Alphonse Tierou : défendre les couleurs contemporaines de la danse africaine

Entretien d'Amélie Thérésine et Marie-Julie Chalu avec Alphonse Tierou

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Chorégraphe, chercheur et écrivain, Alphonse Tierou travaille à différents niveaux et sans relâche à une meilleure connaissance de la danse africaine. Il dirige le Centre de Ressources, de Pédagogie et de Recherche pour la Création africaine situé à Paris. Issu d’une famille de grands dignitaires de la Côte d’Ivoire, il est le premier, au plan international, à avoir défini la conception africaine du Masque africain à laquelle il a consacré son dernier livre Paroles de Masques. Il crée et réalise plusieurs expositions scientifiques et artistiques dont Masques d’Afrique présidée par Léopold Sédar Senghor à Nîmes en 1986, Dooplé, la grande danse africaine et ses lois techniques commandée par l’Unesco en 1992 (Paris) ou encore De la danse à la sculpture. Un autre regard sur l’esthétique africaine au musée de l’Homme en 2000. En mai 2006, à l’occasion de la Commémoration de l’esclavage et sur l’invitation d’Aimé Césaire, il présente à Fort-de-France une création chorégraphique Amae-Poyouzon. En 2007, il lance les visites-ateliers Danser l’Afrique ?! au musée du Quai Branly associant une visite guidée des collections africaines et une exploration, par la danse, de l’esthétique de la sculpture africaine. Il participe par ses différentes actions à la mise en œuvre d’une déconstruction des préjugés.

L’Afrique n’est ni un campement, ni un village, ni une ville, ni un pays, mais un continent.
Par ailleurs, l’Afrique d’hier n’est pas l’Afrique d’aujourd’hui et ne sera pas l’Afrique de demain.
La danse et la création africaines doivent, dans une certaine mesure, être le miroir de ces réalités.
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Alphonse Tierou, vous êtes chorégraphe en danse africaine, pourriez-vous tout d’abord revenir sur votre parcours et votre formation artistique ?
Bien que cela puisse sembler éloigné du sujet, mon enfance offre des points d’ancrage qui éclairent mon parcours : j’en retiendrai trois avant d’évoquer à proprement parler ma formation. Mon père, Dji Pascal, était chef traditionnel. Grand orateur et illustre juge du tribunal coutumier, il avait pour interlocuteurs Félix Houphouët Boigny, premier Président de la République de Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, et Léopold Sédar Senghor, homme de lettres et ancien Président de la République du Sénégal de 1960 à 1980. Mon père a beaucoup œuvré pour l’indépendance de la Côte d’Ivoire aux côtés d’Houphouët Boigny mais pour des raisons liées à son statut d’homme spirituel, il a toujours dû garder l’anonymat (auquel seule la mort met un terme).
Appartenant à l’Institution des Masques, il était porteur d’un grand Masque de sagesse du nom de Baogla. Comme le veut la coutume qui ne tolère qu’un homme spirituel vive aux dépens de la communauté, il exerçait la profession d’ébéniste et de sculpteur. Quant à ma mère, elle était potière.
Si l’Afrique dans son ensemble a une culture du Masque, toutes les sociétés n’ont pas le même comportement face à ce dernier. Le peuple Wêon en a fait une véritable voie de spiritualité : loin d’être un objet d’apparat et de divertissement comme dans certaines sociétés, il est la face visible d’une Institution aujourd’hui encore méconnue. Voici l’univers spirituel et artistique dans lequel j’ai grandi. Aussi n’ai-je pas choisi la danse, je suis né avec ce don qui demandait à être complété et développé. Dès l’âge de sept ans, j’allais de village en village, juché sur les épaules des adultes pour participer à des spectacles de danse pour lesquels on me traçait une piste constituée de plusieurs nattes blanches mises bout à bout. Je ne dansais jamais sur la terre battue comme tout un chacun.
