Django unchained : le théâtre de Tarantino

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Cette dent douloureuse dont les élancements se font toujours sentir et qui ronge l’Amérique, comme l’ensemble de la société occidentale tant elle n’assume pas cet héritage mémoriel, préférant dissimuler l’atrocité sous des artifices de bons sentiments, et maquiller l’abcès encore purulent comme on maquillait les blessures des corps meurtris des esclaves pour qu’ils ne perdent pas leur valeur marchande aux enchères, cet affreux chicot, Tarantino, lui, choisit de l’arracher avec les instruments magiques du cinéma : une pince de chirurgien qui extirpe la molaire lancinante en faisant gicler le sang à profusion, mais fait de cet arrachage ludique et spectaculaire une vraie catharsis. Le film repose sur une mise en abyme magistrale, ce bonimenteur de foire, arracheur de dent, qui surgit de la nuit au coin du bois, c’est le bateleur Tarantino lui-même et il va nous emporter dans une histoire fantastique par la force du cinématographe.
Le film commence par une nuit froide au fond d’un bois des Amériques. Des négriers ramènent une poignée de nègres fuyards, marrons, les pieds enchaînés. Surgit alors du fond de la nuit, dans un clignotement lumineux de lanterne magique, un drôle de camelot fantôme avec sa carriole de bateleur couronnée d’une énorme dent blanche montée sur ressort. Il se joue des coriaces chasseurs d’esclaves et délivre Django (Jamie Foxx) de ses chaînes… Le récit de la légende peut commencer. Et Tarantino prend plaisir au pied de nez subversif. Django enfourche un cheval et suit le Dr King Schultz, drôle de docteur allemand, qui s’est converti en chasseur de prime et auquel Chritoph Waltz donne une élégance européenne et le mystère inquiétant du savant. Schultz a besoin de lui pour reconnaître trois frères terribles dont la tête est mise à prix. Mais une fois affranchi et sa mission accomplie, Django a pour seule obsession de retrouver sa bien-aimée, une esclave que sa maîtresse allemande a appelée Brunhilda, comme l’héroïne de la légende, mais qui a été revendue et appartient à présent au terrible Calvin Candie (Leonardo DiCaprio). Django devient un avatar de « Siegfried à la peau de corne », ce chevalier des légendes du Nord immortalisé à la scène par l’opéra de Wagner. Siegfried est ce valeureux chevalier rendu invulnérable par un bain dans le sang et la corne fondue d’un monstrueux dragon. Il parvient à sauver Brünhild des griffes de la bête maléfique qui l’avait enfermée dans une caverne de la montagne. Le providentiel King Schultz est un adjuvant du conte, un ange qui va accompagner le chevalier vengeur et justicier jusqu’au sommet de la montagne. Il a tout du camelot et du charlatan de foire. Il sait raconter des histoires et jouer la comédie. Son théâtre le sort de toutes les situations. Il est le mage, le rêve de l’esclave, ce rêve plus fort que tout, qui est l’énergie même du « nègre marron », le souffle de sa quête de liberté.
Django commence par jouer les valets de comédie en livrée bleue, mais il endossera très vite l’armure western du preux chevalier sur son vaillant destrier. Il y a aussi dans cette aventure un héritage antique, celui d’Ulysse et la comédie imaginée avec Schultz pour pénétrer dans Candie Land et gagner la confiance de Calvin Candie, puissant planteur et redoutable homme d’affaires, est une ruse qui a tout d’un cheval de Troie. Mais tout en s’appuyant sur le schéma basique de mythes et légendes, Quentin Tarantino élabore une mécanique cinématographique de haute précision, véritable engin explosif au mécanisme savamment programmé pour dynamiter l’emblématique maison coloniale de Candie Land, temple élyséen construit sur le sang et la boue, tout en pulvérisant les bons sentiments de la case de l’oncle Tom. Le sang qui gicle à profusion est bel et bien celui du sacrifice cathartique des grandes tragédies antiques. Django pourfend comme Oreste !
