamed s’est entretenu avec l’auteur, cofondateur avec lui du collectif comorien Djando la Waandzishi.

Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents. N’y a-t-il pas dans ce titre un écho de votre précédent recueil, Un poème pour ma mère la rose entre les dents, sorti chez Komedit en 2008 (1) ?
Je ne parlerais pas de prolongement au sens premier du terme. Mais ces deux ouvrages se sont construits sur une même dynamique d’interrogation face à mon territoire d’existence. Dans le premier texte, j’enterre une mère, dans une perspective de réconciliation avec une terre, avec le pays profond. Dans le second, le personnage enrage de ne pouvoir enterrer ses morts et contemple le pays qui s’effondre. Dans l’un, ma mère doute du fait que l’écriture puisse un jour exprimer la complexité d’une mémoire longtemps mise en berne. Dans le second, l’écriture reflète le lent délitement de l’archipel, mais devient aussi le lieu d’une incapacité du dire. Vous aurez remarqué les appels de phare entre les deux titres. Un poème pour ma mère la rose entre les dents annonce de loin Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents. Il y a le poème, à la base, auquel vient se substituer la rage. Actuellement, je travaille à l’écriture d’un troisième texte, dont le titre pour l’instant est Sultwani Pvagabo visage noirci par la rage. Il y sera question d’un homme qui n’a plus de pays. Et le lien avec les deux autres projets est plus que probable.
Votre livre a la particularité d’aborder un sujet d’actualité, celui des morts du Visa Balladur. Vient-il combler le creux du discours quotidien, de l’homme politique, du journaliste, de l’intellectuel, du citoyen ?
Je n’ai pas cette force. Je n’en ai même pas la prétention. Ce livre chemine sur notre incapacité à nommer le réel, dès lors qu’il s’agit de questionner le prolongement du feuilleton colonial. Les Comores sous tutelle française ramènent à la métaphore de David et Goliath. Avec l’idée que la force ne penchera pas du côté où on le souhaite. Nous sommes dans une forme de lucidité froide, qui consiste à reconnaître que Goliath et son arrogance orchestrent le déni, à longueur de temps. Le mensonge est une arme terrible dans les mains du vainqueur. La fable du maitre sous-entend que nous n’avons même plus l’intelligence d’enterrer nos morts. Sommes-nous encore de ce monde ? Le personnage se voit, lui, comme une sorte de cadavre-debout, déambulant. Il est surtout question de notre faculté d’indignation. Certes, le combat est inégal, la mémoire est difractée, nos destins fracassés, mais l’instinct de survie autorise à penser que nous pouvons encore relever la tête, ne serait-ce que pour pointer du doigt sur le visage de celui qui broie tout sur son passage. Les rapports entre les Comores et leur tutelle française ne sont pas justes. Il y a quelque chose de malsain dans cette relation de dupes, qui me pousse à invoquer l’impossible et l’improbable, en cherchant à décrypter le sens du foutoir dans lequel on nous oblige à vivre. Le personnage pense que ces milliers de morts générés par le visa Balladur ne doivent pas passer inaperçus dans le vacarme du monde. Car cela signifierait la fin d’une histoire, celle de tout un peuple, d’une terre, certes, oubliée des mappemondes consacrées, mais qui continue encore de respirer, de tenir debout. L’instinct de survie, sans doute.
La poésie est-elle pour vous un prétexte pour faire incursion dans le fait politique ? Ou est-elle la quête d’une esthétique pour renouveler et raviver un sujet en perte de souffle ?
La poésie ne doit jamais être un prétexte à quoi que ce soit. C’est une affaire trop sérieuse pour servir de prétexte à qui que ce soit. Mais j’appartiens à une culture, au sein de laquelle tout acte de poésie devait répondre à une nécessité première, à une injonction du réel. Je ne me vois pas déroger à cette règle. L’esthétique, dans ce cas, naît de l’urgence du dire. Ce que j’ai écrit épouse ou tente d’épouser les contours d’une réalité éclatée, phagocytée, déconstruite. J’oppose mon instinct de survie à la fable du maître. La forme prise par ce temps de parole (le livre/le spectacle) prend les allures d’un récit arraché au réel que l’on dit surchargé par les effets d’optiques orchestrés par le « vainqueur par Tant-Pis ». Est-on encore en mesure de dire non à l’ineffable ? Bonne question, aurait dit ma mère.
