Ébauche d’un état des lieux

De la critique cinématographique au Maghreb

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Revues, bulletins et magazines
La Tunisie a connu sa première revue de cinéma en 1937 : Arradio wa assinima (radio et cinéma), son premier ciné-club de Tunis en 1946, sa deuxième revue de cinéma tunisienne Al masrah wa assinima (Théâtre et Cinéma) en 1947, sa Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), la première du continent africain en 1950, sa cinémathèque en 1954, sa première revue de cinéma de la Tunisie indépendante Nawadi-cinéma du ciné-club de Sfax dont le rédacteur en chef était Tahar Cheriaa, fondateur plus tard, en 1966, des JCC. En 1962, furent créées trente maisons de culture équipées de projecteurs de 16 mm et la mise en service de vingt-trois ciné-bus de projection gratuite en zone rurale et création d’une filmothèque nationale.
C’est en 1964, avec le début de la mise en place du système coopératif, que fut créé le premier festival de cinéma amateur de Kélibia. Le ciné-club de Kairouan crée sa revue de cinéma Goha. En 1971 voit le jour le premier livre tunisien sur le cinéma Histoire du cinéma en Tunisie de Omar Khlifi. En 1972, avec le reflux de l’État, lors de la 4e édition des JCC se crée à cette occasion l’Union des critiques arabes de cinéma (UCAC) et en 1973, réouverture de la Cinémathèque tunisienne dirigée par la Société anonyme tunisienne de production et d’exploitation cinématographique (SATPEC). En 1979 sortie des livres Le Cinéma tunisien de Victor Bachy et Écrans d’abondance ou cinéma de libération en Afrique de Tahar Cheriaa, édités en Tunisie par la Société tunisienne de diffusion (STD).
La Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC), la première du continent africain et l’une des plus importantes du monde arabe, a contribué à la naissance d’une conscience culturelle dans le pays. En 1980, elle comptait trois mille cinq cents adhérents organisés dans des clubs répartis à travers tout le pays réalisant deux mille cinq cents projections par an.
Cinéma d’Art et d’Essai
En Tunisie, en 1965 a été ouverte à Tunis une salle d’Art, de Répertoire et d’Essai. Le Globe devenu El Qods, en 1967 une 2e salle Septième Art devenu El Fen Essabaa et en avril 1977, une troisième les Champs Elysées. Elles diffusaient des films de qualité.
Le rôle des ciné-clubs, du cinéma amateur, de la cinémathèque et des festivals
C’est en 1949 que la FTCC est née sous l’impulsion de Tahar Cheriaa, en son temps professeur d’arabe. Elle offre des films de qualité ignorés par le circuit commercial. Les séances de ciné-clubs, très actives, connaissent un succès éclatant à travers le pays. Victor Bachy rapporte dans son livre cité plus haut qu’à Tozeur, le ciné-club tient « ses séances dans une grange préalablement nettoyée par les spectateurs eux-mêmes, qui apportent chacun leur siège. Des débats suivent la projection et permettent une véritable communication entre les membres. Pour préparer ses animateurs, la Fédération regroupe ses adhérents dans des sessions de réflexion et de recyclage, les Rencontres de Nawadi Cinéma. À l’occasion d’une rencontre internationale entre ciné-clubs arabes et africains qui s’est tenue en mars 1974 à Carthage Dermech, la Fédération a publié un bulletin ronéotypé El Azima. Ce bulletin était destiné à stimuler ses adhérents à écrire davantage. Certains ciné-clubs ont édité des revues pour approfondir la réflexion commencée en salle. La Fédération comptait dans les années 1970 250 000 adhérents. « Son travail de diffusion de culture cinématographique, écrit Victor Bachy en 1978, est immense et ne peut souffrir la comparaison avec celui, très en régression, des ciné-clubs européens : elle organise, pour une population tunisienne totale de cinq millions d’habitants, quelque mille deux cents projections annuelles et enregistre deux cents mille entrées ». « À la salle Atlas, à Sfax, témoigne le cinéaste Moncef Dhouib, tous les jeudis après-midi, élèves et professeurs se retrouvaient dans une ambiance de sortie pour regarder et discuter ensuite un film non commercial ».