Enfin, il faut souligner que le milieu social dont je viens m’a préservé de l’intériorisation de sentiments d’infériorité. Côtoyant toute sorte de personnes, jamais dans mon enfance, je n’ai perçu la couleur de peau comme un critère normatif. Quand plus tard, je manifestais ma volonté de consacrer ma vie à la danse, mon père me donna son accord avec un conseil à la clef : « Si tu veux devenir danseur professionnel ou consacrer ta vie à l’épanouissement de la danse africaine à quelque niveau que ce soit, il te faut impérativement tourner le dos à l’ignorance et à la pensée unique. Souviens-toi toujours que l’ignorant n’est jamais libre ». Aussi suis-je un ancien étudiant de l’Institut National des Arts d’Abidjan qui est devenu aujourd’hui l’Institut National Supérieur des Arts et de l’Action Culturelle (INSAAC) lequel intègre l’École Nationale de Théâtre et de Danse (ENTD). Les disciplines proposées étaient Musique, Danse et Théâtre. Dans cette école, la danse africaine était absente du programme. Elle n’était reconnue ni à l’échelle nationale ni à celle du continent comme une discipline digne d’études par les responsables des Affaires Culturelles qui se fiaient aux analyses et conseils de ceux et celles qui faisaient les questions et réponses en matière de culture et d’art africains. Ne perdons pas de vue que la danse africaine était du ressort de l’ethnologue ou de tous les spécialistes de la culture africaine qui trouvaient en elle d’intéressants éléments pour nourrir les théories anthropologiques. La créativité n’était pas de mise dans la danse africaine, soutenait-on, et les Africains eux-mêmes avaient fini par croire que leurs danses demeuraient par définition, hors de l’espace fécond de l’imagination en un mot hors de l’art. En revanche, on enseignait la danse classique. C’est de cette époque que date ma prise de conscience du complexe d’infériorité tel que l’a théorisé Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. C’est ce que j’ai qualifié de « négligence suicidaire des Africains » dans mon essai politique Si sa danse bouge, l’Afrique bougera. En ce XXIe siècle, ce sont encore les points de vue ethnologiques, plus ou moins déguisés, qui triomphent lorsqu’il est question de culture ou de danse africaine. Dans ce contexte, je me suis rabattu sur la musique : j’ai pris des cours de clarinette au conservatoire. Ce détour par la musique fut fondateur par l’écoute aussi bien des œuvres de Louis Armstrong ou Sidney Bechet que des classiques comme Mozart dont j’analysais les compositions au même titre que la construction du chant et de la danse des Masques. J’y découvrais que si l’on pouvait raconter des histoires avec des sons, pour la danse, il en allait de même avec le corps. Cela, je l’ai compris très tôt grâce à la musique et par la fréquentation d’autres arts comme le cinéma, la littérature, la peinture et le théâtre.
Avez-vous choisi d’être artiste en France ?
Je n’ai pas fait le choix d’être artiste en France. La Côte d’Ivoire est une ancienne colonie française. Nous étions français avant l’indépendance de ce pays le 7 août 1960. Si elle avait été colonisée par les Anglais, les Italiens ou les Allemands, je me serais rendu dans ces pays pour trouver une réponse à ma vision de la danse. Car danser c’est, selon moi, raconter une histoire, dire quelque chose, faire usage de mon imagination créatrice en me servant de mon corps comme d’une plume. La danse africaine n’est pas une affaire de force de jarrets et de mollets. Pour moi, danser ne signifie pas s’agiter pour s’agiter, marteler le sol de toutes ses forces et répéter indéfiniment le même pas ancestral sous prétexte que c’est la tradition. Pour concrétiser la vision que j’ai de la danse, il faut connaître son corps, l’assouplir, le comprendre, en faire un outil performant au service de cet art et être capable, par ailleurs, de nourrir un dialogue permanent avec la musique et les musiciens. J’ai donc fait le choix de me rendre dans les pays où cette discipline était prise au sérieux et enseignée. La seconde raison était la possibilité de faire des créations : si les Africains ont la culture de la danse, il n’allait pas de soi de passer à une culture chorégraphique.
