Restaurer une mémoire douloureuse

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À partir d’installations, Jack Beng-Thi retrace l’histoire de l’esclavage pour offrir une parole artistique à cette mémoire en écriture.

Depuis la loi du 21 mai 2001 et avec la Journée du 10 mai, la reconnaissance de la traite négrière et de l’esclavage comme « crime contre l’humanité » a débloqué des situations, éclairé des espaces sombres de cette partie de l’histoire du monde. Chaque pays, chaque île, chaque contrée, chaque paysage ont livré des énigmes, des secrets longtemps cachés. Espaces peuplés de non-dits, d’interdits, témoins de la violence du commerce humain.
Historiens, philosophes, sociologues, cinéastes, metteurs en scène, artistes ont arpenté le long couloir de l’esclavage. Ils ont fouillé, lu, archivé, reconstruit, raconté, et transcendé, le rapt, le viol, le meurtre, l’arrachement, l’exil, l’oubli. Proposer un colloque international autour du thème « Exposer l’esclavage » suppose à l’intérieur de l’action de montrer, de faire découvrir ou sentir, un manque, une absence ou peut-être un statut insuffisamment visible et prégnant.
J’ai comme exemple l’exposition rétrospective que j’ai réalisé dans ma ville natale du Port à l’île de la Réunion à l’invitation de la municipalité et avec la complicité d’un îlien comme moi Orlando Brito Jinorio, des îles Canaries. Le port de la Pointe des Galets relie l’île à sucre au reste du monde depuis sa construction en 1886. Les écrivains et poètes ont magnifié son âme ainsi que les luttes des dockers remplissant le ventre des navires des sacs de sucre roux. C’est dans le port et dans ses docks que j’installe l’exposition Cartographies de la mémoire, dans un entrepôt construit au début des années 1950, aux dimensions gigantesques, aujourd’hui libre par le fait de la conteneurisation du transport de marchandises. Nous sommes bien entendu loin de toute configuration muséographique ou d’un espace spécialisé dans la monstration d’œuvre. Cartographie de la mémoire est une rétrospective qui raconte 35 ans de réflexion, de création où l’œuvre globale questionne l’homme, son territoire, son histoire, une déambulation physique et mentale qui se définit comme un patchwork fait de pleins de vides, de trous noirs, d’espaces encombrés d’incertitudes et de doutes. Je reviens sur mes pas, je propose à la population une connexion avec le temps, la mémoire, l’Histoire, une remémoration qui place l’île et ses populations au cœur d’histoires individuelles et collectives à la croisée des cultures plurielles profondément marquées par l’esclavage, l’engagisme et le phénomène colonial. Dans ma démarche artistique, le corps est l’élément primordial, construit, façonné par le médium terre dans une gestuelle qui répond à la vocation de chercher, de collecter, d’assembler les morceaux, de réorganiser les traces, les signes éparpillés entre continents et îles dans l’espace dramatique de l’esclavage. Ce travail d’exploration et de restauration de la mémoire douloureuse pose l’acte artistique comme un acte politique de reconquête et de reconfiguration des signes et des symboles. Comme le dit Patrick Chamoiseau « nommer et construire dans l’estime la mémoire qui nous manque ». Les bouts de bois hurlants, Jingada, Au fil de la mémoire, Arrachement, Carg C12 les territoires intérieurs, Kabar Maloya, sont autant d’installations pour montrer les corps en souffrance, corps en lutte, corps en marronnage debout.Dans toute cette pratique artistique, il est question de territoire, celui du corps, du geste, du langage, du son, du paysage terrestre, comme l’incision faite au Maïdo, haut lieu de la lutte anticoloniale. Ou il est question de l’impossible voyage du retour, ou comme l’écrit Michel Beniamino, de « l’océan comme linceul d’un peuple, la mer comme page où s’inscrit les malheurs de l’histoire, elle conserve les traces de l’offense et du crime de la traite »(1). Aux quatre coins de l’île, cette exposition a été visitée par toutes les composantes de la population, des écoliers, des collégiens, des lycéens, des étudiants, un public large et diversifié attiré par l’annonce du contenu de l’exposition. Dans ce contexte culturel précis il était important de préparer la prise en charge du public et particulièrement le public scolaire. Le discours de médiation a été réfléchi, préparé en fonction des œuvres et de leur contenu par les professeurs et les médiateurs culturels pour une compréhension optimale de l’exposition.
Le parcours de médiation a suivi une approche thématique en s’appuyant sur les différentes lectures possibles de l’exposition. Lecture géographique en insistant sur la notion de lieu et de circulation mettant en relief l’organisation spatiale de l’exposition. Lecture plastique qui parle de l’évolution des formes, matériaux bruts et naturels (fibres, terre, pierre, image…). Lecture iconographique distinction des œuvres figuratives des œuvres conceptuelles (reconnaissance des objets à forte valeur symbolique). Cette aventure pensée, organisée, sur une période de quatre ans a donné lieu à une véritable découverte dans la relation artiste/œuvre/public, une relation humaine jamais expérimentée jusqu’ici et qui s’est révélée dans les attitudes, les actes, les gestes, les paroles de celui ou de celle qui déambulait