Paroles de corps ou Corps en Paroles :

Wopso ! de Marius Gottin

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Nous poursuivons notre zoom sur le Festival d’Avignon 2012 avec Wopso ! jouée dans le cadre des TOMA (Théâtres d’Outre-Mer en Avignon) à la Chapelle du Verbe incarné.

Cette pièce martiniquaise a été écrite par Marius Gottin en 1996 et mise en scène dès 1997 par José Exélis, directeur de la Compagnie des Enfants de la mer, avec Émile Pelti et Charly Lérand dans les rôles de Fulbert et d’Auguste, deux personnages que les comédiens incarnent maintenant depuis plus de quinze ans. Wopso ! peut être considérée comme un classique du répertoire théâtral martiniquais car cette pièce n’a cessé d’être jouée dans la Caraïbe (dont plus de soixante-dix représentations en Martinique depuis sa création) avec toujours le même accueil chaleureux. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel succès. L’auteur Marius Gottin (1) fut aussi chroniqueur sur des radios martiniquaises dont RCI (Radio Caraïbe Internationale) ; il savait narrer la vie des petites gens, comme en témoigne Wopso ! qui met en scène deux hommes en attente de leur avion pour Sainte-Lucie, île voisine de la Martinique. Ce temps de l’attente propre à l’espace froid et impersonnel qu’est un aéroport – lieu de passage, de transition, lieu de l’entre-deux – favorise le surgissement du passé : les anecdotes individuelles de chacun des deux compères se mêlent aux événements politiques et sociaux d’une époque. Cette situation dramatique n’est pas sans rappeler celle d’En attendant Godot de Samuel Beckett (2) – où les deux complices que sont Vladimir et Estragon attendent et tuent le temps en parlant, en se racontent leur vie – ou celle plus caribéenne de Mémoires d’isles d’Ina Césaire (3) qui nous donne à entendre les histoires de vie d’Aure et Hermance, deux vieilles Martiniquaises qui échangent leurs souvenirs au soir de leur vie. Dans les trois cas, une fin de vie se profile avec la parole, les mots pour combler le vide, l’attente de la fin ou l’attente d’un départ vers un ailleurs, un-au-delà.
Wopso ! met en scène deux personnalités hautes en couleur de la société martiniquaise : la langue de chacun des deux personnages, les intonations, le rythme de la parole, le corps tout entier témoignent d’une appartenance à la culture créole dont Auguste et Fulbert sont les fiers représentants. José Exélis place le corps au centre de sa mise en scène, un corps porteur d’une histoire personnelle mais aussi collective, d’une culture, d’une société spécifique, la société caribéenne. Le corps tout entier parle en effet dans cette pièce à travers les voix d’Auguste et de Fulbert qui racontent chacun à leur tour des anecdotes passées, nous livre des fragments de vie désordonnés qu’il convient de rassembler pour mieux comprendre qui sont ces deux compères et les liens complexes qui les unissent. La parole reste centrale dans ce théâtre narratif où il est avant tout question de mots, de récits imbriqués les uns dans les autres mais sans lien évident entre eux : il n’y a pas d’intrigue, pas d’action proprement dite si ce n’est dans la parole, une parole qui se met en scène, prend corps, s’incarne dans le jeu admirable des comédiens. Pelti et Lérand jouent de leur voix comme d’un instrument de musique avec vélocité, dextérité en faisant varier les intonations, le rythme, le volume, en jouant avec les onomatopées, les tics de langage spécifiquement antillais (comme le tchip sur lequel s’ouvre la pièce et qui marque le mécontentement ou le désaccord).
Le dialogue vif et enjoué de ces deux amis de longue date, unis par une sincère amitié et une grande complicité, laisse cependant deviner une rivalité sous-jacente, notamment dans leurs rapports aux femmes comme le suggère le souvenir récurrent d’une certaine Paulette, mais aussi dans leur lien à la culture caribéenne elle-même car Auguste se moque ouvertement de Fulbert à qui il reproche de ne pas savoir danser, chanter, conter. La parole devient ainsi un terrain où s’affrontent les deux hommes qui règlent leurs comptes, se cherchent, se défient, parlent chacun de leur côté, s’interrompent mutuellement. On assiste à une véritable joute verbale et physique où les répliques s’entrechoquent, où les corps se dressent l’un contre l’autre comme dans la danse du damier (4). Le duel se fait parfois duo avec des effets de choralité et des jeux de répétition et de variation : l’expression « pauvre de nous ! » est reprise sur tous les tons et les différentes modulations font varier le sens même du syntagme ; la réplique « elle m’aimait, non » prononcée par Fulbert avec une intonation interrogative est ensuite reprise ironiquement par Auguste qui en fait une phrase déclarative et provoque ainsi son compagnon. Le dialogue est aussi ponctué d’interjections comme wopso ! qui donne son titre à la pièce sans rien signifier de précis mais comme marqueur d’un rythme, d’un souffle. On retrouve toute la virtuosité du conteur traditionnel créole dont les deux compères sont les héritiers sans en être les pâles imitateurs. Le yé krik et le yé krak lancés par Auguste ne sont pas là pour relancer la narration comme le veut la tradition mais pour l’interrompre, l’entraver, la perturber. C’est là l’un des tours de force de cette mise en scène de José Exélis qui transforme la tradition orale créole dans laquelle il puise sans l’imiter mais pour créer, innover, inventer.