Est-ce qu’en tant qu’artiste noir en France (ou ailleurs), vous avez ressenti ou ressentez aujourd’hui encore une assignation à produire une certaine « culture africaine »??
Cette assignation est une réalité pour celui qui veut bien se donner la peine d’observer les choses. La danse africaine est souvent associée à du pur folklore sous prétexte que c’est la tradition. Alors que cela va à l’encontre de la définition de la tradition comme l’enseigne l’Institution des Masques qu’on amalgame avec les morceaux de bois exposés dans les musées. La tradition c’est la remise au suivant, après les avoir enrichis, des biens qu’on a reçus, dont on est temporairement le dépositaire. Cette définition des Masques n’exclut nullement l’imagination créatrice. Bien au contraire, puisqu’il faut enrichir avant de transmettre.
En matière de danse, on va jusqu’à attribuer les noms des danses que les artistes africains doivent exécuter : danse de la pluie, des semailles, du chasseur, du pêcheur. Les costumes de danse doivent être des jupes de raphia, des plumes, des masques et pour les créations modernes, le grand pantalon bouffant ou les pagnes. Ça fait africain, dit-on. Cette assignation n’est pas propre à la France. Elle s’étend à toute l’Europe : Allemagne, Suède, Danemark… Les DOM-TOM ont le même réflexe lié au poids de l’histoire et à une certaine méconnaissance de la culture africaine. Par exemple, certains organisateurs étaient toujours surpris que mes percussionnistes ne portent pas des gris-gris et fétiches aux poignets, aux coudes, au cou ou autour de la tête… Que moi-même je ne sois pas dans des tenues qui « font africain ».
Voici une anecdote : lors d’une interview télévisée dans un pays d’Afrique, une journaliste me demande ? « Pourquoi vous faites de la création contemporaine, vous avez honte de vos traditions ? » Et moi de lui répondre : « Pourquoi vous portez un tailleur Yves Saint-Laurent et non des costumes du Moyen-Âge ? » et de lui préciser que ces derniers figurent aux musées. J’échappe à l’assignation deux façons. D’une part, je ne soumets mon geste créatif à aucune compromission folklorique, d’autre part, je ne cesse d’être dans le questionnement.
Qu’est-ce que signifie pour vous « déconstruire » ?
Les complexes d’infériorité et de supériorité ont été patiemment construits. Les résultats en sont dramatiques aujourd’hui. Quand un être humain va jusqu’à avoir honte de sa peau, s’excuse d’avoir la peau noire, on mesure le traumatisme que vivent ces personnes au quotidien. Le blanchiment de la peau est un signal fort de mal-être qui frappe un grand nombre d’individus.
L’Histoire, les thèses, les colloques, les débats sont indispensables pour la mémoire sans laquelle il n’y a pas de civilisation. Mais il faut aller plus loin pour déconstruire objectivement ces mentalités. La politique est un volet important et incontournable : obtenir des gouvernements concernés de mettre en place des politiques de déconstruction qui passent par l’éducation des enfants dès la maternelle, banaliser les découvertes scientifiques, expliquer à grande échelle ce qu’est la peau noire et blanche et qu’il fut un temps où tous les peuples de la Terre étaient noirs de peau, mettre en place des programmes d’éducation qui prennent en compte ces problèmes qui faussent les rapports humains. Il y a aussi la conduite individuelle qu’il est nécessaire de redéfinir pour que chacun de nous retrouve sa dignité. Et ainsi refuser de cautionner tout ce qui porte atteinte au respect de l’humanité. Je ne me rends pas à certains colloques et festivals qui entretiennent l’assistanat ou qui font des artistes africains des hommes de paille. Bref, je pose toujours mes conditions.