Ainsi à côté des revues de la Fédération elle-même Nawadi-cinéma (onze numéros parus de 1966 à 1971), suivi par Charit (deux numéros en 1972 et 1973), est apparu Goha (allusion au film Goha réalisé par le Français Jacques Baratier) devenu 7e Art (du C.C. de Kairouan, imprimé à Tunis, trente numéros parus de 1964 à 1977) que dirige Mustapha Nagbou. Des revues ont vu le jour, telles que CinémaArabe que publia un temps le critique cinématographique tunisien Khémais Khayati et qui s’arrêta au n° 12 et Adhoua (lLumières) qui semble lui avoir succédé et qui est animée par un collectif.
L’Association des jeunes cinéastes tunisiens (AJCT) se consacrant au cinéma amateur et fondée en 1962 donne en 1968 la Fédération tunisienne des cinéastes amateurs (FTCA). Le cinéma amateur, en organisant son festival de film amateur à Kélibia, depuis 1964, a formé bon nombre de nos réalisateurs tels que Selma Baccar, Ridha Béhi, Ahmed Khéchine…
La Cinémathèque, après avoir cessé ses activités en 1970, a été revivifiée par la SATPEC en 1972. Elle contenait une salle fixe avec deux projections par jour.
C’est aussi le Festival de Carthage créé par Tahar Cheriaa, sous l’égide de Chedly Klibi, secrétaire d’État à la Culture, qui a insufflé l’existence d’une cinéphilie. Les débats et les conférences de presse de Carthage ont contribué à l’émergence d’une critique cinématographique.
L’Association tunisienne pour la promotion de la critique cinématographique (ATPCC)
Fondée en 1986, elle s’est assignée comme objectifs d' »instaurer des traditions en matière de critique cinématographique de manière à permettre une meilleure évolution de la production dans le secteur du cinéma ainsi que la participation dans l’animation culturelle du pays dans le cadre strict de l’amateurisme ». Dans un colloque sur la critique cinématographique organisé après sa création (1987), elle invita les directeurs de journaux à réserver un espace plus grand à la critique cinématographique. Elle édite une petite revue intitulée Cinécrits puis Cinéphiles, un bulletin et mettra bientôt son site Web à la disposition des internautes.
Qui sont donc les critiques cinématographiques ?
Selon Mustapha Nagbou, fondateur de la revue Septième Art et ancien président de l’ATPCC, « il faut distinguer deux générations : les autodidactes et les académiciens. Les premiers sont ceux qui sont formés sur le tas, plus précisément sur les bancs des ciné-clubs, des hommes de terrain à proprement parler. Les seconds, dit-il encore, ont reçu une formation à l’Institut de presse et des Sciences de l’Information (IPSI) qui, petit à petit, ont relayé les premiers ». Il parlera également d’une troisième catégorie qu’il appelle « les parasites » : « des gens ignorants cinématographiquement parlant dont les noms apparaissent sur les journaux pour disparaître par la suite ». (Cité par Lotfi Ban Khalifa)
La question de savoir qui sont les critiques cinématographiques reste constamment posée. À l’IPSI les cours de critique cinématographique dispensés respectivement par le cinéaste Férid Boughedir et Hichem Ben Ammar ont disparu si bien que les journalistes écrivant sur le cinéma n’ont, pour la plupart des cas, aucune formation cinématographique. Leurs articles sont soit des articles de promotion des films fraîchement à l’écran ou des critiques thématiques selon des critères plutôt moraux qu’esthétiques par exemple.
Constats et interrogations
Nous vivons un paradoxe : au moment où existent des écoles de cinéma et où le pays connaît un regain d’intérêt pour le cinéma, la formation en matière de critique cinématographique fait défaut. En dehors d’enseignants universitaires ou de chercheurs (qui ne sont d’ailleurs pas très nombreux), le critique cinématographique est d’abord un journaliste cinéphile ou un journaliste tout court appelé à écrire sur le cinéma.
Une régression par rapport au passé est relevée par tous les milieux concernés par le cinéma quant au nombre des salles, à la disparition de la SATPEC, de la Cinémathèque, des salles d’Art et d’Essai et de la rareté de magazines ou revues spécialisés (en dehors du magazine mensuel Écrans de Tunisie qui sort régulièrement depuis une année et Septième Art qui n’est pas bien lu pour la non-consistance de son contenu et aussi de la page cinéma hebdomadaire du quotidien La Presse). L’existence de tels supports est tributaire de l’état de la presse dans notre pays. Ces insuffisances ont été relevées dans une commission de réflexion mise en place par le ministère de tutelle afin de revitaliser le secteur en question.
