Le regard à rebours : Théo Ananissoh

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Théo Ananissoh

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Fondées il y a une dizaine d’années à Tunis, les éditions Elyzad, lauréates du prix Alioune Diop 2011 pour la promotion de l’édition en Afrique de la FIlDAK, en partenariat avec l’Organisation internationale de la Francophonie, viennent de publier le dernier roman du Togolais Théo Ananissoh, L’Invitation . Ecrivain talentueux, mais discret, Theo Ananissoh signe avec L’Invitation un récit délicieux sur le décentrement et le regard à rebours.

La question avait fait en 1984 l’objet d’un numéro de la revue Autrement intitulé : Un regard noir, les Français vus par les Africains. C’était d’abord une idée lancée en 1983 à la suite d’un colloque à Brest sur la « culture de l’oralité », en juin 1982 et un programme « d’ethnologie inversée », invitant les Africains à analyser la société française, mais le projet tourna court et rebondit de manière oblique, plus tard, chez la romancière gabonaise Bessora dans 53cm, où elle met en scène une anthropologue gabonaise, Zara Sem Andock. Se définissant comme une gaugologue, Zara Sem Andock débarque à Paris, en pirogue via la Seine, pour étudier les mœurs des primitifs gaulois. Mais, avant de réaliser cette ethnologie à l’envers, elle doit « escalader le mont préfectoral » pour arracher une carte de séjour. Commence alors un imbroglio administratif…

Chez Théo Ananissoh, le projet est autre. Il ne s’agit nullement d’une énième dénonciation ni d’une ethnologie renversée. On est en face d’un écrivain, qui, par le biais d’une résidence d’écriture au centre de La France, donne à lire cette expérience en mettant en scène ses hôtes, avec leur joie, leur malheur, des paysages, etc. Or, il se retrouve que le généreux mécène de la résidence est un ancien mentor d’un dictateur africain retiré dans un somptueux château, et qui tient à rencontrer l’invité. L’entretien sera aussi glacial qu’éloquent… Il n’empêche : le séjour de l’écrivain est un bilan fécond en termes d’échanges humains.
Avec pudeur et chaleur, sensibilité et sérénité, Théo Ananissoh nous offre un récit élégant sur le décentrement.

Boniface Mongo-Mboussa

1. L’Invitation est un texte servi par une écriture quasi janséniste. On le lit avec plaisir. Mais c’est également un livre qui déroute. Est-ce là un effet voulu par l’auteur ? Quel est le projet littéraire qui sous-tend ce récit ?
Je vais être sincère : j’ai rassemblé la finesse dont j’étais capable pour écrire ce récit. Et je le ressens comme quelque chose d’inédit. J’aime lire les récits d’écrivain ; ce genre de textes littéraires où un écrivain sort un peu de son milieu habituel pour aller voir comment est la condition humaine ailleurs. Bruce Chatwin hier, V. S. Naipaul encore aujourd’hui, avant-hier Gide… Je ne trouve pas de nom africain francophone à citer. Bernard Dadié a bien publié en 1959 chez Présence Africaine Un Nègre à Paris. La quatrième de couverture parle à juste titre d’ « une ouverture de la conscience africaine sur le monde occidental »… Ce texte – et ce titre – font penser aux Lettres Persanes de Montesquieu. Un extrait au hasard (le texte est une lettre adressée à un ami) :
« Me voici à Notre-Dame, un lieu où les Parisiens se réunissent pour prier Dieu. C’est la plus grande de leurs églises. Une merveille d’architecture. Les hommes ont dans la pierre gravé leur foi. Pour te faire une idée de la majesté de l’édifice, figure-toi qu’ils ont mis deux cents ans pour l’achever. »
Le ton, le type de regard ne sont pas les miens dans L’invitation. Mais déjà quand tu lis cet ouvrage de Dadié, tu perçois la nécessité d’être étoffé pour prétendre avoir un regard sur d’autres êtres et d’autres lieux, surtout ceux d’Europe.
L’invitation, c’est un écrivain africain, un écrivain avant tout, qui visite une région rurale de la France par le fait du hasard et qui raconte ce qu’il y voit et ressent. Ce n’est absolument pas quelqu’un qui, s’échappant de la cuisine, se retrouve dans le grand salon avec ce que cela a de factice. Ce n’est pas un Togolais qui regarde des Français, ni un Noir qui observe des Blancs ; non. C’est un individu, un être de sensibilité qui rencontre d’autres individus de différentes conditions sociales dans une région paisible du centre de la France.
Que le texte déroute me plaît. J’y vois la réussite de mon projet. Nous sommes conditionnés, je pense. Il règne un peu une idée arrêtée de ce que sont peu ou prou les productions littéraires africaines de langue française. Il ne faut pas aller là où l’on vous attend.

