Le rôle de l’écrivain dans nos sociétés

Table ronde retranscrite par Raphaël Thierry

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Le vendredi 4 mai 2012, l’Observatoire de la Diversité Culturelle (ODC) (1) et le webzine TerangaWeb (2) « L’Afrique des Idées » organisaient une table ronde modérée par Lareus Gangoueus, avec Jean-Luc Raharimanana, Yahia Belaskri et Bernard Magnier sur le thème « Quel est le rôle de l’écrivain dans nos sociétés ? » Cette rencontre se déroulait à l’Auditorium du Centre culturel Jean Cocteau, aux Lilas. Une table ronde très importante sur le plan symbolique, puisqu’elle se déroulait dans la période de l’élection présidentielle française ; une élection qui s’est déroulée – comme on le sait – sur fond de polémique liée à l’identité nationale, le vote des étrangers, la laïcité…

Introduction
Thibaud Willette (directeur de l’ODC) : L’Observatoire de la Diversité Culturelle est ancré en Seine-Saint-Denis depuis plusieurs années. Ce département est pour nous une place importante de métissage, de rencontres et une terre d’immigration. L’observatoire a pour vocation de réfléchir et d’agir autour de la diversité culturelle. Nous avons l’habitude d’y organiser des rencontres dans le but de faire découvrir des régions, des pays et pour montrer la diversité des cultures, qui permet des enrichissements et des ouvertures individuelles. Cet enrichissement est constitutif de toute civilisation, la civilisation étant, par nature, ouverte au dépassement des frontières. Toute civilisation se construit réellement dans l’ouverture, dans les rencontres et dans le respect des minorités.
Ce soir, nous mettons à l’honneur des écrivains francophones. Ce qui démontre bien en quoi la culture francophone est lumineuse, humaniste et, finalement, républicaine quand elle dépasse les frontières. La variété, la diversité des écrivains et des voyages, des trajectoires, des origines et des découvertes, permettent l’enrichissement de la culture francophone. C’est cette expression-là que nous souhaitons vous livrer ce soir en tant qu’Observatoire de la Diversité Culturelle.
Emmanuel Leroueil (directeur de publication à TerangaWeb) :
Je remercie l’Observatoire de la Diversité Culturelle, avec qui nous organisons cette rencontre aujourd’hui. Pour présenter rapidement l’association TerangaWeb, c’est un groupe de réflexion qui a été fondé il y a à peu près deux ans, et qui réunit des étudiants et des professionnels de différents pays africains.
Le but que nous nous sommes fixé est de réfléchir pour comprendre un peu les enjeux qui se posent aujourd’hui à l’Afrique, à travers différents prismes, que ce soit de manière politique, économique ou culturelle. C’est donc un enjeu important pour nous de se demander quelle est l’Afrique d’aujourd’hui, quels sont les défis qui se posent à elle et, surtout, comment elle peut les relever en mobilisant ses propres ressources.
Nous avons ce soir l’honneur d’accueillir trois invités de marque. Nous aurons l’occasion de les écouter nous expliquer dans quel contexte ils s’impliquent en tant qu’écrivains et éditeur. Ce sont trois personnes qui comptent et nous souhaitions profiter avec vous de leurs réflexions sur « le rôle de l’écrivain dans nos sociétés aujourd’hui ».
Lareus Gangoueus (responsable de la rubrique culture de TerangaWeb) : Bonsoir à tous et merci à l’Observatoire de la Diversité Culturelle de nous accompagner dans cette rencontre. Nous recevons aujourd’hui deux auteurs aux multiples casquettes, et un éditeur. Avant d’aborder le thème de la soirée, je vais tout de suite commencer la présentation des trois intervenants. Nous aurons un échange sur la question « quelle place et quel rôle de l’écrivain dans nos sociétés » ? Ensuite, nous allons rentrer dans le cœur du sujet avec les regards croisés des auteurs et la vision – avec plus de recul – de Bernard Magnier, en tant qu’éditeur et responsable de la collection « Lettres africaine » chez Actes Sud.

Quelques mots de présentation : Bernard Magnier a été journaliste à Radio France Internationale. Il est responsable de la collection « Lettres africaine » depuis son lancement et depuis pratiquement vingt ans. Il a édité de nombreux auteurs francophones, tout en permettant aussi la traduction de nombreux écrivains anglophones. Dans le catalogue des « Lettres africaines » on trouve notamment Jamal Mahjoub, André Brink, Emmanuel Dongala, Wilfried N’Sondé, Véronique Tadjo, Nimrod…
Jean-Luc Raharimanana est un auteur malgache dont la bibliographie commence à être très conséquente. Il a été amené à quitter Madagascar à l’âge de 22 ans. Depuis, il a publié plusieurs romans : en 2001, Nour, 1947 (aux éditions du Serpent à Plumes) ; Za aux éditions Philippe Rey, en 2008. Il a aussi publié des récits comme L’arbre anthropophage aux éditions Joëlle Losfeld (2004), et Tsiaron’ny nofo, tononkalo aux éditions K’A (2008), un recueil de poèmes en malgache dont nous aurons peut-être l’occasion de discuter à nouveau ce soir. Je n’oublierai pas non plus ce magnifique objet littéraire que constitue Les cauchemars du gecko (2011), ainsi que des ouvrages comme Portraits d’insurgés, Madagascar 1947 (2011), tout ceci édité aux éditions Vents d’ailleurs. Jean-Luc Raharimanana est aussi l’auteur de nombreuses pièces de théâtre, parmi lesquelles Le prophète et le président (éditions Ndzé, 2008).
