Soudan : la révolution des poètes

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Pendant une vingtaine d’années, entre l’émigration massive des intellectuels et l’asphyxie culturelle du pays, la littérature soudanaise est restée au point mort. Ce n’est que récemment, depuis cinq à sept ans, qu’émerge une nouvelle génération d’écrivains.

Dans la salle exiguë au dernier étage d’un immeuble délabré, quelques hommes et femmes bavardent sur des chaises en plastique. « Lui, c’est Babiker Al-Waseela », indique Yasir, un journaliste culturel. « Eux, ce sont des écrivains et des critiques. » Un homme en tub défraîchi joue un air à l’oud. Minuit. L’homme qui joue s’arrête, laisse la place à un autre. Le poème qu’il récite parle des eaux du Nil qui traversent son pays, le Soudan. Le ton cadencé du poète, le bercement de l’oud réchauffent la salle austère. Pourtant, au fond de l’allée sombre où l’on s’est réfugié après que les Services de Renseignement et de Sécurité (NISS) ont déboulé, veille le dernier bastion de la résistance littéraire.
Vingt ans de vide créatif
Au Soudan, les écrivains donnent parfois l’impression d’être une communauté underground. Il ne reste qu’une poignée de l’ « ancienne génération » des années 1960, 1970 et 1980 : El Hadi Raddi, Issa Al-Hilu, Ibrahim Ishaq… Avec la prise du pouvoir par Omar Al-Bachir en 1989, la plupart des institutions culturelles ont été détruites et de nombreuses œuvres interdites. Beaucoup d’artistes ont émigré vers des horizons plus libres – et libéraux. Ceux qui restent acceptent de mettre leur muse en sourdine et publient ce qu’ils peuvent, sans trop créer de vagues : le moindre remous serait, de toute manière, étouffé par les Musannafat, le service de censure.
Des tentatives de promouvoir la culture
El Hadi Radhi est l’un des auteurs les plus en vue du Soudan, un des seuls qui soit resté au pays. En 2003, il a fondé le Forum de Narration et de Critique, « pour mettre en relation des jeunes et des écrivains confirmés ». Quelques autres associations ont ouvert leurs portes, même si certaines ont reçu l’ordre de fermer, accusés d’être à la solde de puissances étrangères et d’œuvrer contre le régime. Le manque de financement est également un obstacle : « le ministère de la culture ne fait absolument rien pour promouvoir l’art, l’accès au savoir et la liberté d’expression », regrette le critique Ezeldine Mirghani.
Pour promouvoir la scène littéraire soudanaise au niveau international, le Prix International Al-Tayeb Saleh (du nom d’un auteur soudanais réputé internationalement) récompense, depuis 2009, de jeunes auteurs du monde arabe. La même année, le Centre Abdelkarim Mirghani (temporairement fermé par les NISS le 21 mars dernier, journée internationale de la poésie) créait son propre Prix Al-Tayeb Saleh pour récompenser les jeunes talents dans les domaines de la nouvelle et du roman. « Une marque de reconnaissance importante pour engendrer une vraie culture de l’écriture », raisonne Ezeldine Mirghani, qui a participé au jury en 2009.
Hasta la cultura, siempre
Les jeunes aussi y vont de leurs initiatives pour renouveler le milieu littéraire. À 24 ans, Al-Tayeb Abdusalam, qui a à son actif un roman et deux recueils de nouvelles (dont une qui lui a valu le Prix al-Tayeb Saleh en 2010), a fondé une émission de radio littéraire. Depuis 2011, pendant une heure, des écrivains novices présentent leur travail et dialoguent avec des critiques. Al-Tayeb Abdusalam se définit comme un activiste mais, pour lui, c’est l’encre que l’on doit verser pour faire la révolution. « Pour faire des choix politiques informés, au-delà des propagandes du régime, il faut un regard omniscient sur la société. Contrairement au scientifique, le poète ne se demande pas juste pourquoi ou comment la pomme est tombée de l’arbre : il voit la tristesse du végétal qui a perdu son fruit, et le bonheur de l’homme affamé qui a trouvé un repas. » L’artiste, en observant ainsi la société, peut, mieux que les activistes politiques, réveiller les consciences : « l’écriture, c’est comme une médecine pour soigner une société anémique : à mon sens, la révolution au Soudan doit être avant tout culturelle. »
