Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents de Soeuf Elbadawi

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Ce qui frappe d’abord, c’est le souffle. Le souffle et la rage, présents dès le titre si l’on songe que l’invocation du nom de dieu (dhikri), si importante dans le soufisme, est respiration, rythme, répétition… souffle. Mais, comme le soulignent les premières pages du texte, l’incantation se fait ici amère, rappelant « le long chapelet des sinistrés » :
« la nouvelle est rude Quatre-vingt-dix-huit noms passés par-dessus bord (…)
une de plus et nous nous emparions sans discuter Des quatre-vingt-dix-neuf noms du Seigneurs des Inconscients pour défier l’Impensable Où étais-tu Seigneur Sur quel rivage du Nord ou du Sud somnolais-tu C’est écrit dans le Livre des sacrilèges qui n’est pas plus aveugle que Celui qui ne veut ou qui feint de ne plus voir Dieu en cette nuit pour une raison que je ne m’explique pas a fermé l’œil
Kakia wala Kaona.
 »

L’incantation est donc avant tout incompréhension devant le sort des kwassa kwassa retournées, embarcations précaires qui viennent régulièrement endeuiller l’océan Indien des cadavres des candidats à l’autre rive, Mayotte désormais frappée d’étrangeté. Car c’est bien la douleur d’un archipel mutilé qu’invoque ainsi Soeuf Elbadawi, porté par une rage, un flot de mots qui dévalent, sans point quérir, le long des rivalités construites entre les Comores : Mayotte, territoire français, rejetant désormais à la mer le lot des frères si loin si proches, tentés par une terre d’antan. Depuis 1995 en effet, le « visa Balladur » restreint la liberté de circulation des Comoriens non-mahorais sur l’île, conduisant à « l’érection de ce mur divisant le poids de nos âmes soumises en deux rivages ennemis sur un même territoire de vie » (p. 17) ; en instruisant « un mur entre deux fragments d’un même récit » qu’il semble impossible de recoudre.
Et la douleur de se faire sentir au travers d’une langue qui, comme le ressac, vient buter contre la réalité d’une situation tragique et s’y briser. Mais cette incantation en forme d’interrogations est aussi interrogatoire adressé à la « Métropole », représentante à la fois d’un monde politique aux manœuvres parfois obscures (les pages se font écho de la destitution/coup d’état mené(e) par Bob Denard à l’encontre du président Djohar en 1995) et d’une certaine modernité de pacotille, « balivernes » où prévalent cash, argent, CAC 40, « canal satellitaire » ; « Monopoly gagnant » ; miroirs aux alouettes qui vient « nyanganyer[1] le cerveau » par défaut. Représentante, surtout, de la fracture « de ce mur érigé en (ces) eaux » qui revient, refrain-ressac, incantation funèbre devant le fait brut du « On s’en lave les mains à l’eau bénite En établissant le décompte des cadavres d’un cimetière ultramarin Érigés à coups de visas entre deux cases d’une même fratrie« . Deux mondes opposés, « Land of Loose » contre « Maîtres des possédants« , conflit qui dépasse d’ailleurs largement le cadre de l’archipel de la lune, la ligne entre dominés et dominants structurant les relations des hommes comme des nations partout sous le soleil. À l’issue de l’interrogatoire, c’est donc un réquisitoire qui s’énonce et trouve son point d’orgue dans cette douloureuse réécriture de la Marseillaise : « Allons noyés de la fratrie/Le jour de deuil est arrivé« .

Histoire de noyade et de mutilation, de possession et de dépossession, le texte de Soeuf Elbadawi touche avant tout par la poésie de sa langue :
« Qui sait à quoi ressemble demain dans le songe des enturbannés courant le long de nos grèves endeuillées Que l’on se noie par le vent de husi ou kashkasi l’interrogation demeure tragique en tout point sous le soleil de midi » (30).
C’est cette interrogation devant la tragédie que l’auteur transmet au travers d’une langue poétique, incantatoire que l’entrelacement des langues – français, shikomori, langue du Livre et anglicismes amers – apparente à une langue aux sonorités sacrées, apte à bercer malgré la colère, le repos ultra-marin des frères disparus.

Soeuf Elbadawi, Un dhikri pour nos morts la rage entre les dents. Vents d’ailleurs, coll. Ici & ailleurs, 2013. 70 p., 9 euros.

1. Néologisme, Nyanganyer viendrait du verbe udanganya qui signifie « embrouiller l’esprit », « leurrer », en shikomori. Ici l’auteur veut aussi signifier « ébranler le cerveau », « séduire de manière fallacieuse ».Lire également :
un entretien de Samba Doucouré avec Soeuf Elbadawi [article 11696]
un entretien d’Anssoufouddine Mohamed avec Soeuf Elbadawi [article 11707]///Article N° : 11695

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