Yahia Belaskri est un auteur algérien. Il a publié 6 œuvres dont 3 romans. Le dernier roman est paru il y a seulement un mois : Une longue nuit d’absence, aux éditions Vents d’ailleurs ; c’est un texte sur la guerre d’Algérie. Vous avez aussi édité le roman Si tu cherches la pluie elle vient d’en haut qui a obtenu le « Prix Ouest-France Étonnant voyageurs ». Je n’oublie pas non plus d’autres textes comme Algéries 50, toujours aux éditions Vents d’ailleurs.
Je tiens à souligner que nous sommes ce soir en face d’auteurs qui ont écrit des textes forts, des textes très engagés, et engageant. Mais nous sommes aussi en face de passionnés de la langue française.

Je vais donc aborder notre sujet en demandant à nos invités ce que représente, pour eux, ce fameux « nos sociétés » dans le travail de l’écrivain. Durant les nombreux débats que nous avons eus pour la préparation de cette rencontre, nous nous sommes notamment demandés si nous devions parler d’un « espace francophone », d’un « espace africain »… Nous avons finalement préféré laisser une ouverture pour que les deux écrivains puissent, eux-mêmes, définir le public auquel ils s’adressent : est-ce vous-même ? ou bien est-ce que votre terre d’origine ?
Yahia Belaskri :
Bonsoir et merci. Il me semble qu’un écrivain, lorsqu’il est face à sa feuille ou devant son ordinateur, n’écrit pas pour un acteur précis, il écrit pour lui-même. C’est un exercice personnel, solitaire, difficile, complexe. C’est du moins cela au départ. Maintenant, quand le livre devient objet, qu’il se retrouve en librairie, que les lectrices et les lecteurs s’en emparent, cela devient tout autre chose. À ce moment-là il n’appartient plus à l’écrivain, il appartient au lecteur. Pour ma part, au fur et à mesure du temps, mes textes, mes lecteurs, mes lectrices sont là, en France. « Nos sociétés », c’est la société française. Mes textes sont sortis en Algérie – à chaque fois un an plus tard – mais j’y ai très peu de lecteurs. Premièrement, parce que je n’écris pas en arabe : ce sont des textes dont les droits ont été achetés ici, ils sortent en français pour un public francophone et algérien francophone. Ce public est très restreint. Il faut savoir qu’en Algérie, quand on parle de « best-seller », cela représente quelque cinq mille exemplaires. Il faut garder une idée de ces proportions… Je n’ai pas de public, je n’ai pas de lecteurs là-bas, ou si peu. Donc, c’est ici que je vais à la rencontre des lectrices et des lecteurs. Je n’ai pas d’autres préoccupations quand je travaille… que d’écrire ! Il s’agit pour moi de donner un imaginaire à découvrir à mes lectrices et mes lecteurs. Et le public algérien ne me connaît pas, sauf quelques personnes bien sûr : des critiques, des journalistes, des copains, des amis, la famille… Vous en avez vite fait le tour ! Je ne vends rien en Algérie ; et même si l’éditeur sort deux mille exemplaires, il est vrai que le ministère de la culture en achètera la moitié pour les distribuer dans les bibliothèques de toutes les villes d’Algérie. C’est intéressant et assez sympathique, mais cela ne va pas très loin. Mais quand je sors un ouvrage ici, en France, je rencontre des lectrices et des lecteurs dans les librairies, dans les villes et dans les médiathèques…
Il était tout de même question que vous vous rendiez à Oran pour présenter votre dernier ouvrage [ndlr : Une si longue nuit d’absence, éditions Vents d’ailleurs, 2012], qui est une déclaration d’amour à la ville. Vous avez eu la démarche de vous rendre en Algérie pour promouvoir votre travail !
Y. B. : Oui, mais c’est pour le plaisir ! Le livre était à peine sorti en France en mars il y a un peu plus d’un mois que l’Institut Français d’Oran – ma ville natale – m’avait programmé. Il s’agissait en fait d’une programmation plus ancienne de mon précédent ouvrage. Ce livre est sorti et ils l’ont annoncé. J’ai donc eu le plaisir, très singulier et très personnel, de le présenter dans ma ville natale, devant un public très restreint. C’est dans cette ville que je suis né. Que je me suis abreuvé. Et j’étais heureux, et bien plus encore ! Mais je suis revenu… Le livre n’est pas là-bas. Il faut être honnête.
Jean-Luc Raharimanana, quelle a été la réception de vos œuvres en France et à Madagascar ? L’accueil du public oriente-t-il votre manière d’écrire ?
