La marche européenne des sans-papiers transcende les frontières

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Arrivée à Strasbourg le 2 juillet 2012, la Marche européenne des sans-papiers et des migrant(e)s a rassemblé 128 marcheurs issus des collectifs nationaux des sept pays traversés. Ce périple d’un mois, reliant le siège de la Commission européenne (Bruxelles) à celui du Parlement européen (Strasbourg) aura fait tomber quelques frontières. Retour sur cet événement unique qui cherche à redéfinir les lignes d’une Europe des droits et de la solidarité.

Strasbourg, 3 juillet 2012, au pied du Parlement européen, dans un gymnase mis à disposition par la ville, la Coalition internationale des sans-papiers et migrant(e)s (CISPM) qui porte la première Marche européenne des sans-papiers et des migrant(e)s prépare son ultime conférence de presse. Marcheurs et marcheuses, sans-papiers ou militants sont arrivés la veille après un parcours de plus 1 900 kilomètres et sept frontières traversées (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, France, Suisse, Allemagne, Italie). La nuit a été courte, déjà sonne l’heure des premiers bilans. Autour de la table sont réunis les délégués des collectifs et des coordinations de sans-papiers de Belgique, de France, d’Allemagne et d’Italie mais aussi des représentants d’associations d’aide aux migrants dont Droits ici et là-bas, D’ailleurs nous sommes d’ici, la Cimade, le MRAP ou encore le NPA et Attac qui soutiennent l’initiative. Peu de journalistes ont fait le déplacement.
Régularisé en 2005, Anzoumane Sissoko, la quarantaine, d’origine malienne, est la figure incontournable du mouvement des sans-papiers à Paris. Pour beaucoup il est un modèle fédérateur. Porte-parole de la CISPM, il revient sur l’historique du projet « C’est à l’issue de la Marche Paris-Nice des sans-papiers de mai 2010 qu’est née l’idée d’une action européenne. À l’époque nous n’avions pas été reçus par les chefs d’État africains rassemblés par Sarkozy à ce sommet de la « Françafrique » (1). Nous avions pourtant parcouru 1 000 kilomètres à pied pour exposer notre point de vue sur les accords iniques qui règlent la politique dit de « Co-développement » et des « flux migratoires » entre la France et nos pays d’origine. » Pour Sissoko, il était grand temps de dépasser le cadre national « contourner l’arbitraire français et sa politique meurtrière du chiffre ». D’autant plus, que depuis la réunion du Conseil européen de Tampere de 1999, l’Union Européenne s’est dotée d’une politique commune en matière d’asile et de migration. « Nous avons appelé les collectifs des différents pays d’Europe, avec l’objectif de présenter aux instances européennes nos revendications : la liberté de circulation et d’installation pour tous ainsi que la régularisation globale des sans-papiers » poursuit d’une traite Sissoko. « Après 50 ans de politique d’immigration, le constat qui s’impose est un constat d’échec. L’Europe-forteresse, dépenserait désormais 50 milliards d’euros à expulser, un énorme gâchis en période de crise ! ». A contrario, la régularisation des travailleurs sans-papiers rapporterait davantage aux économies nationales que le maintien dans l’irrégularité et la précarité. En 2009, la régularisation des sans-papiers du « Grand Londres », aurait pu rapporter 4,6 milliards d’euros à l’économie du Royaume-Uni (2). Pourtant chiffres à l’appui le message semble toujours difficile à faire entendre.