L’alternance du français et du créole, conforme à l’oralité caribéenne, contribue en outre à la très grande musicalité du dialogue non seulement par l’effet de variation immédiatement audible sur la scène mais aussi parce que le créole est une langue beaucoup plus imagée, poétique et rythmée que le français : ses accents marqués, ses sonorités vibrantes confèrent à la parole une vraie tonicité, surtout quand Auguste accélère le rythme et fait tournoyer les mots au point que le sens se perd, stratégie utilisée par le conteur créole sur la plantation pour échapper à l’entendement du maître. On remarque que cette langue créole « marronne » se fait davantage entendre dans la bouche d’Auguste qui est celui qui mène le jeu, invite son compère à entrer dans la danse ; il incarne ainsi peut-être davantage la tradition populaire, la figure du conteur qui se plaît à travestir la parole et à détourner le sens. Même si les deux amis passent successivement du français au créole et inversement, Auguste est celui des deux qui parle davantage créole et manipule avec vélocité cette langue, ce qui peut laisser supposer qu’il appartient à une classe plus populaire que Fulbert (5). Cette hypothèse se confirme par la casquette qu’il porte alors que son acolyte est affublé d’un chapeau, signe d’appartenance à une classe sociale plus favorisée ; Auguste est aussi celui dont les chaussettes sont déchirées, ce que ne manquera pas de lui faire remarquer son ami moqueur ; il est encore celui qui emporte avec lui dans sa valise une bouteille de rhum, alcool typiquement antillais, et enfin celui qui décide de jouer du tambour, attribut du conteur, et invite son ami à se joindre à lui.
Les nombreux chants entonnés tout au long de la pièce par les deux amis participent également grandement à la musicalité de ce spectacle tout comme à l’affirmation d’une identité caribéenne. Ces chants sont systématiquement associés à des danses : il n’est pas une parole qui ne soit accompagnée d’un geste, d’un mouvement. Le corps tout entier parle, vibre, vit et dit autant sinon plus que les mots, car il offre à l’acteur une grammaire, un langage, une partition. Ces chants font en outre entendre la grande diversité musicale de la Caraïbe : on passe des rythmes de salsa, de biguine, de mazurka à ceux du tambour et même à l’opéra qu’entonne Fulbert et qu’interrompt Auguste par des rythmes de salsa, comme si la culture musicale occidentale entrait en rivalité avec la musique caribéenne. Le tambour, instrument central dans la culture créole, symbole d’affirmation culturelle et de résistance dans la Caraïbe, se fait entendre à plusieurs reprises tout en restant invisible. C’est là un autre tour de force de cette mise en scène que de faire entendre la musique sans qu’aucun instrument ou quasiment aucun instrument n’apparaisse sur la scène (6) : les voix, les corps, les éléments du décor deviennent musique. Les battements de mains sur les genoux, le torse ainsi que les sons gutturaux crées avec la bouche font entendre les rythmes du tambour. Un banc en fer blanc et un cube noir et blanc sont également mis à contribution : le cube devient un tambour sur lequel Auguste frappe avec ses mains et ses pieds tandis que Fulbert accompagne ses battements par les tiboités traditionnels (7) improvisés sur le banc à l’aide de ses clés. Notons que le noir et le blanc du cube rappellent les couleurs des costumes des deux personnages qui portent chemises et pantalons blancs avec sur la tête un chapeau ou une casquette noirs. Ces couleurs sont hautement symboliques dans la culture antillaise : ce sont non seulement celles du deuil, celles que l’on trouve dans les cimetières, mais aussi celles du vidé en noir et blanc du Mercredi des Cendres, dernier jour du carnaval où est brûlé le roi du carnaval, Vaval, qui renaîtra de ses cendres l’année suivante (8). Le blanc et le noir sont donc symboles de vie et de mort, de fin et de renouveau. La mort apparaît d’ailleurs en filigrane dans la pièce : il est question de l’enterrement de la fille de Fulbert, des obsèques de Vaval, sans compter que les deux personnages en présence sont eux-mêmes en fin de vie ; l’un finira d’ailleurs par expirer sur le banc tandis que l’autre feint de croire qu’il s’est endormi. Fulbert qui s’est déchaîné sur les rythmes de tambour frappé par Auguste meurt-il d’avoir trop dansé, chanté, vibré ? Ce dernier souffle est-il signe d’un excès de vitalité ?
Cette fin de vie quasiment imperceptible, invisible, qui se produit pourtant sous nos yeux, reflète-t-elle la mort de la culture populaire créole ? Les deux vieux messieurs que sont Auguste et Fulbert sont-ils les représentants d’une tradition orale qui se meurt, sur le point de disparaître avec eux ? N’incarnent-ils pas plutôt la voix des anciens, des aînés qui est ici célébrée sur la scène théâtrale pour la transmettre et la pérenniser ? José Exélis se nourrit de la parole populaire ancestrale, de l’oralité créole pour faire œuvre de création et d’invention : par un processus de réappropriation et de transformation de la matière populaire, il revitalise l’art théâtral qui participe réciproquement à la renaissance de la culture orale caribéenne.
Stéphanie Bérard