Jean-Luc Raharimanana : Bonsoir à tout le monde. L’écrivain peut dire « bonsoir » mais pas le livre. Pour répondre à cette question, j’essaierai de faire la distinction entre l’écrivain, celui qui écrit le livre, et l’œuvre. Ce n’est pas du tout le même rôle, et ce n’est pas du tout la même portée. Je dirais que mon ambition d’écrivain est d’être dépassé par mes livres. C’est aussi d’être effacé derrière mes livres. À ce moment-là, lorsque le livre devient plus important que l’écrivain, je suis très content. Et c’est donc là mon rôle, de faire en sorte que l’œuvre que j’écris dépasse parfaitement mon objectif et que les lecteurs me renvoient ce que représente le livre pour eux, quelle autre histoire ce livre peut leur raconter. Je pense qu’à un moment donné, l’œuvre de l’écrivain a pour fonction de sublimer les choses, de sublimer le sens, de sublimer à la fois le lecteur à travers le livre et à travers les mots ; ces lecteurs, qui vont peut-être reconnaître quelque chose qu’ils n’avaient pas soupçonné. Il y a au départ du livre des portions, ou même la totalité du livre, qui vont faire écho à d’autres références, faire échos à d’autres mémoires, à d’autres imaginaires… Parce que c’est cela la force de la langue, c’est toute la force de la littérature : les mots disent toujours plus qu’on ne le croit. Et c’est là l’effort que je fais, de faire en sorte que le livre me dépasse, moi-même. À ce moment donné le livre devient une sorte de puits, où chacun va puiser quelque chose, où chacun va peut-être aussi partager quelque chose.
Sinon, et pour parler de choses plus concrètes, Bernard Magnier était à Madagascar il y a quinze jours et il peut en juger : à Madagascar, on ne me connaît pas plus que ça. Mes livres ne sont pas présents ! Mais en même temps, si moi, en tant qu’auteur, je viens à Madagascar, cela va toujours provoquer quelque chose. Même pour ceux qui ne m’ont pas lu ! Parce qu’il y a ce statut de l’écrivain qui est important, qui est symbolique, qui représente plus que ce que l’auteur veut bien croire. Et c’est là que l’auteur va, à un moment donné, se positionner, parce que l’on va mettre sur l’auteur beaucoup, beaucoup de choses. Lorsqu’on se trouve dans cette situation à Madagascar, où le pays est pauvre, où le pays a besoin de parler, et où le pays a besoin d’écrire et donc, lorsque les lecteurs ou les gens tout simplement, se retrouvent face à un écrivain, ils vous demandent de « tout dire ». De dire « toute » la réalité du pays : « Pourquoi vous n’écrivez pas sur les forêts qui brûlent ? » ; « Pourquoi vous n’écrivez pas sur telle ou telle situation politique, sociale ? » ; « Pourquoi vous n’écrivez pas sur telle ou telle histoire ? » ; « Pourquoi vous écrivez comme ça et pas comme ceci et cela ? » Mais un écrivain ne peut pas faire tout ça !
Bernard Magnier, vous qui rencontrez beaucoup d’auteurs en tant qu’éditeur, cette question du « nos sociétés », cette question du territoire auquel on s’adresse, apparaissent-elles dans vos échanges avec vos auteurs ?
Bernard Magnier : Bonsoir. J’ai tout entendu là-dessus. J’ai entendu des écrivains qui vous disent « J’écris pour moi. Je suis le premier lecteur et c’est celui-là qui compte » ; les écrivains qui vont dire « j’écris pour les autres » ; « Pour le lecteur qui voudra bien me lire » ; « J’écris pour la société » ; « J’écris pour faire bouger les choses ». On entend toutes les réponses quand on pose certaines questions ! Le statut de l’écrivain dans « les sociétés de lecture » (dans les pays africains par exemple), est un statut complexe. Il est ambigu. Il est différent. Il y a des choses très sympathiques : on a tous entendu des anecdotes comme cet écrivain auquel le chauffeur de taxi ne fait pas payer la note parce qu’il sait qu’il est écrivain ; le douanier qui demande qu’on lui signe un roman pour son fils parce qu’il a reconnu un écrivain qui est étudié dans telle ou telle classe. Ça, c’est le côté sympathique. Et puis, il y a l’autre coté, moins sympathique : c’est tous ces écrivains qui ont eu à subir les régimes politiques, qui sont passés par la prison, par l’exil, et ceux qui sont morts… Quand on travaille sur ces littératures et que l’on fait un travail biographique sur ces écrivains, on s’aperçoit qu’il y a une proportion considérable qui ne vit pas dans le pays où ils sont nés. Mais je pense que ce n’est pas uniquement par souci de tourisme ou d’intérêt d’un exotisme européen ! C’est contraint par des situations économiques, familiales, mais aussi par des contraintes sociales et politiques. Il y a aussi l’exil. Et quand je dis « en exil » ce n’est pas uniquement un exil de l’Afrique vers l’Europe. Il y a aussi un exil interne au continent africain. On a toujours cette notion du Sud vers le Nord. Mais quand on regarde les biographies d’écrivains, on s’aperçoit que beaucoup d’entre eux ont vécu dans d’autres pays que le leur, à l’intérieur même du continent africain. Prenez le grand écrivain Ahmadou Kourouma : il a vécu fort longtemps au Togo alors qu’il était ivoirien. Curieux d’ailleurs, quelqu’un qui, d’une certaine façon, fuit un régime pour aller dans un autre qui, vu de l’extérieur, n’est pas forcément mieux !