Un combat européen
Si l’initiative de la Marche vient d’une coalition française, c’est qu’en comparaison des pays voisins, le mouvement des sans-papiers, porté notamment par la CSP75, est assurément en pointe. Il débute avec l’occupation médiatisée de l’église Saint-Bernard de l’été 1996 qui marque la sortie de l’ombre des sans-papiers. Les grèves qui se succèdent, particulièrement depuis 2008, font partie des plus longues luttes sociales de l’histoire française. Dans les autres pays européens, la mobilisation s’exprime de façon plus ponctuelle, par des occupations d’églises en Belgique, de marches historiques comme celle de Rome le 7 octobre 1989 à la mémoire de Jerry Essan Masslo, réfugié Sud-Africain assassiné.
Autour de la table de la conférence de presse, les délégués de la CISPM sont unanimes : pour eux la Marche est une réussite. « Elle a montré notre détermination, nous avons bravé les conditions climatiques et le risque que cela comporte de traverser autant de frontières sans titre de séjour » entonne Anas Salih, porte-parole du collectif SPBelgique. « Les politiques veulent faire croire que le contrôle de l’immigration est réglé : par l’agence Frontex (3), par les fichiers Eurodac (4)… nous avons démontré que les frontières n’existent pas. Les traverser c’est aussi mettre en lumière ce qui se passe aux portes de l’UE. Avec de tels dispositifs, l’Europe se rend coupable de massacres, la Méditerranée se transforme en cimetière, les droits fondamentaux sont bafoués ». Alain Charlemoine de l’International legal team réseau né en Allemagne prend à son tour la parole « Cette marche pacifique a ouvert les yeux, sur qui nous sommes, d’où nous venons, elle a contribué à changer l’image que l’on nous donne habituellement. À faire tomber les frontières mentales. Les jeunes étaient sensibles à nos actions, 80 % des accueillants de la Marche avaient entre 20 et 30 ans. C’est un phénomène nouveau qui dans les années à venir peut changer la donne« .
Faire tomber les frontières mentales
1 900 kilomètres et autant d’instants à partager. Les souvenirs fusent, untel évoque cette mère de famille qui a offert à un marcheur l’imprimé de la Constitution italienne en guise de soutien, un autre l’émotion lorsqu’à Verdun au milieu de tous ces « morts pour la France » un nom de famille Sénégalais reste gravé. Mais tous se souviennent surtout des larmes versées à la frontière Allemande devant « ce vieux tracteur modèle 70 conduit par un gars torse nu dissimulant derrière lui plus de 400 personnes venues soutenir la Marche. C’était la joie, tout le monde s’embrassait, les douaniers nous regardaient passer. Tout s’était inversé nous n’étions plus traqués, mais escortés ! » raconte avec sa verve d’orateur Chateigne, représentants de la CISPM. Chaque étape a été soigneusement choisie et porte un message symbolique ; la ville de Schengen pour dire combien l’Europe issue des accords de Schengen a trahi sa mission émancipatrice, Verdun pour rendre hommage aux anciens combattants africains qui périrent dans les tranchés d’Europe. Strasbourg pour interpeller les instances européennes…
Le mois écoulé sur les routes d’Europe, aura également permis aux marcheurs de donner du poids aux mouvements nationaux des pays traversés, par exemple, en manifestant devant plusieurs centres de rétention dont celui de Frambois en Suisse, pour dénoncer la détention administrative et les renvois forcés qu’y subissent des centaines de migrants. Les slogans Stop renvois, fermons Frambois ou encore Mur par mur, pierre par pierre détruisons les centres de rétention ont rythmé la dernière étape avant Strasbourg. « On demande une harmonisation par le bas, reprend Sissoko, C’est-à-dire une harmonisation des politiques nationales des pays membres qui soient alignées aux législations les plus favorables. Nous devons convaincre les parlementaires que la question de l’immigration aujourd’hui ne peut être traitée que par une politique commune« . La liberté de circulation et d’installation, ainsi que la régularisation globale pour tous sont les deux principales revendications de la CISPM. » Ce sont des points qui nous lient. D’autres pays vont nous rejoindre, nous sommes en contact avec des collectifs d’Espagne, du Portugal, de Roumanie et nous voulons élargir la coalition au niveau mondial car nos pays d’origine portent aussi une part de responsabilité ».
Des places publiques aux hémicycles
13 h 30, au gymnase, QG éphémère de la CISPM le temps presse, les porte-parole sont attendus, le programme est chargé, l’ensemble des instances européennes vont les recevoir, les derniers rendez-vous se fixent le jour même. Les tours de table débutent au Conseil de l’Europe où le directeur des droits de l’homme, Christos Jacomopoulos reçoit la délégation. Au même moment, les marcheurs après avoir englouti le désormais traditionnel « thon-mayo », se dirigent au centre-ville. Malgré la fatigue, la place Kléber s’anime aux sons de tambours et des slogans « Hier, hier, colonisés, aujourd’hui régularisés » ou la variante « Demain qu’est-ce qu’on veut ? Des papiers. Pour qui ? Pour tous. ». Si le refrain reste le même depuis des années, porter ces messages au niveau européen en représentant 25 nationalités et en vivant dans plusieurs pays de l’UE donne de la voix aux marcheurs. Les passants s’arrêtent, se renseignent, le mot circule dans