Le chasseur de prime nettoie l’Amérique de sa vermine et c’est sur cette même dynamique que se fonde l’ensemble du film, évitant à tout prix sentimentalisme et bon sentiment, les négriers et les esclavagistes sont traités comme des bandits de grand chemin, des meurtriers. Schultz incarne une justice transcendante, l’œil-de-la-tombe-qui-regardait-Cain, il sort au coin du bois, surgit quand on ne l’attend pas… Dr King Schultz, c’est un songe, une hallucination, le génie de la lampe d’Aladin. Il tue froidement comme on exécute une sentence légale ou légitimement pour se défendre. Quand il tue Calvin Candie au lieu de lui serrer la main comme le demande ce dernier pour sceller la transaction commerciale, son geste marque le refus de la compromission dans un négoce qu’il réprouve et son mépris pour la vulgarité obscène du colon, jouant les dandies satisfaits au beau milieu de sa bibliothèque avec son gâteau à la crème. Prétention, ignorance, bêtise et cruauté, Candie incarne le raffinement d’une aristocratie sans code d’honneur qui s’ennuie et dont la seule éthique est gagner toujours plus d’argent. Il joue les tyrans esthètes, passionné de lutte mandingue, et a toute la folie et la perversité d’un Caligula, mais ses gladiateurs sont des esclaves qui luttent à mort au beau milieu des dorures et des velours d’un salon bourgeois. Il joue avec la vie des esclaves et utilise la peur, l’asservissement et la misère pour pousser les hommes à s’entre-tuer et en tirer de la jouissance.
Schultz représente le mentor qui accompagne Django dans son initiation, c’est pourquoi quand Django revient prendre les papiers d’affranchissement après la tuerie, il caresse la défroque de Schultz mais, ne le porte pas en terre alors que Calvin Candie a droit, lui, à des funérailles. C’est que Schultz est l’étranger, il n’est pas des Amériques, il n’est que de passage comme un de ces dieux qui cachent secrètement son identité pour mieux accompagner le héros dans sa mission. Quant à Stephen, l’esclave claudicant, fourbe et fidèle, gardien paradoxal de la maison, l’esclave qui veille et déjouera la supercherie, Samuel L. Jackson lui donne les allures d’un oncle Tom, mais Django ne le tuera pas. Il l’empêche seulement de fuir en lui tirant dans les rotules pour qu’il disparaisse lui aussi dans la déflagration symbolique de la maison coloniale.
Et ce dynamitage ne passe pas seulement par la mise en scène de l’explosion, il s’appuie sur la pulvérisation par la dérision et le ridicule. Schultz bourre la dent creuse de sa carriole de dynamite et fait voler en éclats la troupe improbable des fermiers encagoulés. Mais cette attaque du Ku Klux Klan est tout autant démantelée par le traitement poussé au ridicule de la situation jouée à la manière burlesque des Monty Python. La bombe de Tarantino est d’abord en effet remplie d’humour et de parodie, c’est un cocktail Molotov jouissif aux ingrédients délibérément disparates. Tout en revisitant le western spaghetti au héros vengeur de Sergio Corbucci, Tarantino ramène ses souvenirs de jeune spectateur des séries B des années soixante-dix. Schultz semble tout droit sorti des Mystères de l’Ouest, tandis que Django nous rappelle le chasseur de prime noir au chapeau de Zorro des Bannis, joué par Otis Young.
Quentin Tarantino a créé une légende populaire défouloir en faisant de Django un avatar post-colonial de Siegfried, un héros de cinéma qui n’a pas peur de se rouler dans le sang et la fange du dragon pour mieux le terrasser. Après l’événement historique de Roots dans les années quatre-vingt qui reconstruisit la mémoire du peuple africain-américain, Django unchained incarne le héros libérateur de Kunta Kinte, le rêve nécessaire à toute résilience, le rêve puissant et salvateur indispensable à tout dépassement.

///Article N° : 11319

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