Un essai documentaire, une exposition et un livre sur la mort de Lumumba

Entretien d'Érika Nimis avec Sven Augustijnen à propos de Spectres

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Après avoir tourné dans les festivals et les centres d’art (présenté actuellement à la galerie VOX de Montréal), Spectres, l’essai documentaire de Sven Augustijnen, est sorti sur les écrans en Europe ce printemps, divisant le public et les critiques, comme à chaque fois que l’on remue le passé colonial de la Belgique au Congo et le meurtre de Patrice Lumumba qui continue de hanter, plus de cinquante ans après, Belges et Congolais.

Qu’est-ce qui vous a amené à vous plonger dans cet épisode marquant de l’histoire coloniale belge ?
J’habite Ixelles, une commune de Bruxelles qui est fortement marquée par son histoire coloniale. Par exemple, de ma fenêtre je vois le Cinquantenaire qui a été construit par Léopold II avec l’argent du Congo. Et lorsque je me promène vers le centre-ville, je passe par Matongé, le quartier africain où non loin de là se dresse la statue de Léopold II devant laquelle j’ai vu passer plusieurs grandes manifestations de la communauté congolaise. De là vient mon intérêt pour l’espace public et le corps biopolitique liés à celui de l’histoire. À un certain moment donné, j’ai écrit un scénario qui était une synthèse de mes observations quotidiennes et de mes recherches dans les archives. J’ai d’ailleurs découvert par la suite que Jacques Brassinne, le personnage principal du projet, a grandi dans la même commune et que l’historien belge Jean Stengers, qui a supervisé la thèse de doctorat « Enquête sur la mort de Lumumba » de Brassinne, a vécu jusqu’à sa mort à une centaine de mètres de chez moi sur l’Avenue de la Couronne.
L' »affaire Lumumba » a effectivement eu des rebondissements, son assassinat étant désormais considéré par la justice belge comme un « crime de guerre ». En décembre 2012, un hebdomadaire francophone de Bruxelles titrait « le fantôme de Lumumba hante encore la Belgique ». D’après le titre de votre exposition, d’autres « spectres » semblent hanter la Belgique, quels sont-ils ?
Au départ, le film était conçu à la fois autour des spectres de Karl Marx, Léopold II et Lumumba. Il faut savoir que Marx a également vécu à Ixelles et qu’il y écrivait le Manifeste du Parti communiste avec en phrase énigmatique d’ouverture : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». La publication du Manifeste coïncidait avec la Révolution de 1848 qui a secoué l’Europe et traumatisé les familles d’Orléans et de Saxe-Cobourg, y compris le jeune prince héritier Léopold dont le trône fut menacé par les groupes révolutionnaires socialistes, communistes et anarchistes. Plus tard, en 1884, le roi Léopold II s’appropriera, un an après le décès de Marx, un territoire en Afrique 80 fois plus grand que la Belgique, regorgeant de ressources naturelles et humaines, exploitées pour assurer la prospérité à la Belgique. Il y a donc un écho historique dans le fait que Lumumba ait été diabolisé comme communiste au moment de la décolonisation.
Bien que le film se soit plus focalisé sur le spectre de Lumumba, le « spectre du communisme » est toujours bien présent à travers la figure absente de Ludo De Witte (1), chercheur à tendance internationaliste qui a contesté la thèse de Brassinne dans un livre qui a incité le Parlement belge à créer une commission d’enquête, laquelle hante encore Brassinne aujourd’hui. Dans le film on voit aussi la statue de Léopold II gisant quelque part dans Kinshasa. Aux côtés de Léopold II est enterré à Bruxelles le roi Baudouin, dernier roi belge du Congo qui avait été vexé par l’allocution de Patrice Lumumba lors de la proclamation de l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960. Puis il y a Arnoud d’Aspremont Lynden, qui est hanté par le télex que son père Harold d’Aspremont Lynden, l’ancien ministre des Affaires africaines, a envoyé en demandant « l’élimination définitive de Lumumba ». Enfin, n’oublions pas Moïse Tshombe, le président du Katanga sécessionniste, qui aurait été présent lors de l’exécution de Lumumba et qui est mort lui-même dans des circonstances mystérieuses. Sans doute y a-t-il encore d’autres spectres qui rôdent !