Là encore, mes souvenirs regorgent d’anecdotes. Lors d’une exposition et d’un spectacle de danse au Havre, j’ai été confronté à des « spécialistes » pour qui la danse africaine était synonyme de seins nus et de transe. Je me rappelle d’une grande radio internationale qui a refusé de diffuser mon interview sur le masque africain parce que je n’ai parlé ni de fétiche, ni de sorcellerie, ni d’animisme comme le souhaitaient les programmateurs et producteurs de la chaîne. Non seulement mon discours ne faisait pas africain (et il s’agit bien d’assignation) mais plus encore, on n’attendait pas de tels propos de la part d’un Africain. Bien sûr, par le vocable « animisme », on signifie que les autres peuples ne connaissent pas Dieu. Une façon de les rejeter dans les ténèbres du primitivisme ethnique.
Quels ont été les paradoxes et contradictions auxquels vous avez pu être confronté dans votre rapport aux institutions ?
Les institutions disent vouloir permettre aux Africains de se prendre en main, d’assurer eux-mêmes leur avenir, par exemple, dans le domaine de la création chorégraphique africaine. On a dit aux Africains « faites de la danse africaine contemporaine ». À grand renfort de publicité, on a créé ce besoin en Afrique, besoin qui aujourd’hui perdure. Mais on constate au sujet de la formation des danseurs africains francophones soit qu’elle est absente soit qu’elle repose dans la plupart des cas sur des stages inadaptés et souvent insuffisants prodigués de façon temporaire et aléatoire par des compagnies européennes en tournée dans les capitales africaines. Dans ces stages et lors des concours qui en découlent, il est demandé aux Africains de danser à la manière des Occidentaux tant sur les plans esthétique et technique que philosophique. L’attribution des prix et des subventions est soumise à cette volonté de la main qui « donne ».
Ces récompenses des meilleurs imitateurs et reproducteurs du modèle étranger bien qu’éphémères et épisodiques nourrissent et prolongent une méconnaissance de leur art et de leur culture chez beaucoup d’artistes africains. À partir du projet Pour une danse africaine contemporaine, j’ai été à l’initiative en novembre 1995 en Angola (Luanda) des premières Rencontres de la création chorégraphique contemporaine interafricaine, transformées en biennale par l’AFAA, l’opérateur délégué des ministères français des Affaires étrangères et de la Culture, devenu CulturesFrance. N’ayant jamais entrepris et reçus de véritables formations, les artistes africains confondent les recettes avec les outils de travail, les poissons avec l’art de savoir pêcher. Ils s’enferment dans l’imitation.
À l’inverse, de temps en temps, une institution de l’hexagone invite quelques artistes pour les former en danse africaine contemporaine. Le constat est que les responsables de l’enseignement à prodiguer à ces artistes n’ont eux-mêmes aucune formation théorique et pratique en matière de danse et de culture africaine, puisque la danse africaine n’est pas reconnue donc enseignée dans les écoles et conservatoires en France. Tout au plus sont-ils détenteurs d’une expérience acquise au cours de diverses tournées en Afrique. Le paradoxe est le suivant : qu’enseigne-t-on donc à ces artistes ?
Vous êtes également, chercheur en danse africaine. En quoi vos recherches artistiques sont-elles indissociables d’une recherche théorique ? Quelles sont vos publications ?
Qu’elle soit scientifique ou artistique, la recherche, par le questionnement qu’elle implique, est une part de la création. Les rencontres m’ont aussi permis de comprendre certaines réalités de notre monde. Quand j’étais étudiant, une enseignante du musée de l’Homme m’avait sollicité pour des informations sur le Masque africain. Cette expérience, ajoutée à bien d’autres m’ont permis de comprendre l’importance des publications et de la culture écrite.