Son émission est donc, en elle-même, un acte militant : « Les jeunes auteurs prennent confiance en eux, se sentent utiles et écoutés. Et puis, ça peut encourager des auditeurs à s’essayer à l’exercice… » Dans un pays où l’écrasante majorité des jeunes diplômés ne trouvent pas d’emploi et deviennent au mieux taximen, au pire miliciens rebelles ou pro-régime, l’importance d’intégrer la jeunesse dans des projets culturels et de donner un sens à la « révolution pacifique » est primordiale. « Les jeunes sont fascinés par les auteurs sud-américains du vingtième siècle, surtout Gabriel Garcia Marquez », commente le critique et Professeur Moustapha Alsaoui. « Stylistiquement, beaucoup s’inspirent du’réalisme magique’ de Marquez. Je pense que leur admiration vient du fait que ces auteurs, en plus d’être célébrissimes, faisaient aussi face à des régimes dictatoriaux. »
Écrire, un acte féministe.
À 21 ans, Mawadda Nasreddine dit avoir déjà vécu « une longue vie » : « Au Soudan, on meurt tôt : sinon physiquement, du moins mentalement, surtout si l’on est une femme. Tu te maries, et là c’est fini. » Mawadda a la chance d’avoir des parents qui la laissent participer à des ateliers littéraires, alors que la plupart des filles ne vont pas à l’université et ne sortent jamais le soir. Lorsqu’elle a pris la parole lors d’un forum littéraire à l’université, on l’a insultée : comment une femme osait-elle tenir un micro devant un amphithéâtre plein d’hommes ? Dans ses textes, qu’elle a été invitée à lire en mai à l’Institut Français de Khartoum, Mawadda (« l’un des écrivains les plus prometteurs du pays », selon Moustapha Alsaoui) parle de ses expériences personnelles et de ses « pensées de femme ». Parler d’elle-même n’est pas un acte narcissique : dans une société hermétique aux émotions et où « tout ce qui se rapporte aux femmes doit être tu et caché », dire ce qui se passe dans la tête d’une jeune fille est, pour elle, un acte de révolte : « Je parlerai de moi jusqu’à ma mort. »
Les rares jeunes femmes qui parviennent à s’infiltrer dans le milieu culturel réussissent particulièrement bien. Sabah Sanhouri fut, à 17 ans, lauréate de la première édition du prix Al-Tayeb Saleh. En donnant la parole à des narrateurs masculins, elle tente une nouvelle approche pour la littérature féministe. Une de ses nouvelles, Isolation, a été adaptée au cinéma par le réalisateur jordanien Murhan Saada, et le film vient d’être présenté au festival international du court-métrage d’Amman. Saada prévoit déjà un second film sur une nouvelle de Sanhouri. Quant à Sara al-Jack, du haut de sa trentaine, elle a déjà publié un recueil de nouvelles en Égypte (il est interdit au Soudan), remporté le premier prix Al-Tayeb Saleh dans la catégorie Romans et a longtemps travaillé au Short Story Club de l’Unesco, fermé depuis quelques mois. Son nouveau recueil sera bientôt traduit par l’Institut Français de Khartoum. « Je me refuse à dire que mes écrits sont féministes », précise-t-elle. Pour elle, être écrivain tout en s’appelant Sara est déjà une victoire féministe.
Des styles et des thèmes nouveaux
Les nouveaux auteurs de nouvelles ont laissé tomber le style classique et linéaire de l’ancienne génération : on trouve souvent dans leurs œuvres le mode narratif du courant de conscience, et leurs histoires ne sont pas forcément ancrées dans un espace temporel défini. « Ils partent de problématiques contemporaines, comme la guerre, les questions humanitaires, la pauvreté et les problèmes sociaux, en partant de leur propre vécu », explique Alsaoui.