2. Il y a un motif discret dans tes écrits : le sein. Doit-on en conclure que l’érotisme chez Théo Ananissoh se manifeste par le sein ?
Le sein, a dit quelqu’un, est la première œuvre d’art dont l’être humain a l’expérience. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir dire de qui est ce bel hommage (si un de vos lecteurs le sait, je serais bien reconnaissant.) Je le partage entièrement ! Je vais faire une autre citation – garantie celle-ci et un peu longue, mais elle vaut mieux que tout ce que je peux dire à ce sujet :
« Je suis sûre que du fin fond du Zululand, où tu as tant de corps dévêtus à contempler, tu pourras m’accorder, Blanche, qu’il n’y a rien d’une plus grande beauté humaine que des seins de femme. Rien d’une plus grande beauté humaine, rien de plus mystérieusement humain, au point que les hommes souhaitent les caresser sans fin, du pinceau, du ciseau à sculpter ou de la main, que ces poches adipeuses au galbe étrange, et rien de plus humainement attachant que notre complicité – je veux dire la complicité des femmes – qui flatte leur obsession. »
Elisabeth Costello de J. M. Coetzee. C’est une traduction certes, mais le mot « humain » ou sa variante revient quatre fois…

3. Un deuxième motif récurrent : le paysage. Quelle est sa place dans tes écrits ?
Le paysage, c’est la sensibilité prêtée à la nature. C’est un être humain qui contemple la nature ; un être qui est majeur et élaboré donc. Revenons un peu à la première question et à nos productions littéraires africaines. Je ne lis pas tout, bien sûr, mais il me semble qu’après le grand Sembène Ousmane et en dehors de Nimrod aujourd’hui, nous ne démontrons pas vraiment un sens du paysage. Je crois. Imaginons ceci un instant : pendant cinq ans, tous les écrivains africains de langue française n’écrivent que… le paysage ! Paysage d’Afrique, d’Europe, d’Amérique, de partout où ils vivent ou séjournent. Perçois-tu l’émancipation qui en résulterait ?
Décrire la nature suppose quelque chose qui est comme une souveraineté. On peut protester, dénoncer, acclamer, se moquer en étant mineur, inférieur ou victime ; mais pas exprimer un paysage. Celui-ci est un sentiment de liberté. Dans Paysage sud-africain, Coetzee rappelle que l’acte d’Adam, celui de nommer, est le premier acte de culture dans la tradition judéo-chrétienne. Je reviens à ma suggestion : nommons la nature, avec style bien sûr ; et nous verrons ce qui va se passer.

4. Bien qu’en arrière-plan du livre, Ribassin, est un spectre, qui hante tout le roman. Comment est né ce personnage ?
De telles figures ont existé et existent encore sur le continent africain, à tel ou tel échelon de nos supposés Etats. Une banalité même. Ce personnage s’est imposé assez vite à moi. Dans les environs du village où je séjournais, je passais souvent devant un château du XIXè siècle qui me fascinait par son aspect et son parc. J’ai peu à peu imaginé que s’y était retiré un homme qui avait passé toute sa vie active en Afrique noire. Du point de vue de la création, je suis heureux de ce personnage et de ma propre loyauté à son égard. Qui sait ? Peut-être le reprendrai-je dans la phase de son existence africaine ?

6. La rencontre entre Ribassin et le narrateur est mémorable. Mais il y a témoin silencieux : Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse de Dürer ; Quel est son rôle dans l’économie du récit ?
Point d’orgue, oui, cette rencontre ! Ribassin est un homme d’esprit. De très bonnes études, du caractère. Les copies (faites par lui, Ribassin) de deux gravures de Dürer, tout comme probablement les œuvres d’Horace qu’il était en train de lire avant l’arrivée du narrateur décrivent aussi ce qu’il est. Comment vous dire ? J’ai conçu ce personnage comme quelqu’un d’intense et de « plein ». Il prend corps si j’ose dire moitié dans les propos des autres, moitié lors de cette rencontre qui dure quoi ? Quinze ? Vingt minutes ? On imagine, et on devine beaucoup plus à son sujet qu’on n’a d’informations attestées. Dürer gravait et peignait à une époque très rude (fin du XVè siècle, première moitié du XVIè), celle de la Réforme dont il fut un partisan engagé. Pensons à la corruption généralisée qui fit se rebeller le jeune Luther contre la papauté. L’Apocalypse avec l’idée de punition qui me semble y être contenue n’était pas qu’un motif artistique. Cette copie qu’a faite Ribassin des Quatre cavaliers de l’Apocalypse, en substituant à l’épée brandie de la guerre civile une machette j’allais dire… quoi ? Rwandaise ? Libérienne ? Africaine ? Il faut imaginer ce qu’a été Ribassin… J’ajouterai ceci : je pense que les ténèbres, l’inconscience de soi chez l’homme met en rage, affole les hommes eux-mêmes. Thème conradien. Tiens, voilà un écrivain qui s’est déplacé pour voir la condition humaine ailleurs.