1. En plus d’être dramaturge, Marius Gottin (1949-2011) était aussi comédien. Il est l’auteur de trois pièces (Wopso !, Confitures de patates douces et Biwa) qui demeurent toutes inédites.
2. Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Les Éditions de Minuit, 1952.
3. Ina Césaire, « Mémoires d’isles », in C. Makward (dir.), Rosanie Soleil et autres textes dramatiques, Paris, Karthala, 2011. Cette pièce a également été mise en scène par José Exélis à Fort-de-France en 2008.
4. Le damier est une danse caribéenne de combat où les danseurs s’affrontent, se défient au rythme du tambour.
5. La Martinique, comme de nombreuses anciennes colonies françaises, est en situation linguistique de diglossie : le créole, dite « langue basse », est traditionnellement réservé aux contextes familiers alors que le français, dite « langue haute », fait figure de langue supérieure parlée dans des contextes formels et officiels. Dans la pièce, Auguste et Fulbert passent successivement du français au créole et inversement sans changer de contexte : on parle alors de code-switching.
6. Seul un harmonica ponctue régulièrement les dialogues. Ce petit instrument, symbole de la solitude de celui qui en joue, à savoir Auguste, laisse en outre le corps libre de bouger, de danser, ce qui explique sans doute le choix de José Exélis de l’intégrer à sa mise en scène.
7. Le ti-bois est un instrument constitué de deux baguettes en bambou qui sont frappées l’une contre l’autre et accompagnent traditionnellement le tambour aux Antilles.
8. Le vidé est un defilé de carnaval dans les Antilles françaises. Les carnavaliers défilent en noir et blanc le dernier jour du carnaval (le Mercredi des Cendres) et en rouge et noir pour la Mi-Carême. On retrouve ces couleurs dans le décor et dans les accessoires ; ce n’est sans doute pas un hasard si Auguste et Fulbert sont vêtus de noir et blanc et si leurs valises sont respectivement rouge et noire.
///Article N° : 10963

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Les images de l'article
Wopso ! de Marius Gottin. Auguste et Fulbert se retrouvent et se réconcilient dans le chant et la danse, marqueurs d’une identité culturelle caribéenne commune. © Philippe Bourgade





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