Aboubakar El-Mahdi est persuadé que les jeunes sont en train de créer une nouvelle tendance littéraire. « Je ne m’inspire pas des auteurs des générations précédentes, » assène-t-il. « Ils n’écrivaient qu’au sujet du passé : on croirait lire des archives. Pour moi, la création doit être tournée vers le futur. » La nouvelle qui lui a valu le premier prix Al-Tayeb Saleh cette année, Les Cheveux peignés, parle d’un Bédouin ayant migré vers la ville où il acquiert un statut social respectable. Mais il ressent « une sorte d’opposition dans son cœur » qui, peu à peu, le mène à une déchéance psychologique, financière et, inévitablement, sociale.
Comme Aboubakar, Ahmed El Moubarak n’apprécie guère le style classique de ses prédécesseurs. « Je ne ressens rien quand je les lis », explique-t-il. Le ressenti, c’est d’ailleurs la clef de lecture de ses œuvres, qui sont surtout des monologues intérieurs. La plupart révèlent tout de même des thèmes sociaux ou humanitaires : dans un pays émaillé par les conflits et les problèmes sociaux, il semble impossible de dissocier les maux personnels de ceux du pays. Il faut croire que la recette fonctionne : Ahmed a été deux fois lauréat du prix Al-Tayeb Saleh, en 2010 et 2012.
La « révolution Facebook » est aussi littéraire
Aux « trois tabous du monde arabe » (la religion, la politique et la sexualité) s’ajoutent, au Soudan, des tabous sociétaux : « ici, il faut tout faire dans les normes : courtiser, discuter, créer… Tout est soumis à des règles strictes, y compris le fond et la forme des textes littéraires », souligne Ahmed al-Moubarak. À cause de la censure et du coût élevé d’une publication au Soudan, aborder les maisons d’édition est impensable pour ces nouveaux auteurs. « D’ailleurs, je préfère laisser mes écrits’libres’ : publier, surtout dans ce maudit pays, ce serait un peu tuer mes textes et mes idéaux ! » dit Aboubakar El-Mahdi. Al-Tayeb Abdusalam a « un pote en Égypte qui connaît quelqu’un dans une maison d’édition. C’est moins cher, et je ne suis pas obligée d’adapter mes histoires pour ne pas choquer ces messieurs des Musannafat, la’police littéraire’ – des incultes qui n’ont sûrement jamais lu un livre en entier. »
Mais leur éditeur, c’est véritablement Facebook. « Avant, je ne publiais rien, » avoue Mawadda. « Mais quand j’ai commencé à publier quelques passages sur les réseaux sociaux, j’ai eu un retour très positif de mes amis. C’est ce qui m’a poussé à participer au prix Al-Tayeb Saleh. Depuis, je publie fréquemment mes écrits sur Facebook, et ma page est suivie par plusieurs critiques et auteurs. » « Les nouveaux médias sont très utilisés par le milieu culturel soudanais », selon Ezeldine Mirghani. « Il existe plusieurs groupes très suivis ou critiques et auteurs échangent idées, commentaires, réflexions et organisent des conférences et soirées littéraires. » Si le « printemps arabe » qu’ont connu ses voisins a pu être appelé « révolution Facebook », au Soudan, c’est la révolution littéraire qui passe par Internet.
Des écrivains sans lectures
« À l’université, on n’apprend que la littérature arabe classique, et encore… », se désole Mamoun al-Talib, qui a créé une organisation qui promeut la lecture et vend (illégalement) des livres sur une place, une fois par semaine. « Les meilleurs professeurs ont depuis longtemps fui le pays, et le contenu des cours est lui-même médiocre. » « Tout ce qui manque à ces jeunes pleins de talent, ce sont des livres, » s’inquiète Mirghani. « Les livres ici sont rares et chers. Il n’existe pas de bibliothèque digne de ce nom. Ainsi, les jeunes écrivent sans avoir lu, et cela se ressent dans leur travail. Tous les forums du monde ne pourront remplacer un bagage de lecture étoffé. » Beaucoup de jeunes auteurs veulent donc émigrer, à l’image de leurs aînés… Au risque de renouveler le désert littéraire qu’ils tentent de réanimer.

///Article N° : 11648

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Les images de l'article
El-Hadi Raddi © Margaux Benn
Aboubakar El-Mahdi et Al-Tayeb Abdousalam © Margaux Benn





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