Donc, les attentes du public que l’on évoque aujourd’hui, elles sont assez diverses, et c’est vrai que les écrivains sont sollicités par des attentes. Que ce soient des attentes du côté européen ou des attentes du côté africain. Le côté africain, c’est effectivement « Et pourquoi tu ne parles pas des drames qui sont autour de nous ? » ; « Pourquoi tu ne parles pas de ceci ou de cela ? » ; « Tu es le porte-parole » ; « Tu es « la bouche des bouches qui n’ont pas de bouche », comme disait Césaire » ; « C’est à toi de parler ».
En Europe, il y a d’autres attentes aussi, c’est « Il faut nous parler de l’Afrique », cette Afrique que l’on ne connaît pas, mais dont on a un certain nombre d’images. Et les auteurs qui vont situer leur plume ailleurs que sur le continent africain vont parfois avoir du mal à trouver leur place et à convaincre le public. Je pense à quelqu’un comme Sami Tchak, qui est togolais, et dont trois ou quatre livres se situent sur le continent latino-américain. Il a de temps en temps du mal avec le public, car le public est venu pour entendre un auteur « Africain » avec tous les guillemets qu’il faut et avec un grand « A »… et voilà que tout d’un coup vous êtes en face de quelqu’un qui vous parle de Filles de Mexico, qui vous parle de Paradis des chiots qui se passe dans un espace latino-américain pas tout à fait défini. Dans tous les cas, il ne nous parle pas de la dictature du Togo, il ne parle pas des maux de la société togolaise ; et on le lui reproche ici, comme on le lui reproche, éventuellement, là-bas.
C’est toute l’ambiguïté. Nous avons tous des attentes vis-à-vis des écrivains. Beaucoup d’écrivains ont satisfait ces attentes, je crois, dans une première génération et parce qu’il y avait cette volonté de dénonciation, de militantisme. Et puis, de plus en plus les écrivains disent « Je ». Les écrivains ne disent plus « Nous ». Ils ont revendiqué ce « Je » pour affirmer une présence, et dire « J’ai aussi le droit de vous raconter une histoire d’amour qui se passe bien, ou mal, et qui n’engage pas forcément mon peuple, ma race, mon pays etc. ».
Alphonse Mbuyamba Kankolongo publiait un article dans le quotidien Le Potentiel de Kinshasa. Sur le rôle de l’écrivain, il écrit ceci : « Ce rôle existe et peut se résumer en quatre points : en premier lieu les écrivains tiennent lieu de « mémoire collective », ils constituent cette « bibliothèque de la culture » ; deuxièmement, l’écrivain assure une fonction de « vigile » pour éviter les écarts et les abus, il observe la société et imagine dans quel sens il faut améliorer telle et telle chose ; troisièmement, l’écrivain est « le miroir de la société », c’est par lui que celle-ci se regarde ; quatrièmement : c’est un « voyeur d’avenir », il perçoit toujours le sens dans lequel la société va évoluer. Yahia Belaskri, comprenez-vous une telle définition ?
Y. B. : Qu’est-ce qu’on demande à un écrivain ? Je reprends cette phrase de Julien Gracq : « cette sensation insolite, (…) de vent autour des tempes ». La lecture, c’est quelque chose qui nous donne le tournis, qui nous fait du bien. Lorsque l’on prend un texte comme Gabriel Garcia Marquez et que l’on voyage comme cela avec la famille Buendia, c’est extraordinaire ! c’est fabuleux ! Quand on lit un poème de Pablo Neruda et que l’on s’ouvre à son univers, quand on lit un poème de Kateb Yacine, « bonjour la vie, vous mes espérances, me voici revenu au fossé où naquit la misère ». C’est ça pour moi, la littérature ! Cette quête du « beau ». La quête du beau, pour moi, c’est cette possibilité d’arrêter l’horreur. L’horreur fondamentale. C’est cela. S’il y a engagement, c’est à ce niveau-là. S’il y a littérature, c’est à ce niveau-là. Je veux dire par là que le fardeau, il faut le déposer. Moi, je ne porte comme fardeau que le mien ; et il est assez lourd, le mien. Mon fardeau est assez lourd, et déjà je m’empêtre là-dedans pour m’en sortir, et je n’y arrive pas. Donc je n’ai aucun fardeau à prendre.
Si l’on prend la littérature algérienne d’expression française, arabophone, amazir : elle est ancienne dans les trois langues. Il y a énormément d’écrivains algériens ! Il y a aussi énormément d’écrivains en dehors d’Algérie qui sont d’origine algérienne. Énormément ! Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’écrivains depuis le début des années 1920, 1930, 1940… Tout le monde a entendu parler de Kateb Yacine, de Assia Djebar, de Mohammed Dib, de Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri et puis tous les autres, des années 1970 et 1980 : Youcef Sebti, Rachid Mimouni… Aujourd’hui encore : Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Anouar Benmalek… et tous les autres que je ne cite pas. Il y a énormément d’écrivains algériens. Mais vous savez quel est le revers ? C’est qu’il n’y a pas de lecteurs. Il n’y a pas de public.