Ce texte a été plusieurs fois joué. Les spectacles sont souvent ponctués de débats avec le public. Il y a eu aussi des rencontres avec les lecteurs. Pouvez-vous nous parler de votre expérience quant à l’emmêlement de cette parole porteuse d’un autre son de cloche, celui du poète, du renouveau contre celle, unidirectionnelle, rebattue, conformiste et suiviste du public ?
Le public s’est montré souvent généreux à notre égard. Qu’il puisse parler d’injustice après nous avoir entendu parait tout à fait normal. Aucune conscience bien faite n’applaudirait la mise à mort de milliers d’innocents à cause d’un visa stupide imposé à l’archipel par une nation étrangère. Tout le monde comprend que le débat relève ici de l’inégalité des nations en faction. Tout le monde saisit également le fait que la France fait imploser la fratrie en ces îles au nom d’enjeux inavouables. Ce que le texte pose comme questions ramène aux limites de notre propre responsabilité, en tant que citoyens, quelles que soient nos origines. Où sommes-nous au moment où ces gens se noient comme des bêtes traquées dans l’océan, sur leur propre territoire d’existence, avec la police française au cul ? Il nous faudra trouver une parade à cette question, un jour. Et je crois bien qu’il sera question de conscience et de responsabilité. En France, à la Réunion, comme aux Comores, il y avait cette interrogation à tous les débats, à savoir, que pouvons-nous faire contre cette situation de « fait accompli », où le plus fort donne l’impression de gagner contre le plus faible, ad vitam ? Une manière de dépasser l’horizon, je crois, de ceux qui se montrent capables de dénonciation, mais qui se contentent de quelques discours de rigueur devant les médias. Comment agir efficacement contre la tragédie du Visa Balladur ? Voilà ce à quoi il nous faut répondre, et maintenant, pas demain. Mais là on n’est plus en littérature. Là on revient au réel, dans toute sa complexité.
Une chose qui frappe le lecteur dans votre texte, c’est l’absence de ponctuation ?
Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents
s’inscrit dans un registre, je dirais, à caractère tripal. Difficile de ponctuer le propos dans ce cas. Le personnage s’attaque à cette chose qu’est l’abomination de l’homme par l’homme. La ponctuation est une invention qui charrie de la mesure. Or le personnage s’y refuse. Ensuite, il y a les traditions dont je me suis inspiré. J’ai cherché un premier souffle du côté d’Ibuka et de son verbe. Ibuka serait le premier fou des villes dans l’archipel, une légende urbaine, en vérité. Il reste quand même ce personnage étrange, portant le mal-être de toute une société en lui. Ibuka ne s’arrête jamais de parler, sa langue n’a pas d’os, comme on le dit chez nous. Son trip verbal scandé à même la rue ne laisse aucune place au principe même de la phrase ponctuée. J’ai tenté d’imaginer à quoi pouvait ressembler la parole d’Ibuka dans cette société fracassée, en plein délitement, aujourd’hui. Ibuka a nourri le propos de mon personnage en profondeur.
J’ai aussi emprunté à la tradition poétique de l’idumbio, complainte de deuil, que l’on nous a transmis de manière posée, figée ou immuable, mais, qui, à l’origine, est un poème de facture tripale, également. Il s’agit d’une mère ou d’une sœur, qui raconte le vécu d’un être cher assassiné ou mort. Je pense notamment aux idumbio consacrés à Msafumu et Masimu, des victimes de la conquête coloniale. Ce sont des chants qui partent de l’être profond, en ne s’embarrassant pas d’une règle édictée, au moment de leur scansion originelle. L’affect originel, si je puis dire, l’emporte souvent sur leur recomposition à l’écrit, pour le legs. J’ai, enfin, travaillé sur le wadhufa des shadhuli, un chant très écrit, très littéraire, lorsqu’il est transmis aux initiés soufis, en ouverture du dhikri, mais qui, à l’interprétation, n’est pas assujetti à un jeu de ponctuation, bête et sournoise. Le texte est alors arrimé à une musicalité, au rythme et au souffle des interprètes. J’aime assez cette idée que l’interprète, le lecteur, en ce qui me concerne, peut inventer sa propre lecture, sa propre musique, son propre chant, à partir de ce qu’on lui met à lire entre les mains.