Outre les œuvres pour lesquelles je suis coauteur ou les catalogues d’exposition, j’ai publié des ouvrages qui donnent à connaître la culture africaine : Le nom africain ou langage des traditions en 1977 – Vérité première du second visage africain en 1978 – La danse africaine, c’est la vie en 1983 – Dooplé. Loi éternelle de la danse africaine en 1998 – Si sa danse bouge, l’Afrique bougera en 2001 et Paroles de masques : un regard africain sur l’art africain en 2007, tous aux éditions Maisonneuve et Larose (Paris). Alphabet de la danse africaine. Méthode Tierou est un ouvrage bilingue français-anglais à paraître.
Pensez-vous que vous représentez une certaine marginalité du fait de ce double parcours pratique et théorique ?
Ce n’est pas une marginalité. C’est un avantage. De plus en plus d’organismes me demandent des interventions qui associent la théorie et la pratique pour une meilleure compréhension de la danse africaine. Je suis sur le point de me rendre en Corée du Sud sur l’invitation d’universités très intéressées par ma démarche. Dans le domaine de la danse, certains responsables de compagnies de danse contemporaine et de hip-hop me sollicitent pour des interventions théoriques dans leurs établissements.
À l’heure des revendications nationales ou de la mise en valeur des danses africaines (avec un s) pourquoi prôner la danse africaine contemporaine ?
Ce discours est séducteur. On l’entend partout dans la bouche de certains artistes et surtout de politiciens qui ont sacrifié la danse sur l’autel du folklore. A priori, il plaît beaucoup. À mes yeux, la vraie heure des revendications nationales était au début des soleils des Indépendances. Rien n’a été fait. On s’est contenté du folklore sous prétexte que c’est la tradition. D’ailleurs l’expression « danse africaine » n’a pas été créée par des Africains. Elle est née en Occident. Il existe des danses communes issues de différents peuples du Congo et du Sénégal. Le sabar, par exemple, terme générique qui désigne à la fois des danses traditionnelles et une famille de sept instruments à percussions est la spécialité d’au moins trois peuples : les Wolofs, les Sérères et les Mandingues. Baptisées « Congo » au XVIIIe siècle, par les trafiquants d’esclaves, ces danses étaient imposées aux captifs dans les nègreries de Gorée ou de Saint-Louis du Sénégal. En Afrique, chaque danse est une carte d’identité.
Mais pour améliorer ou valoriser la technologie ou le savoir-faire d’une culture dans quelque domaine que ce soit, il faut avant tout avoir une idée claire de cette culture. Où sont les travaux réalisés sur la danse africaine traditionnelle par des chercheurs africains ? L’exemple ci-dessus démontre qu’il en va de la nomination donc de la linguistique. Où sont les analyses, les écrits, les publications, le fruit de la recherche au niveau des institutions africaines de la part de chercheurs et artistes africains comme cela se fait partout ailleurs ? Que nous faut-il pour mieux valoriser ces danses ? Comment transmettre concrètement les fondamentaux de nos danses afin qu’ils servent d’une part d’archives et d’autre part de sources d’inspiration pour nos créateurs ? Sur le plan artistique, en dehors des cours et stages de danse dispensés dans les capitales africaines de la même manière qu’à Paris, Rome ou Zurich, à des exhibitions folkloriques voire traditionnelles qu’on nous donne à voir partout, où sont les ateliers de recherche sortant des sentiers battus, dans un esprit d’innovation, loin de tout esprit de compétition, loin de tout souci de rentabilité commerciale, voire de séduction ? La recherche fondamentale existe-elle en danse africaine ? Existera-t-elle un jour en Afrique ? La recherche fondamentale ne précède-t-elle pas la recherche appliquée ? Comment parler de valorisation de ces danses alors qu’elles n’ont jamais fait l’objet d’une définition formelle, d’une étude rigoureuse en tant que danse ? À force d’oublier l’essentiel pour l’urgence, on a fini par oublier l’urgence de l’essentiel.
Qu’est-ce que le Dooplé ?