Internet avec ses sites et ses blogs qui pullulent. Certains réservent un espace important au cinéma comme Tuniscope par exemple, d’autres s’y consacrent totalement. Les cinéphiles désireux d’écrire le font plutôt sur ces sites ainsi que sur d’autres comme Africiné ou Africultures ou encore cinematunisien.com etc.
La télévision comme la radio évoquent le cinéma mais occasionnellement. Il n’existe pas d’émissions sur le cinéma. Le critique cinématographique Khémais Khayati a animé entre 2001 et 2008 trois émissions de ciné-club à la télévision nationale mais qui ont disparu. En ce moment et à l’occasion des JCC, il fait une émission de trente minutes quotidienne pour en informer.
Les écrits sur le cinéma, journalistiques, sont plutôt une lecture thématique, loin en général de toute analyse filmique digne de ce nom.
Pourquoi cette indigence de l’écrit ?
Elle pourrait s’expliquer par :
– le manque de formation dans ce domaine ;
– l’absence d’ateliers d’écriture destinés aux jeunes ;
– la lecture idéologique des films dans certains ciné-clubs qui éclipse la question esthétique car le cinéma est vu plutôt comme un instrument idéologique ou un message social et non comme art ;
– le manque d’exercice au niveau de l’écrit du fait que la critique cinématographique se limite à un débat oral ;
– le coût très élevé des revues cinématographiques étrangères comme les Cahiers du cinéma ;
– le genre un peu sensationnel comme c’est le cas des magazines égyptiens vendus à Tunis et qui se limitent souvent aux informations sur la vie des stars comme Assinima wenness (Le cinéma et les gens) par exemple ;
– et enfin une baisse de qualité que connaît en général la presse alors que les talents ne manquent pas.
Une question cependant se pose : la critique cinématographique ne demeure-t-elle pas aussi tributaire du dynamisme du cinéma national ? Mais le malaise vient aussi de cette question : le rôle du critique cinématographique : sa fonction est-elle de juger, de se faire guide du spectateur ou doit-il faire, tel l’universitaire, une analyse désintéressée du film ? Le premier cas impliquant de simples journalistes alors que le second des spécialistes.
Le cinéma a, de toute évidence, besoin de critique sans laquelle il ne peut exister pleinement. Selon Jean Douchet, le cinéma se meurt s’il n’existe pas le contact entre deux sensibilités : celle de l’artiste auteur de l’œuvre et celle de l’amateur qui l’apprécie. Selon lui, le fait d’apprécier, de ressentir et de propager son enthousiasme pour un film constitue un acte critique.
Reste certes internet qui offre, il est vrai, une panoplie de sites riches en informations et en analyses filmiques.
Les trois pays du Maghreb : différences et uniformité
En 1974, une table ronde est organisée au Maroc sur la question de la critique par la Fédération marocaine des ciné-clubs. Un manifeste des cinéastes marocains est publié dans Cahiers du cinéma.
Autant les trois cinémas maghrébins sont différents, autant l’état de la critique cinématographique y est quasi uniforme.
La vitalité de la critique cinématographique est liée au dynamisme des trois cinémas.
La critique cinématographique fut souvent liée à la recherche d’un discours nouveau porteur de contestation et de rêves, et de ce fait soumise aux lectures idéologiques.
Son dynamisme ou sa crise révèle le malaise du cinéma face aux pouvoirs politiques, son évolution dans des contextes politico-économiques favorisant à la fois le libéralisme économique et la limitation de l’espace d’une parole libre et indépendante.
Le cinéma algérien nationalisé durant les décennies de l’après indépendance, était incontestablement le plus dynamique, en dépit de sa lourdeur bureaucratique. Sa vitalité, écrit Guy Hennebelle, il la doit au concours de la télévision (R.T.A.) qui édite la seule revue mensuelle régulière du tiers-monde, Les deux écrans, bilingue, dirigée par Abdou B. et, sur le plan des idées, à l’existence d’une excellente cinémathèque. En Tunisie, c’est le mouvement des ciné-clubs et du cinéma amateur (le premier en Afrique), Le Maroc connut à la même époque la revue éphémère Cinéma 3 dont le titre n’est pas sans rappeler le manifeste argentin .

///Article N° : 11199

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