autour des œuvres. Le contenu de Cartographies de la mémoire qui raconte et met en relation l’histoire de l’esclavage à la Réunion et les mémoires des continents a suscité bien des réactions. Le spectateur dans sa quête retrouve dans les formes, les matières, les couleurs les contours d’une histoire individuelle partagée par la collectivité où il vit. Sa connexion avec l’œuvre est révélatrice d’un manque, d’une amnésie totale ou partielle. Chaque matériau, forme ou matière peut déclencher une attitude, une parole, réinstaller un dialogue entre lui-même et son passé. De l’œuvre visitée, sort une parole longtemps contenue, une connaissance de l’histoire certainement décousue ou par bribes, mais qui permet une prise en compte directe, sans détour d’une situation historique du corps marquée par la douleur, la violence. Le visiteur retrouve le fil qui le relie à son histoire, l’œuvre est donc marqueur au même titre que l’archive, le documentaire, à la différence que les sculptures, installations, images exposées dans leurs expressions tridimensionnelles offrent à celui qui regarde un contact physique avec l’espace de l’esclavage. Advient ensuite un dialogue peuplé de signes, de gestes, d’interprétations, de mots clés, et de paroles. À la lecture du livre des visites nous découvrons des sensations et des sentiments tout à fait profonds. Lydie nous écrit : « Je retrouve notre histoire, je ressens mon histoire, je recherche la paix. » Anne écrit : « J’ai vraiment apprécié ce parcours dans l’exposition et cela me pose la question de savoir si je pourrais un jour me regarder en face et accepter mes origines. » Saïd collégien, 14 ans d’origine comorienne dit : « Je suis noir de peau, rouge de sang, métissé de langue. Nul ne sait qui je suis, je cherche mes racines au travers des autres, je suis comme un poisson hors de l’eau. » Dans ces trois cas, la confrontation avec l’œuvre révèle chez les personnes un problème majeur dans la recherche de leur identité, de l’acceptation de la part africaine ou malgache dans l’origine familiale, de leur insertion totale, partagée, acceptée dans les communautés formant la population réunionnaise. De manière étonnante, nombreuses sont les personnes faisant référence au mot généalogie, comme si la composition artistique et les représentations de formes renvoyaient chacun à ses origines et l’obligeaient à une quête identitaire immédiate, d’où le débit, l’abondance des paroles, de gestes, d’attitudes face aux œuvres. Un médecin d’origine malgache qui renoue des liens longtemps perdus avec la grande île après deux heures de visite me restitue son sentiment de retrouver dans l’œuvre les contours d’une histoire qui prend racine dans sa culture, raconte son amour pour ce peuple aux prises avec une lourde et dure réalité, et sa nouvelle croisade pour aider les jeunes écoliers de la grande île. Alain professeur : « Je ressens ici une démarche artistique engagée pour la libération du corps et de l’esprit, c’est très réconfortant, cela donne un peu d’espoir pour l’Art et pour la vie. Tes sculptures sont enracinées dans l’intemporel dans un archétype de langage et de la forme, elle parle dans le silence et raconte l’homme, celui qui tente de se libérer. » Lucien journaliste : « C’est une illustration magnifique de la richesse de notre diversité culturelle, de notre interculturalité, de notre unité réunionnaise, et que de questions sur notre humanité prisonnière de la dictature de l’argent et sur les séquelles de l’esclavage. »
La perception des signes relatifs à la période esclavagiste avec son lot de drames, se fait de manière directe, métaphorique, explicite dans sa forme, son installation. Nous ne sommes plus dans l’espace de l’archive ou de l’écriture. La déambulation apporte une dimension autre aux souvenirs, aux sensations, un rapport direct avec la matière, les formes, les couleurs, qui installe une relation interactive entre les œuvres et le visiteur.
Dans cet espace de mémoire, différent de l’espace muséographique l’expérience tend à laisser le champ libre à la découverte et à questionner l’interdit du « pas toucher ». Le résultat de cette liberté d’action a engendré les moments les plus intenses, d’observation, de recueillement, d’admiration, de questionnement, de réflexion dans le silence, d’action sur certaines œuvres. Un groupe de professeurs : « Nous avons pu toucher les corps, agir sur certaines œuvres, dans un rapport grave et parfois ludique et musical c’est une proximité rarement envisagée et vécue lors de la visite d’une exposition.« Une étudiante : « Après ma visite, je ne peux plus voir mon histoire de la même manière, le fait d’être aussi proche et communiquer avec les personnages me convainc de l’importance du travail de mémoire et nous met face à notre méconnaissance de l’esclavage et de l’engagisme ».
À partir de ce vécu, il est important d’offrir une relecture des étapes de l’esclavage, devant le manque de vestiges actifs, de restituer, de créer, d’organiser une mise en scène dans un sens créatif pour donner sens au discours historique, le corps étant l’élément central de l’entreprise esclavagiste, assumer la figure, le corps de l’esclave comme valeur patrimoniale.

1. Michel Beniamino, L’Imaginaire réunionnais///Article N° : 11561

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