En quoi Kateb Yassine a influencé la vie en Algérie ? Aujourd’hui, vous pouvez vous rendre en Algérie, dans toutes les villes, mais personne ne connaît Kateb Yassine ! Alors que c’est un immense poète ! Un immense poète étudié dans les universités de par le monde ! Mais en Algérie, personne ne le connaît. Je vous ai parlé de Rachid Mimouni : qui connaît Rachid Mimouni ? Pourtant, il nous a laissé une œuvre magnifique, dans laquelle il interrogeait sa société. Mais qui le connaît ? Malheureusement, les jeunes ne connaissent pas ces écrivains. Sauf une petite élite à Alger, à Oran, à Constantine et puis ça s’arrête là. C’est fini. Vous rentrez à l’intérieur du pays, et personne ne connaît Rachid Mimouni. Personne n’a un livre de Rachid Mimouni, de Youcef Sebti ou de Tahar Djaout. Le drame, il est la !
En mon sens l’écrivain écrit, travaille, « donne une œuvre » et, comme disait Jean-Luc, cette œuvre ensuite, elle a sa vie, bien sûr… sauf dans les sociétés comme la société algérienne où il y a un traumatisme terrible, terrifiant et qui continue encore, dans ces sociétés où il y a une rupture totale. À ce moment-là, il n’y a pas de lecteurs. Il faut tout reconstruire. Peut-être qu’à l’avenir, ces œuvres-là trouveront leur place… Mais pour l’instant, pour l’écrivain que je suis, moi, Algérien vivant en France, ma seule interrogation, vraiment, dans mes livres, dans mon travail, c’est l’Être humain, l’Homme. Qu’est-ce qui advient de lui, cet individu, quel qu’il soit ? Qu’il soit algérien, chilien, français etc. : qu’est ce qu’il est dans son entièreté ?
Mais vos romans restent ancrés en Algérie. Pourquoi est-ce important, pour vous ? S’il y a des ponts qui se dressent entre l’Afrique du Nord et l’Europe, pourquoi choisir de situer vos personnages là-bas ?
Y. B. : Parce que j’ai tout transporté avec moi. Parce que mon dos est plein de cicatrices. Parce que je suis enfant de cette terre, et de ses blessures. Et, bien évidemment, je ne porte que ça ! Mais en même temps ce n’est pas faire acte militant, c’est faire, tout simplement, acte d’écrivain ! C’est faire, acte d’écrivain d’aller voir cet homme, cet individu brisé, empêché, empêtré, humilié : Comment réagit-il ? Comment peut-il survivre ? Comment peut-il être ? Voilà les interrogations, à mon niveau.
Et puis, je suis dans la société française, c’est la société dans laquelle je vis, je respire, j’invente, je recule, j’avance. Eh bien c’est cette société-là qui m’intéresse ! Bien entendu, ça m’intéresse d’être aussi publié en Algérie. Je suis publié en Algérie, même si j’aimerais être lu en Algérie… Tout autant que j’aimerais être publié en espagnol, en allemand, en anglais ! C’est un vrai bonheur d’être publié dans d’autres langues. J’aimerais être traduit en arabe, être lu en arabe. Quitte à m’interroger, à me rejeter. Ce n’est pas grave. J’aimerais être, un jour, traduit en amazir, pour les gens qui le lisent. Pour moi ce serait un vrai bonheur. Quel est l’auteur qui ne souhaiterait pas être lu dans toutes les langues ?
J.-L. R. : Moi, je n’intègre pas la question de l’espace où j’écris dans l’espace de mon écriture. C’est-à-dire que ce n’est pas important pour moi. Je suis en France depuis vingt ans, mais ça n’a pas d’importance ! Ça n’a pas d’importance que je sois ici, car j’ai toujours écrit. Je n’ai pas commencé à écrire il y a vingt ans, quand je suis arrivé en France. J’ai toujours écrit, quand j’étais enfant. J’ai toujours été avec la matière, le récit, l’écriture, les mots, la langue etc. Et à partir de ce moment-là, j’ai accumulé aussi des choses, j’ai eu aussi des ambitions de beauté comme disait Yahia tout à l’heure. On est en quête de beau tout le temps ! Je vois tout le temps du beau. Mes yeux sont habitués à voir, d’abord, du beau. Et après, évidemment, il y a les taches, il y a la laideur… mais je cherche d’abord le beau. C’est d’abord ça, la première chose. J’exerce mes yeux à toujours être dans la quête de quelque chose d’original. De quelque chose qui va toujours me surprendre, de quelque chose qui va toujours me ravir. Mais dans cet exercice des yeux, qui consiste à balayer l’espace comme cela, mes yeux passent aussi sur la laideur. Ce qui fait que la question, à ce moment-là, c’est de se dire « est-ce que je vais laisser la laideur ? Ne parler que de la beauté ? » C’est possible, c’est absolument possible. Et c’est là que la question éthique va se poser pour moi qui je viens de ce pays qui est Madagascar, ce pays, avec des paysages extraordinaires ! Je n’ai qu’à lever les yeux et je ne vois que de la beauté mais, dès que je baisse un peu les yeux – là – je vais voir des gens par terre, je vais voir aussi des mines qui ont creusé dans les collines pour porter les terres rares, pour fabriquer les petits portables que l’on va écouler, etc.