Comment avez-vous pensé l’exposition et le livre qui accompagnent le documentaire ?
L’exposition et le livre sont nés pendant le montage du film. En février 2011, j’ai réalisé, quelques mois avant la première du film, un entretien avec Brassinne, qui est la base de la première partie du livre qui donne des informations supplémentaires au film et notamment sur comment Brassinne a vécu toute cette période qu’on appelle « la crise congolaise » et ses motivations à faire des recherches sur le sujet. Si la première partie du livre comporte des mots et des discours, la deuxième par contre est constituée d’images provenant des archives de Brassinne relatives au même thème et qu’on retrouve aussi en partie dans l’exposition.
L’exposition est principalement conçue sur la base de trois tentatives pour retrouver le lieu d’exécution par Jacques Brassinne. En résultent les images qu’il a prises en 1965-1966, 1988 et celles prises de notre visite dans le cadre du tournage du film en 2009. Les publications et les émissions radios sont également liées à ces différents moments.
L’exposition comprend aussi une sélection de reproductions du magazine Spécial et de l’hebdomadaire Pourquoi Pas ?, associés tous deux à Pierre Davister, figure du journalisme belge durant la guerre froide. Comment s’est opéré votre choix ici afin de retracer avec des archives de journaux d’époque les relations belgo-congolaises dans les années 1960-1980 ?
En 2007, durant mes recherches pour Spectres, la revue A Prior #14 m’a invité à faire une contribution, dans le cadre du Documenta Magazines project (2). Je suis alors tombé sur les revues de Pourquoi Pas ? et Spécial et j’ai fait un travail autour la mort de Tshombe et sur comment Davister en tant que journaliste avait été impliqué dans cette affaire. Puis, quand j’ai présenté l’exposition au centre d’art De Appel à Amsterdam, j’ai réalisé un appendice qui fait le lien avec l’affaire Lumumba par un entretien de ce même Davister avec l’officier de police belge qui commandait le peloton d’exécution. Cet entretien fut trouvé dans le coffre-fort de Pourquoi Pas ? après la mort de Davister dans les années quatre-vingt. Il a aussi été reproduit dans la thèse de Brassinne et y a revêtu une certaine importance, d’où mon intérêt de l’exposer.
Quel statut accordez-vous à ces documents ? Je pense notamment aux tirages baryté sous marie-louise des clichés de Jacques Brassinne sur l’emplacement de l’exécution de Lumumba.
Brassinne a pris les photos pendant ses recherches, mais ces clichés – à part deux d’entre eux – n’ont jamais été publiés, ni exposés, d’où mon intérêt premier quand j’ai retrouvé les négatifs. Évidemment, pour Brassinne, ces images sont des éléments de preuve d’une exécution décidée par le président Tshombe et ses ministres. Mais ces images noir et blanc ont aussi une qualité esthétique. Elles sont à la fois structurelles et romantiques, ce qui est une combinaison assez étonnante.
Comment avez-vous rencontré Jacques Brassinne de La Buissière et qu’est-ce qui vous a décidé à le suivre d’aussi près pour en faire le narrateur et le protagoniste de votre film ?
Je lui ai téléphoné et j’ai pris rendez-vous avec lui le 20 juin 2006 au Cap d’Argent, le restaurant qui est en face du Palais des Beaux-Arts à Bruxelles. Je lui ai expliqué le projet et il a réagi de manière très directe : « Ludo De Witte est mon spectre ! » Cette phrase serait plus tard très importante. Puis c’est seulement trois ans plus tard, après avoir trouvé un peu d’argent pour tourner, qu’on a commencé à travailler ensemble.
Vous réussissez un véritable tour de force dans ce film : préserver la confiance de votre personnage qui se confie facilement, tout en étant très libre dans votre manière de tourner.