Ces quelques éléments expliquent le peu d’importance que j’accorde à la ponctuation dans ce texte. Et il pourrait bien y avoir d’autres explications. Mais l’interrogation se situe à un autre niveau, en réalité. Pour moi, il y avait ce désir de ne pas chercher à freiner le verbe, afin de bien faire remonter cette idée de réel-foutoir, dans lequel on survit et que l’on remue dans tous les sens. Notre histoire, à force d’être fatiguée, rompue ou manipulée, est devenue quasi irracontable pour la bonne société administrant ce monde. On ne sait jamais par quel bout l’entamer, si on veut être entendu par notre semblable. D’où cette idée de foutoir ingérable que l’on exhibe sans faux-semblant. La ponctuation aurait peut-être donné une impression de maîtrise que je ne souhaitais pas avoir. Les mots viennent et remplissent la page. C’est dans cet état que j’ai écrit le texte, en gardant bien en tête cette idée de désordre savamment produit par la fable du maître. Il faut reconnaître que la réalité nous déborde de tous les côtés. Toute composition trop écrite se satisfait de la règle et de la mesure. J’avais besoin de folie, y compris de folie surbookée, pour arriver à dire certaines choses.
Le mélange du français au shikomori et à l’arabe transcrit en caractères latins
Pour moi, il n’y a rien de complexe dans cette écriture. L’habitant de ces îles vit en présence de ces trois langues, au quotidien. Il est normal que sa vision intime du monde, traduite ici par le personnage, se conjugue en ces langues, même si le texte apparaît principalement dans ses habits d’enfance francophone. C’est aussi le paradoxe d’un pays meurtri, où l’on est amené à dire son rêve (ou son cauchemar) dans la langue du vainqueur pour mieux se faire entendre du monde. C’est un vieux débat dans les littératures issues des anciennes possessions coloniales. Je ne crois pas avoir besoin d’y revenir ici. Mais je reconnais, à travers cet exercice, qu’il est encore possible de se dire à travers la langue de l’Autre. Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents est d’abord un texte écrit en français, porté par un imaginaire, qui lui, est totalement soumis à la complexité de cet espace géographique, auquel j’appartiens. Il s’agit d’un français débridé à la manière des habitants du pays de lune. C’est l’autre nom donné aux Comores dans le passé. C’est une expérience que je trouve intéressante pour le lecteur francophone. Une expérience nécessaire au partage des imaginaires dont nous nous revendiquons sans cesse. J’aurais pu y ajouter le malgache et le swahili ou même une langue d’origine indienne pour pimenter la chose, bien que ce soit des langues à minoriser, sauf dans les exercices de manipulation collective.
Peut-on parler d’une obsession personnelle pour la question coloniale française aux Comores, notamment au travers de cette tragédie des kwasa que génère par le tristement célèbre visa Balladur ?
Je ne parlerais pas d’obsession. Mon écriture essaie de questionner la relation, avec nos semblables, surtout lorsque s’y mêlent fictions et autres mensonges, nous autorisant à être au-dessus ou en dessous du statut de l’autre, le cousin, le voisin, le proche ou lointain. La relation à la domination, dans laquelle s’inscrivent les rapports entre la France et les Comores depuis près de deux cents ans, se fondent sur un marché de dupes, qui influe, aujourd’hui, sur notre rapport au monde. Aucun enfant de cet archipel n’en sort indemne. Aucun enfant de cet archipel ne peut se raccrocher au monde, sans subir les contrecoups de cette histoire. Il n’est pas question de choix ici, il est question de faits têtus, avec lesquels il faut sans cesse composer. Maintenant, je ne me vois pas du tout écrire depuis Moroni, en ce début de XXIe siècle, en ignorant les milliers de morts du Visa Balladur, qui sont une conséquence directe et tragique du viol colonial dans l’archipel. Ne pas en parler me donnerait l’impression d’être atteint d’une forme de cécité que je ne saurais expliquer. Entamer le récit de cette complexité coloniale me permet de retrouver une dignité d’homme libre parmi les miens. Les miens, au sens le plus large qui soit. Je parle de mes semblables, y compris ceux qui sont de l’autre côté de la rive…
Votre nouvelle, Notes de Moustwafa S. sur la mort du citoyen Kader, dans Dernières nouvelles de la Françafrique (2) n’a pas été sans remous chez les ex-militants du mouvement maoïsteo-communisto-révolutionnaire comorien des années soixante-dix-80. En 2007, votre livre Moroni Blues (3), interrogeant la question du repli communautaire dans Moroni, votre ville natale, vous a valu des attaques violentes. Maintenant vous refusez de vous plier aux discours de convenance et vous abordez sans ménagement la question des morts du visa Balladur et, par extension, celle de la question coloniale dans votre pays. Le rôle du poète est-il d’aborder les sujets qui dérangent ?