Donc, la question se pose à ce moment-là pour moi. Je me demande « est-ce que je vais juste rester dans ce ravissement qui me plaît (forcément) ou, alors, assumer aussi ce que mes yeux m’ont montré. Et c’est là que se pose aussi la question « engagement ou pas engagement ? » Mais ce n’est même pas cela la vraie question pour moi : il ne s’agit pas de dire « je vais m’engager pour telle ou telle cause »… Je vais plutôt me demander « Est-ce que je vais me trahir moi-même, est-ce que je vais être dans l’imposture de ce que mes yeux ont vu ? » C’est tout simple une question de respect envers soi-même. Ou alors, je ne fais pas ce travail de regarder le monde, de contempler le monde, mais je me dis simplement « Je fais complètement autre chose ». Parce que sinon, je n’aurais tout simplement pas supporté de parler de la question de la beauté. Et en même temps, je ne veux pas abandonner non plus cette quête de la beauté. Ce qui fait que, dans mes textes, je peux passer d’une ligne à l’autre, d’un monde où la beauté domine complètement et, dans la phrase d’après me retrouver dans une certaine violence, dans une certaine laideur et ainsi de suite.
Mais je n’écoute pas beaucoup, à vrai dire, les personnes qui disent que les écrivains « doivent être ceci ou cela ». Je ne les écoute absolument pas. Les quatre points que vous énonciez tout à l’heure, j’ai tout fait pour ne pas les entendre !
Je me rappelle avoir lu, quand j’avais une quinzaine d’années, un long poème de Malcolm de Chazal, très grand poète mauricien, français, créole… Dans ce poème, il y a un long passage qui dit « conseil à un jeune poète ». Il égrène certains conseils et, à la fin, dernier conseil : « oubliez tous ces conseils ! » Et j’ai retenu cela. Mais surtout, l’important, c’est ce travail que j’ai avec les mots. J’ai une matière et cette matière, c’est comme le sculpteur. Le sculpteur, soit il taille la pierre, soit il taille le bois : il a toutes sortes de matériaux. Il observe d’abord cette chose et, petit à petit, il fait surgir la forme. Et même s’il a une idée derrière la tête, il sait très bien que l’image qu’il a en tête ne sera jamais ce que la pierre va lui donner. Il va essayer de s’approcher au maximum et peut-être qu’il va en sortir autre chose. Personnellement, je suis aussi dans cette approche-là, j’ai une matière : les mots. Les mots, c’est du sens. C’est même plus que du sens… Mais il y a aussi quelque chose de complètement immatériel, de complètement incontrôlable et c’est ça que je travaille, pour donner quelque chose. Je ne sais pas bien, au départ, ce que ça peut donner, mais j’ai une idée derrière la tête. J’essaye et puis après, soit le mot résiste, soit il me donne autre chose. Je suis. Je suis « un suiveur de mots ». Je ne suis pas un « créateur de mots », parce que les mots existent déjà. Je suis un suiveur.
Et en même temps, quand il y a tout ce travail que j’ai fait autour de 1947 et la rébellion à Madagascar contre la colonisation française : au départ, quand j’ai écrit mon premier roman Nour 1947, j’ai mis 10 ans à le finir ; parce qu’il y avait toujours cette question, de tailler dans les mots, de sculpter dans les mots et, en même temps, de retrouver une certaine mémoire des mots. Et c’est arrivé à ce thème de 1947. Au départ, c’était juste un petit conte qui m’a toujours fasciné quand j’étais enfant. Il était question d’un personnage qui dit qu’il n’a été créé par personne. Ni par les dieux, ni par son père, ni par la société et surtout pas par sa mère. Et donc il fait tout : il va défier les dieux ; il va défier les rois ; il va défier son père et, au moment de défier sa mère, il s’aperçoit qu’il ne pourra jamais soutenir qu’il ne sort pas du ventre de sa mère ! Et c’est là, au fur et à mesure que j’ai commencé à développer ce mythe et que j’ai calqué ce mythe sur l’histoire de Madagascar… Il y a beaucoup de gens qui ont essayé de forger une identité malgache. Il y a eu des vagues successives d’immigration et puis la colonisation est arrivée, et puis 1947 est arrivé. Les colons ont appelé les indigènes des « enfants », il fallait « forger leur identité »… et donc je suis arrivé à 1947.