Sans doute une grande partie de la qualité de l’œuvre en question se trouve dans le choix du personnage principal, je dirais même, de tous les autres personnages qui figurent dans le film. Je les ai choisis par intuition, bien qu’il faille avoir une connaissance approfondie du dossier pour pouvoir faire les bons choix et de bonnes propositions. Par exemple, quand en janvier 2009, le comte Arnout d’Aspremont Lynden a répondu sur une carte blanche du Collectif « Mémoires coloniales » dans le quotidien belge Le Soir, j’ai demandé à Brassinne si le comte était intéressé d’en parler devant la caméra. Comme je savais que Brassinne avait dédié sa thèse de doctorat au père Harold d’Aspremont Lynden, l’ancien ministre des Affaires africaines, et qu’il connaissait aussi le fils, je lui ai proposé de visiter le comte dans son château.
Comment s’est passé le tournage ? Est-ce que le fait d’avoir tourné avec un dispositif léger vous a permis de mieux saisir votre personnage au fil de ses rencontres ?
On était effectivement une petite équipe formidable sans lequel le film n’aurait pas été possible. Il y avait Benoît Bruwier, mon ingénieur du son qui comprend très bien comment je procède et qui a beaucoup d’expérience et il y avait Fairuz qui est beaucoup plus jeune, mais qui était très engagée et qui s’occupait de la production. Puis il faut dire que Jacques Brassinne était également formidable. Quand je lui ai proposé de tourner un essai, il a dit que ce n’était pas nécessaire et les premiers jours de tournage se sont avérés effectivement tout à fait magiques.
Il y a une sorte de montée en puissance dans ce « road-movie historique » dont la scène finale (le nocturne sur les lieux de l’exécution) constitue l’apothéose. Comment s’est bâti votre film ?
Le film s’est construit presque de lui-même, de manière chronologique. Une fois les premiers pas faits, il s’agissait de bien veiller à ne pas perdre le fil. Très vite je me suis imaginé le début avec l’arrivée au château du comte d’Aspremont Lynden, et puis la scène dans la nuit au Katanga était le dernier jour du tournage. Bien sûr on a dû construire le film à partir de toute cette matière qui avait été tournée au moment du montage qui a d’ailleurs été un travail de longue haleine.
À quoi renvoie l’usage immodéré de la musique de Jean-Sébastien Bach dans votre film ?
Il s’agit de La Passion selon Saint Jean et je l’ai choisie pour des raisons très conceptuelles. En fait, dans le dossier de Lumumba, il y a un télex envoyé de Léopoldville à Elisabethville entre deux agents belges de la sûreté, qui disait : « Demande accord du Juif de recevoir Satan ». Le « Juif », c’est bien évidemment Tshombe, le traître, et « Satan », c’était l’anti-christ, Lumumba, diabolisé comme Satan parce que communiste. Bien que cette phrase ne soit plus dans le film, elle revêt beaucoup de significations en soi. Il n’y a pas seulement l’homme qui sera tué et l’homme qui tuera, mais aussi celui qui donne l’ordre de tuer et celui qui s’en lave les mains. Je trouvais qu’il y avait un dialogue possible entre la réalité du film et la musique.
Dans un entretien, vous avez dit que vous tentiez de chorégraphier la réalité. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Arriver dans un château en Belgique avec un chevalier qui s’entretient avec un comte au sujet de l’assassinat de Patrice Lumumba, n’est pas quelque chose qui t’arrive naturellement. Il faut s’imaginer et il faut construire la situation, la rendre possible. Puis les tournages se sont révélés des performances pendant lesquelles on essayait de conjurer les spectres en question. Et comme je n’étais pas seulement la force motrice, mais que je faisais partie intégrante en tant que cinéaste, en tant que cadreur de ces performances, on pourrait dire qu’il y a une sorte de danse ou une chorégraphie qui s’est construite entre Brassinne, moi et la réalité.
Vous prenez une certaine distance quand vous filmez votre sujet, en scrutant les détails (gestes des mains, des pieds, regards) et les silences. Vous considérez-vous comme un « artiste historien » dans ce travail ?
Je me trouve sans doute sur le terrain des historiens, mais je ne me considère pas comme « artiste historien ». Je pense que cela suscite souvent un malentendu dans la perception du film. Les gens pensent voir un film sur l’assassinat de Patrice Lumumba, mais je dois toujours leur rappeler que le titre est Spectres. Comme j’ai déjà expliqué, le film est le résultat d’un processus et d’une tentative de conjurer les spectres en question, même si cela s’avère impossible. Dans ce sens, je ne sais pas non plus s’il y a vraiment une prise de distance car je me suis perdu dans la nuit katangaise avec Brassinne, tandis que l’historien aurait plutôt essayé d’analyser et de comprendre. On pourrait même dire que les buts sont totalement différents.