Je n’ai jamais écrit par souci de déranger. J’écris par instinct de survie. Si cet instinct bouscule un ordre établi, ce n’est pas tant parce que je le souhaite, mais parce il y a des dysfonctionnements dans notre rapport au monde qui se refusent au questionnement. Est-ce que c’est le rôle d’un poète que de dire non à l’innommable ? Je ne sais pas. Mais je trouve sain que mon écriture réponde à cette nécessité que j’ai de vouloir vivre en paix avec ce monde. Dans le premier texte, je parle de comment on profite de la nébuleuse (Françafrique) pour abattre notre semblable. Je parle d’une génération qui m’a nourri intellectuellement et qui, aujourd’hui, a trahi jusqu’à ses propres idéaux. Dans le second texte, je me refuse à l’exclusion du semblable, simplement parce qu’il n’aurait pas la même couleur jaune que nos aïeux, qui, eux, seraient un peuple d’élus, étrangement sorti du ventre de la terre. Dans mon dernier texte, je vois la rage de ce personnage, perdant son cousin en mer, à cause du visa Balladur, s’exprimer, surtout lorsqu’il se rend compte que tout s’effondre autour de lui. Je n’ai pas l’impression de commettre des crimes de lèse-majesté, en voulant partager ces histoires, au travers de mes livres. J’y interroge mon propre rapport au monde, qui se trouve aujourd’hui menacé. Ecrire pour moi ne répond pas à une nécessité de déranger Ce serait tellement simple. Ecrire pour moi, c’est vouloir nommer le mal qui me ronge, moi et les miens.
Peut-on voir dans l’allusion faite à Ibuka, le fou légendaire de Moroni, une invocation des esprits tutélaires de ce pays, en ces heures difficiles de la nation comorienne ?
La nation comorienne, tel qu’on la revend dans les médias depuis quarante ans, est une fable de maître, à laquelle les habitants de l’archipel n’ont jamais vraiment cru, dans leur immense majorité. Ibuka fait partie de l’intimité de cet espace géographique que les marins arabes ont surnommé pays de lune, jadis. Il est normal qu’il revienne hanter nos murs, lorsque le prolongement de la fable tente de nous effacer de la terre. Ibuka, c’est notre instinct de survie qui s’exprime. Ce pays survivra-t-il à la fable de celui qui écrase l’homme, tout en faisant mine de le célébrer, ailleurs, dans le monde ?
« La lente agonie des vaincus n’empêche pas un miracle d’Outre-Monde » est-il dit dans votre livre. Y aurait-il encore des lueurs d’espoir ?
Du néant de nos actes surgira un chaos. Je ne sais plus qui disait cela, mais l’espérance ne peut provenir que de l’ensemble de nos actes. Le personnage de ce texte souhaite se mettre en travers de l’innommable. Voilà pourquoi il a besoin de courser le miracle d’Outre-Monde. D’un cadavre-debout, il passe à la station d’homme-debout. Sa manière à lui de signifier son refus à l’anéantissement. Il est prêt à se battre contre l‘ineffable. Jugez-en vous-même, en lisant son propos dans le onzième fragment du texte, juste avant cette phrase : « Sortons donc les pelles enfants de catin et Grattons la pierre car Ce soir on enterre l’Impensable dans le miroir des vérités sues et bues ».
Propos recueillis par Anssoufouddine Mohamed/Djando la Waandzishi

1. Réédité en 2013.
2. Vents d’Ailleurs, 2003, recueil collectif.
3. Bilk & Soul éds.
Lire également :
une note de lecture de Nathalie Carré [Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents]
un entretien avec Samba Doucouré [article 11696]///Article N° : 11707

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Les images de l'article
Soeuf Elbadawi, Muzdalifa House © Mourchid Abdillah





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