Il y a eu très peu de livres sur 1947 et lorsque le livre est sorti, évidemment, les Malgaches ont reconnu que « là, il y a eu un travail de mémoire ». Et c’est toujours la même chose. Ce que je disais tout à l’heure c’est que je contemple le monde, que j’écris le monde que je vois devant mes yeux ; après, c’est cette œuvre, que j’ai lancée, qui me reviens. Et qu’est-ce que j’en fais alors ? Là, j’ai décidé d’assumer, sur la question de 1947, ce qui a donné toute une série de travaux sur ce thème : la pièce de théâtre, un essai et maintenant une exposition intitulée « portraits d’insurgés » (3). Et ça va continuer. Et je sais que, quelque part, lorsque je viens voir les témoins de 1947, les gens qui sont encore vivants et lorsque ces derniers me disent « On te transmet la parole », je ne veux pas dire « Excusez-moi monsieur, je suis juste un écrivain tout court ! »
D’où la nécessité du retour. Pour laisser une place au lecteur dans notre discussion, il y a quelque chose sur lequel Yahia a insisté : c’est, quelque part, cette désertion du public, je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de désertion ou s’il le public a jamais existé. Moi qui suis bloggeur, je vois cependant que, quand j’écris un article sur Yahia Belaskri, il y a des connexions depuis l’Algérie. Mais la question du retour est importante et je voudrais alors interroger Bernard Magnier : je ne sais pas si le lectorat est quantifiable pour vous, comment ciblez-vous l’orientation d’un lecteur quand vous faites le choix d’une parution ? Est-ce que, finalement, la notion des publics est un paramètre important, sachant que vous êtes très sélectif dans votre collection (je crois qu’il y a environ une publication pour cent manuscrits) ? En tant qu’éditeur, cette question d’un public qui n’existe pas et des autres publics, pour lesquels on va faire découvrir des œuvres, influence-t-elle la manière dont vous choisissez des œuvres et votre manière de faire notre travail d’éditeur ?
B. M. : Je publie entre trois et cinq livres par an. Les bonnes années c’est six, les années moyennes c’est trois ou quatre. Et sur la durée, ça représente environ cinquante titres dans la collection. Si je répondais « oui » à votre question, cela signifierait que je sais comment un livre peut marcher et comment on peut cibler tel public pour qu’il y ait tant de milliers de lecteurs. Si j’avais la recette, je pense que je l’aurais déjà appliquée… malheureusement je n’ai pas la recette. En même temps, je ne peux pas non plus dire tout à fait « non », parce qu’il y a des critères… Par exemple, on ne peut pas sortir quatre livres qui vont parler du même sujet en l’espace de douze mois ! Forcément, il y a des critères de ce genre qui entrent en compte. Quand on s’occupe d’une collection qui s’appelle « Lettres africaines » qui s’intéresse géographiquement à un territoire qui est l’Afrique subsaharienne, on essaye aussi de faire en sorte que les livres ne soient pas tous issus d’auteurs Sénégalais. On essaye donc de faire en sorte qu’ils soient un peu répartis sur l’ensemble du territoire, même si je ne vais pas forcément « à la chasse » aux territoires que je n’ai pas encore explorés.
Les livres me parviennent par les biais les plus divers : sur cinquante titres édités, je peux pratiquement vous raconter trente histoires différentes d’arrivées de manuscrits (directement dans ma boîte aux lettres, à la maison d’édition le plus souvent, par le biais d’intermédiaires, par le biais d’agents, etc.) ; ce sont des histoires différentes à chaque fois ! Et ensuite, il faut faire une sélection. Il faut d’abord que le livre qui va être publié me séduise, parce que je suis le premier lecteur. Pour qu’ensuite, j’en parle avec empathie, il faut que j’aie été absolument conquis par ce livre. Il faut que ce livre me touche, qu’il m’ait ému. Donc, forcément, à un moment ou à un autre, ça passe par moi. Et c’est à la fois très agréable, parce que, d’une certaine façon, on fait un peu ce que l’on veut. Mais c’est en même temps terriblement pesant, parce que l’on se dit « J’ai pris ce manuscrit, j’ai écarté celui-là ». Et quand je connais aussi le poids, l’affect, le pathos, la charge émotionnelle qu’il peut y avoir dans certains livres, par exemple dans un premier livre dans lequel un auteur a pu raconter des choses absolument terribles qu’il a vécues… Mais malheureusement, comme chacun le sait, la douleur ne donne aucun talent littéraire. On peut avoir subi les pires choses et ne pas savoir les transcrire. Et, inversement, quelqu’un qui n’aurait pas subi cela, vivant dans un confort matériel pourra, lui, trouver les mots.
Par ailleurs, c’est difficile aussi de dire non à quelqu’un que l’on connaît. C’est pour ça que c’est plus facile pour moi d’être loin des auteurs. C’est difficile de dire non à un ami, à un copain. Quand un éditeur est sur place – je pense aux pays africains – les éditeurs ont des pressions qui sont beaucoup plus importantes. Si c’est le voisin qui apporte le manuscrit, si c’est le beau-frère qui apporte le manuscrit ou si c’est le ministre de l’éducation nationale qui apporte le manuscrit, ce n’est pas tout à fait pareil ! Moi, le ministre de l’éducation nationale peut bien m’envoyer son manuscrit, ça m’est égal ! Je n’ai pas de souci à renvoyer son manuscrit parce que pour moi, c’est un écrivain. Mais pour l’éditeur qui est dans le pays, ce n’est pas du tout pareil !