Quelle a été la réaction de Jacques Brassinne en découvrant le film, le livre et l’exposition ?
Il a dit que je m’en étais bien sorti. Il est venu avec son entourage à la première du film et au vernissage de l’exposition, son exposition ! Bon, je dois dire qu’il m’a quand même demandé de changer deux choses dans le film. Une, sans grande importance dans le générique, et une autre qui est une de ses citations dans les textes déroulants à la fin du film. Notamment une citation de lui que j’avais reprise d’un documentaire télévisé au sujet de l’arrivée de Lumumba à Elisabethville : « On savait ce qui allait se passer, mais on était muet comme des carpes ». Il nie avoir dit cela dans ce contexte-là. Mais comme je n’avais pas accès aux rushs de ce documentaire télévisé, j’ai dû utiliser une autre déclaration prononcée sur ce même sujet pendant la commission d’enquête parlementaire : « On n’était pas au courant de l’arrivée de Lumumba, mais on avait le pressentiment que ça allait finir mal. » Bien évidemment c’est toute la question de la non-assistance à personne en danger qui est en jeu, mais en tous les cas, les deux déclarations ont leurs qualités « poétiques » !
Quelle a été la réception de ce travail en Belgique ?
Il y a des gens qui ont aimé le film, l’exposition et le livre, puis d’autres qui les ont trouvés très mauvais. On pourrait dire que la réception était aussi multiple qu’il y avait de spectateurs. Peut-être ce film permet-il de ressentir ou de projeter ses propres spectres ?
Et comment ont réagi en particulier les spectateurs d’origine congolaise ?
Je pense que le film a révolté beaucoup de spectateurs d’origine congolaise, ce qui n’est pas forcément mauvais. Mais j’ai remarqué que les témoins d’une deuxième projection avaient déjà nuancé leur réflexion. Le film, l’exposition et le livre sont très denses et complexes, et donc des lectures différentes sont tout à fait normales.
Considérez-vous Spectres comme une œuvre « engagée » ?
Vu que j’ai travaillé six ans sur ce projet et que je l’accompagne maintenant depuis plus de deux ans, je pense que le terme « engagée » est approprié. Mais je dois dire que le film est parfois perçu comme totalement contraire à ce que beaucoup de gens considèrent être une œuvre « engagée ». Lorsque le film est sorti en France dans quelques salles de cinéma d’art et d’essai cette année, on trouvait ma position « très suspecte », un peu comme Brassinne à la fin du film dans la nuit katangaise, selon le cycliste congolais ! Comme ce journaliste de Libération qui n’a consacré qu’une seule phrase au film : « Spectres, de Sven Augustijnen, est un documentaire qui entend laver l’État belge de toute implication dans l’assassinat de Lumumba au Congo en 1961. » (3)

VOX, [Centre de l’image contemporaine],Montréal, Canada : Exposition présentée du 11 mai au 13 juillet 2013
[Centre d’Art Contemporain], Genève, Suisse : Film présenté dans le cadre d’un cycle de projections du 23 juillet au 8 septembre 2013
[www.augusteorts.be]

(1) Ludo De Witte : L’Assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, 2000, 415 pages. Suite à la parution de ce livre, la revue Politique africaine a proposé ce dossier [ici]
(2) Plus d’informations sur le Documenta Magazines project [ici]
(3) Extrait de Libération Next (pages culturelles du quotidien français Libération) daté du 20 mars 2013 :  [ici]
Spectres de Sven Augustijnen
Vidéo, couleur, 16:9, français, Belgique, 2011, 104 min.///Article N° : 11647

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Vue de l'exposition Spectres de Sven Augustijnen, VOX, centre de l'image contemporaine, Montréal, du 11 mai au 13 juillet 2013.

© Photo : Michel Brunelle.

Sven Augustijnen, Spectres, image fixe, 2011, vidéo HD, 103 min 8 sec.

© Avec l'aimable permission de Jan Mot, Bruxelles.

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© Avec l'aimable permission de Jan Mot, Bruxelles.

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