Afri’ Festival : Jupiter au bout du monde

La pyrotechnie rythmique de Jupiter

Entretien de Gérald Arnaud avec Jupiter Bokondji
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Il y a six ans, un formidable documentaire, La Danse de Jupiter nous faisait entrevoir la scène musicale de Kinshasa. Jupiter Bokondji en était le guide et le héros. Son orchestre Okwess International fait sa première tournée mondiale.

14 juillet : pour un fan de feux d’artifice, comme moi, pas question de rater celui de la Tour Eiffel, en plus j’habite à côté, et celui de 2012 est annoncé comme le plus beau et le plus musical, retraçant l’histoire de la « disco »
Je prépare donc mes bouchons d’oreilles – ustensile devenu aussi indispensable que le préservatif ou la ceinture de sécurité, en tout cas pour qui ne souhaite pas mourir sourd comme 99 % des mélomanes contemporains.
Soudain, en feuilletant Afriscope, non, pardon, Pariscope, je lis le nom de Jupiter. J’allais louper son concert ! Que voulez-vous, entre musique et feux d’artifice, mon cœur balance, je l’avoue, surtout qu’un soir de 14 juillet, ça n’arrive qu’une fois par an. La nuit tombe, et tant pis pour la grande pétarade disco, ma femme refuse de me suivre, tant pis pour elle, je fonce dans le métro, ligne 6 puis 14, de Trocadéro à Bercy.
Je sens que vous allez me demander pourquoi.
Bon, pour ne rien vous cacher, quelques jours plus tôt, je suis parti écouter, au fameux Studio Bleu qui jouxte le New Morning, une répétition de Jupiter. C’était sympathique, rien de sensationnel. 14 heures, les musiciens somnolent, moi aussi, mais je remarque quelque chose, une tension particulière : gestes fébriles, regards inquiets, on les sent minutés (trois heures de studio, ça coûte cher) mais aussi très concentrés, prêts à en découdre. Je suis sorti du studio en me disant qu’il allait se passer quelque chose.
Et me voici dans ce métro à contresens : complètement vide alors que sur l’autre quai la foule s’entasse pour aller voir le grand feu d’artifice. J’hésite encore. Demi-tour ?
Non, à Châtelet je me décide définitivement.
DIRECTION JUPITER
L’affaire est claire, ce soir ça ne se passe pas à la Tour Eiffel, mais à Bercy Village, une grande place aménagée sur les ruines de la regrettée Halle aux vins de Paris : ça fait partie des lieux investis par le merveilleux festival « Quartiers d’été » : plein de spectacles gratuits, en plein air, hélas trop peu médiatisés, où l’Afrique a la part belle. J’arrive, le concert vient de commencer, le public semble un peu amorphe. Deux heures après, c’est le délire.
Un concert de Jupiter est une curieuse expérience. Sa musique est assez répétitive, parfois même monotone, et pourtant fascinante. Ce n’est pas une musique de concert, tant mieux. Ce n’est pas une musique moderne, ni une musique traditionnelle. Ce n’est pas la musique d’une ville africaine. C’est simplement la musique d’un type qui a sa propre histoire et vit dans une ville africaine : Kinshasa.
Comme dit Jupiter : « Kinshasa, c’est le pommeau de notre pays ». Pour les escrimeurs, le pommeau, c’est ce truc qu’on empoigne, la poignée de l’épée. Jolie façon de dire que cet immense pays ne se résume pas à sa colossale capitale, mais que cette dernière le tient dans sa main. Mieux vaut donc habiter à « Kin » pour être proche du manche…
Loin du feu d’artifice de la Tour Eiffel, ce soir du 14 juillet, nous voici donc dans une vaste cour à côté du Ministère des Phynances. Le son monte à mesure que je m’approche, c’est bien trop fort, comme d’habitude, donc je mets mes bouchons, je vous conseille d’en faire autant, ça ne mange pas de pain. Sur un plancher aménagé comme une piste de danse, quelques centaines de personnes se trémoussent, dans une agréable effluve de marie-jeanne. Jupiter chante.