Strasbourg. Les t-shirts de la Marche aux inscriptions en lettres capitales « LIBERTE de circulation et d’installation POUR TOUS » se vendent et se dispersent pour égrainer le message en ville. Contrairement aux grands médias qui ont peu couvert l’événement, l’accueil de la population fonctionne plutôt bien, la fraternité est à l’œuvre. Les marcheurs en sont convaincus. « S’il n’y avait pas l’adhésion des Européens la marche n’aurait pas réussi. L’Europe reste dans ces qualités intrinsèques basée sur la solidarité et l’entraide. C’est le système politique qui contourne les valeurs de solidarité. Les sans-papiers, les précaires sont devenus de la chair à canon, le système a besoin de nos bras corvéables, qui ne parlent pas, qui ne posent pas de question, à la merci du système. » dénonce Chateigne.
Après le Conseil de l’Europe, les porte-paroles de la CISPM défilent dans les hémicycles des groupes parlementaires. Sylvie Guillaume et Lopez Aguilar pour la délégation du groupe du Parti socialiste européen, Hélène Flautre de la délégation du groupe Verts/Alliance libre européenne accompagnée de la députée socialiste Catherine Trautmann reçoivent les marcheurs. Pour la CISPM l’enjeu est de taille entre comprendre comment s’appuyer sur les institutions européennes et connaître les dossiers qui sont actuellement sur la table.
Retour à la case départ ?
« Taper à la porte du Parlement européen est une excellente initiative » c’est par ces mots que l’eurodéputée Hélène Flautre accueille la délégation. Elle est depuis longtemps acquise à la cause. Dernièrement elle a même produit trois vidéos d’animation (5) pour lutter contre les idées reçues. « Cette première Marche européenne est très pertinente, poursuit-elle, elle permet d’adresser vos demandes à des instances qui se revendiquent d’un espace de droits fondamentaux et non discriminatoires ». Les porte-paroles énumèrent leurs attentes, Hélène Flautre répond, « On ne peut pas nier que l’on voit davantage d’avancées dans ce que l’on appelle les directives sécuritaires de contrôle aux frontières de l’UE que d’avancées en terme de droits positifs reconnus à l’échelle de toute l’Union. Néanmoins l’Europe est aussi capable par des décisions de la Cour d’Européenne des droits de l’Homme de protéger les migrants comme dernièrement la condamnation de l’Italie pour avoir refoulé des migrants vers les côtes Libyennes ou encore contre l’enfermement de mineurs dans les centres de rétention. »
Spécialiste, l’eurodéputée dévoile un argumentaire chiffré, détaillé, illustré. Elle poursuit « L’UE est compétente pour définir des politiques globales, mais les Etats-membres restent maître des flux migratoires sur leur territoire ». Retour à la case des luttes nationales ? « Cela n’empêche de faire des propositions pour une politique de régularisation européenne, enchaîne-t-elle, il y a entre 2 et 4 millions de migrants en situation irrégulière sur le territoire européen, que votre Coalition représente, ces personnes travaillent presque toutes légalement, payent des impôts, ont des enfants… voilà les points d’appui. François Hollande a promis une politique de régularisation sur critères clairs. La nouvelle donne politique en France a changé, les énoncés sont insuffisants mais cela profile une politique publique en continue ».
Les porte-paroles sont plutôt satisfaits, même si entre échelon national et européen, la balle continue d’être renvoyée, même si le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls a annoncé en juin dernier qu’il n’y aura pas plus de régularisations de sans-papiers que sous Nicolas Sarkozy, c’est-à-dire 30 000 par an… Reste que les propositions ont été transmises, que certains eurodéputés ont proposé de poursuivre la discussion. En sortant Anzoumane Sissoko interpelle les députées « Nous comptons aller jusqu’au bout, avec ou sans vous une révolution pacifique est en marche ». Illustration à l’appui devant le Parlement, les représentants sont accueillis, par les marcheurs restés manifester.
Un mouvement en marche pour une Europe solidaire
L’ensemble de la Coalition s’accorde : « La Marche n’est pas notre point final. L’objectif est de rallier aussi bien les migrants, les demandeurs d’asile, que la classe ouvrière, les étudiants, les précaires. Nous parlons des migrants au sens large, pour « le travail migrant », c’est-à-dire le travail sans défense, sans droits syndicaux. L’Europe a besoin des migrations, la liberté de circulation et d’installation n’est pas une utopie, elle n’est pas réservée à quelques-uns, nous l’avons prouvé, nous avons traversé sept frontières. Désormais, nous attendons une politique audacieuse et solidaire pour tous ! ».
La lutte continue, peut-on lire sur le blog de la Marche européenne des sans-papiers et des migrant(e)s. Rendez-vous le 24 août, à Paris, pour, l’assemblée générale de la CISPM.

1. Le 25e sommet Afrique-France s’était tenu le 31 mai et 1 juin 2010 à Nice.
2. Etude publiée par la London School of Economics and Political Science.
3. Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne.
4. Eurodac est un système d’information à grande échelle contenant les empreintes digitales des demandeurs d’asile et migrants se trouvant sur le territoire de l’UE.
5. [trois films d’animation] contre les idées reçues.
///Article N° : 10885

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