Fruit de plusieurs années de pratique et de recherches, c’est une nouvelle approche de la danse africaine fondée sur un vocabulaire gestuel qui comprend les dix mouvements de base commun à tout le continent, sur l’étude de son univers culturel, de son rapport avec les autres arts notamment la musique et la sculpture, sur sa fonction essentielle pour l’esthétique et son rôle dans l’Histoire. Avec le Dooplé, les bases théoriques de la danse africaine ont été posées pour la première fois par écrit, offrant ainsi un socle à la création chorégraphique contemporaine.
Possédez-vous dans votre approche de la danse des figures ou personnalités que vous considérez comme des prédécesseurs ?
Mes prédécesseurs sont des artistes inconnus. La plupart appartiennent à l’Institution des Masques africains. En Europe, j’ai beaucoup d’admiration pour Carolyn Carlson à qui j’ai dédicacé mon tout premier livre sur les masques et qui a préfacé un autre livre Paroles de danse auquel j’ai apporté ma contribution.
Dans les autres arts, avez-vous un panthéon qui nourrit votre imaginaire ?
Mes cours et mes spectacles se nourrissent de littérature, de théâtre, de musique, de sculpture, de peinture, du chant africain dont on ne sait pas grand-chose faute d’études, mais dont la structure est spécifique. Dans les cours de danse africaine que je donne à Paris, mes élèves sont familiers avec des noms comme Senghor, Soundjata Keïta, Césaire, Hugo, Baudelaire, Zola, Matisse, Picasso, Armstrong, etc…
La création contemporaine se nourrit pour une grande part d’une transdisciplinarité et d’une interdisciplinarité, est-ce votre démarche ?
Il faut revenir à ce que j’entends par « création ». La création est une finalité d’expression de soi dans la réalisation d’une œuvre authentique, d’une production originale. Elle se nourrit d’échanges, d’expression, de pensée, d’ouverture, de liberté et d’inspiration. Dans le cas de la chorégraphie, il s’agit de l’invention d’un spectacle. La création, c’est comme les civilisations : elles avancent par leur propre effort mais aussi par le biais de l’emprunt aux autres. La transdisciplinarité est inhérente à la création.
Quelles sont vos aspirations et vos envies dans les projets à venir ?
Pour la jeunesse française et d’origine étrangère, je voudrais la reconnaissance de la danse africaine. Qu’elle ne soit plus seulement considérée comme une source d’inspiration mais comme une discipline à part entière. On sait aujourd’hui les apports qu’elle représente pour le jazz et le hip-hop, tant en musique qu’en danse, pour la samba et les danses afro-caribéennes mais aussi les ramifications qu’elle entretient avec de nombreuses danses d’Espagne que des savants considèrent comme dérivées de la chica, danse qui trouve son origine au Congo ou encore son influence sur la danse contemporaine occidentale qu’elle irrigue par la libre exécution des gestes, l’improvisation, le jeu avec le poids du corps, l’utilisation des courbes, des spirales, des cercles, des lignes obliques, brisées et horizontales dans les mouvements. Par reconnaissance, j’entends son admission dans les conservatoires et autres lieux officiels de l’enseignement de la danse. Ceci mettrait fin à toutes les incompréhensions qui alimentent le marché des préjugés et des passions qui nourrissent la pensée unique, étouffent la culture de responsabilité, dénaturent les faits, engourdissent l’imagination des créateurs, faussent profondément la lecture de la danse africaine et freinent l’émergence d’une création chorégraphique innovante, durable et responsable car transmissible. Cette reconnaissance contribuerait à la déconstruction des mentalités et faciliterait entre autres le dialogue des diverses cultures dont est pétrie la République française.

Propos recueillis par Marie-Julie Chalu et Amélie Thérésine.
février 2012

1- Extrait de Ce que je crois écrit par Alphonse Tierou,  [ici].///Article N° : 11680

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