Même quand on a vu sur scène les plus grandes stars zaïroises, (je dis zaïroises pour ne pas confondre les Congos) on ne risque pas trop d’être déçu par Jupiter.
Okwess a la classe, et même si leur show est sobre, presque austère, en termes d’intensité rythmique il supplante nettement les dernières prestations parisiennes d’un Koffi Olomide, d’un Papa Wemba ou d’un Werrason.
Debout devant deux hauts tambours, dont il joue bien, Jupiter Bokondji est remarquablement éloquent. Il vous chante et vous conte la vie à Kinshasa et vous fait en même temps voyager à travers les musiques du Zaïre (Zaïre, dommage, c’était pas plus joli que RDC ?). Vêtu comme dans le film d’une sorte de battle-dress à épaulettes rouges, le type en impose par son élégante simplicité, et son autorité débonnaire sur l’orchestre hélas restreint de cette tournée.
Une basse vrombissante, deux guitares entêtantes, des percussions éclatantes ont bien du mal à couvrir la voix de baryton tonitruante de Jupiter.
Une belle et étrange voix, profonde et pénétrante, au débit très rapide, où la douceur le dispute à l’autorité.
Même voix sur scène que dans la petite chambre d’hôtel où j’ai rencontré Jupiter, près de la Gare de l’Est.
ENTRETIEN AVEC JUPITER
Ce n’est pas tous les jours qu’on fait un film documentaire sur la vie d’un musicien africain. Qu’est-ce que la Danse de Jupiter a changé pour toi ?
Pour moi c’était le début du commencement, une façon de montrer au monde l’extraordinaire diversité culturelle du Congo. C’est une bombe de musique, c’est le berceau des musiques du monde, nous avons 450 ethnies, chacune a ses musiques, presque toutes sont inconnues, inexploitées.
Tous ces peuples arrivent-ils encore à créer des musiques nouvelles à partir de leur tradition ?
Non, malheureusement, mais la plupart y parviennent plus ou moins, je dirais 80 %. Tu sais, c’est très compliqué, de passer des instruments traditionnels aux instruments modernes. Le problème, c’est d’inventer la sauce qui permet de mélanger le passé et le présent.
Tu es, comme bien des grands musiciens congolais, comme Lokua Kanza par exemple, issu d’un peuple (les Mongo) qui a une grande tradition polyphonique…
Oui, le peuple Mongo, c’est la passion de la mélodie, parce que nous sommes très proches des Pygmées, on dit d’ailleurs que nous en sommes musicalement les héritiers. Je les fréquente beaucoup, nous avons des groupes communs. D’autre part je suis d’une famille de griots et de guérisseuses, celles qu’on appelle les Zebola, qui soignent les gens par les chants et les tambours. Donc j’ai commencé par la musique de mon peuple, qui m’a vraiment frappé, puis je me suis documenté pour découvrir les musiques d’autres peuples du Congo.
Mais ton père était diplomate et tu as grandi à Berlin…
Berlin Est ! C’était au temps du mur, et moi j’étais privilégié, car avec mon passeport diplomatique, je vivais comme un prince, le « petit nègre » que j’étais pouvait passer la frontière, alors que les « Blancs » étaient bloqués. C’était une situation extraordinaire, et j’en ai bien profité. J’ai baptisé mon premier groupe Die Neger (les Nègres), on a eu du succès, on faisait du rock, mais la musique qui m’intéressait alors, c’était la soul, le funk, les Jackson Five, Kool & the Gang, etc. Quand je suis rentré à Kinshasa, j’ai commencé à me passionner pour les musiques de nos ethnies, à me documenter là-dessus, et c’est comme ça que tout est parti. Pendant des années, ma démarche, ma musique n’a intéressé que les étrangers, les « expatriés ».
Mais j’avais l’espoir, j’étais sûr de moi, de l’importance de ce mélange entre musiques modernes et traditionnelles.
Je n’ai jamais voulu devenir musicien, c’est la musique qui a voulu que je sois là.