7. Pourquoi Ribassin doute-t-il des capacités du narrateur à mettre en scène la France ? Est-ce que L’Invitation ouvre un nouveau champ dans ton écriture ?
Il y a des doutes qui relèvent du refus instinctif de quelque chose. En fait je n’utiliserais pas le mot « douter ». Je dirais ceci : Ribassin n’a pas tort d’affirmer que la France est une très grande chose si j’ose dire. Il faut être faible pour ne pas s’apercevoir de cette force, pour ne pas la sentir sans cesse, même simplement dans ce que pensent et disent les hommes. (Idem au sujet de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Italie, etc.) Le stock si je puis dire de connaissances, et surtout de conscience de soi est incommensurable ! (Nous sommes bien placés, en Afrique, pour savoir que ça ne tombe pas du ciel. Il faut le répéter : en soi, ces pays sont en permanence de très grands efforts moraux de l’homme ! Nous devons savoir regarder au-delà des faits bruyants.) Par conséquent, prétendre toiser cela est le comble de l’arriération. Le narrateur ne prétend d’ailleurs rien de ce genre. L’Afrique est son souci. Et cela semble insupporter Ribassin ! C’est complexe. Peut-être Ribassin voudrait-il (pour mieux le mépriser) que ce soit plutôt ça ? Peut-être s’irrite-t-il justement de ne pas vérifier cette arriération chez le narrateur ? Autrement dit peut-être se fâche-t-il tout à la fois contre ce que son interlocuteur est et ce qu’il n’est pas ?
J’ai publié en 2009, déjà chez Elyzad, un récit du même genre sur la Tunisie dans un ouvrage collectif intitulé Vingt ans pour plus tard. Mais il ne fait pas de doute que L’Invitation est une étape décisive et significative pour moi. Je voudrais beaucoup que ce ne soit pas que pour moi – et sincèrement, j’ai l’espoir serein à ce sujet. J’ai dit que j’ai rassemblé toute ma finesse pour l’écrire. C’est un genre de textes littéraires que nous devons savoir produire. Tu sais, si je vais en Grèce, sur le plateau rocheux de l’Acropole et entreprends de décrire ce que je vois et ressens, je m’élabore. Ressentir quelque chose à cet endroit et à ce sujet et l’exprimer littérairement suppose d’être équipé en sensibilité instruite. Accomplir cela, pour les écrivains africains, c’est partager le monde avec les autres. C’est assumer enfin sa part de tâche dans la création commune de la vie.

8. L’invitation est dédiée à la mère de l’auteur et dans le récit le portrait du père n’est pas flatteur. Y a-t-il là une piste autobiographique ?
J’ai publié trois romans, et j’ai attendu d’écrire L’Invitation pour faire cet hommage à ma mère. Ce genre de textes littéraires est en soi personnel. Je préfère ce mot « personnel » à « autobiographie ». Il suffit d’aller voir dans Naipaul par exemple. Je me trompe peut-être, mais je doute qu’on puisse réussir un roman situé ailleurs que chez soi – je précise que ce chez soi n’est pas que choses physiques bien entendu et qu’on peut le déplacer dans un autre pays ou sur un autre continent comme le font ces romans d’Européens qui se passent en Afrique. La forme littéraire appropriée pour un vrai regard sur ailleurs que chez soi est sans doute le récit d’écrivain tel que je l’ai décrit au début de cet entretien. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de fiction là-dedans. C’est une forme littéraire qui, je le crains, mettra du temps à s’implanter en Afrique francophone – elle n’accepte pas le masque ou le grimage. Et on ne l’attend pas de nous.

///Article N° : 11481

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