Tu étais quand même d’une famille de griots…
Mais quand tu es fils de diplomate, tu rêves de devenir diplomate, pas musicien !
La musique, c’est une autre forme de diplomatie.
Exactement. Ma mission, c’est d’inventer une nouvelle musique congolaise. J’ai une immense admiration pour Papa Ray Lema, je lui dis : « toi, le Vieux, tu as 200 ans d’avance, je te suis avec 200 ans de recul, et je fonce ! »
Mais Ray a une grande formation « classique », il connaît Bach aussi bien que les musiques congolaises…
C’est pourquoi je dis qu’il a 200 ans d’avance par rapport aux Congolais. Moi je ne sais même pas lire la musique. Je me suis retrouvé musicien comme ça, grâce à mes oreilles. Je ne sais pas jouer de la guitare, mais j’observe et je dis au guitariste : « non, joue plutôt comme ci ou comme ça ! »
À Kinshasa, vous jouez où, avec Okwess International ?
Dans les ambassades, au Centre culturel français, mais quand j’ai les moyens, j’organise des concerts dans mon quartier. C’est toujours compliqué.
On a vu ça dans le film, La Danse de Jupiter, c’est l’histoire d’une musique électrique qui s’invente dans une ville où le courant peut être coupé à tout moment…
Kinshasa commence à changer. Même si la démocratie est encore timide, je suis confiant, le Congo va avoir sa place. Nous aurons été une génération sacrifiée, j’ai passé la plupart de ma vie dans la misère, comme la plupart des musiciens, considéré comme un fou, comme un voyou, mais me voilà. Kinshasa la belle devenue la poubelle, c’est en train de changer, les Congolais deviennent conscients, et nous y sommes pour quelque chose : car chez nous la musique peut encore faire bouger la tête des gens.
Quelles sont tes relations avec les autres musiciens de Kinshasa ?
Quand je suis rentré au Congo, j’étais très déçu par la musique congolaise, la rumba j’aime bien ça, mais ça va. J’ai une autre idée de l’avenir musical de mon pays. Nous avons un trésor extraordinaire de mélodies, de rythmes, la plupart des musiciens congolais n’en sont pas conscients…
Ils n’ont qu’une idée, le seul rêve qu’ils ont réalisé, c’est d’émigrer en Europe pour jouer de la rumba. Je les rencontre, je les respecte, je ne sais comment ils vivent, ça ne me regarde pas, moi je m’occupe de mes oignons.
Je connais bien la misère. Si je fais de la musique ce n’est pas pour devenir riche, j’aurais pu faire autre chose. Je ne suis pas matérialiste, je suis matériel, j’ai une mission, c’est de changer les données musicales au Congo. Rester dans le ghetto, avoir rien, peu importe, ok, mais laisser une ouverture pour les générations futures, ça reste, ça reste.
C’est ça ma mission.
À Kinshasa, vous êtes combien dans le groupe Okwess ?
Quatorze. Nous sommes venus à sept à cause de problèmes de budget. Les producteurs m’ont fait comprendre que je devrai d’abord installer ma notoriété pour ensuite frapper fort.
Ce sont les cuivres qui manquent.
C’est vrai, les cuivres sont restés là-bas. C’est dommage.
À part ça, j’ai plusieurs autres groupes que je contrôle à distance, j’ai une vraie galaxie autour de moi. Les gens qui ont vu le film La Danse de Jupiter seront très surpris, car on évolue beaucoup.
Dans le film, vous jouiez sur des instruments artisanaux, pas très bien accordés, ça faisait partie du charme de votre musique, maintenant c’est plus « clean ».
Oui, mais il y a toujours un début, un développement et une conclusion. La conclusion, c’est demain.

Prochains concerts
Le 2 août 2012, [Festival Tempo Rives] – Angers (France)
Le 3 août 2012, [Festival du Bout du monde] – Crozon (France)

///Article N° : 10917

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Les images de l'article
Jupiter et Okwess International © DR





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