Et par rapport aux chiffres de vente, bien sûr que ça m’intéresse ! Quand je vois que le dernier roman d’Emmanuel Dongala Photo de groupe au bord du fleuve est un vrai succès ici, évidemment que je suis ravi. Quand je vois certains chiffres qui sont moins enthousiasmants, je suis plutôt triste pour l’auteur, et puis on se dit que l’on s’est peut-être trompé… Et puis, très vite après, on se dit « Eh bien non, ce n’est pas parce qu’il s’est mal vendu que c’est un mauvais livre ! » De la même manière, ce n’est pas parce qu’il s’est bien vendu que c’est forcément un chef-d’œuvre. Il suffit de regarder la littérature mondiale pour s’apercevoir de ça.
J’essaie d’être le plus… – « objectif » ce n’est pas possible, donc éliminons ce mot-là – disons « le plus honnête ». Et de lire ce manuscrit comme je pourrais lire n’importe quel manuscrit venu d’une quelconque partie du monde. Parce que ce qui m’intéresse c’est la littérature. Il se trouve que je travaille sur les littératures africaines, très bien ! Mais je travaillerais sur la littérature scandinave que ça serait un autre champ de travail. Ce qui m’intéresse c’est ce qui est dit, et la force des mots que j’ai lus, j’ai envie de la transmettre : comme journaliste à l’écrit ou à l’oral – comme je le fais aujourd’hui – ou en tant que passeur.
Vous savez, j’ai appris ceci en devenant directeur de collection : on ne lit pas un manuscrit comme on lit un livre. Un livre, il est publié. Il est public. On peut en faire ce que l’on veut, on peut en dire ce que l’on veut. Enfin, « ce que l’on veut », c’est-à-dire dans les limites du genre : « Je n’ai pas aimé parce que ceci » ou « J’ai aimé parce que cela ». Le manuscrit, il est perfectible. On peut encore, éventuellement, travailler avec l’auteur, avoir un échange. Et puis, on peut amener ce manuscrit à rencontrer un public. Et ça, c’est un pur bonheur ! Vous savez, quand André Brink m’a demandé s’il pouvait venir dans la collection, c’était un pur bonheur. Mais quand Wilfried N’Sondé, que personne ne connaissait alors, m’envoie son manuscrit et que je trouve ce manuscrit intéressant, on travaille sur le texte. Il est publié. Il obtient des prix littéraires, y compris le « Prix des cinq continents ». Il rencontre un public. C’est un pur bonheur aussi ! Pour moi, il n’y a d’intérêt à faire ce métier qu’en faisant en sorte que ce que j’ai aimé, d’autres l’aiment aussi.
Y. B. : Je voudrais réagir sur la question du beau, car cela m’intéressait, cette discussion avec Jean-Luc, autour de la beauté et de la laideur. Quand je parlais de la recherche du beau… pour moi, le beau se trouve partout. Même dans la laideur ! C’est-à-dire que ce qui est laid c’est un homme ou une femme qui dort dans la rue tous les soirs. Ça, c’est laid. Mais ce qui est beau, c’est quand une femme passe devant lui et elle s’arrête : « Vous dormez ici ? » Il répond oui. Elle habite à côté, elle monte chez elle, elle redescend avec une couverture. C’est splendide. C’est beau. Ça m’intéresse. Voilà, pour moi, ce que je dirais du beau. C’est à ce niveau-là.
Je vais au marché, il y a une femme, je n’ai pas fait attention à elle, mais voilà qu’elle achète deux poulets. J’ai vu qu’elle achète deux poulets. Et puis, on se retrouve sur le chemin et elle s’arrête, cette femme aussi, devant un SDF qui ne l’avait pas vue venir et lui dépose un poulet avec des frites. Et elle s’en va. Il est surpris « Madame ! Madame ! » Elle ne se retourne même pas et elle s’en va. C’est ça pour moi ce que c’est que le beau.
Dans mon texte Si tu cherches la pluie elle vient d’en haut, on ne va pas dire que la laideur est absente. Elle est là, au centre de tout. Mais précisément, ce que moi écrivain j’ai opposé à cette laideur, c’est le beau. Et pour moi, le beau ici c’est l’amour. L’amour, c’est regarder l’autre dans les yeux, c’est dire qu’on l’aime. C’est tendre la main. Ça, pour moi, c’est une manière d’arrêter cette laideur du monde. D’arrêter cette horreur fondamentale.
Pour la génération d’écrivains dont vous faites partie, n’y a-t-il pas une préoccupation, une considération de style plus importante ? N’y a-t-il pas un dogme du beau dans l’écriture ? Et est-ce que cette préoccupation-là n’est pas, finalement, quelque chose qui peut empêcher le discours ? Au niveau de l’art, par exemple la manière dont on conçoit l’art en Afrique et en Occident, ce ne sont pas les mêmes. La préoccupation du beau est dominante en Europe, alors que la préoccupation du sens et de la fonction est essentielle, dans la société du masque, par exemple. En Europe, un masque va interpeller d’abord par son style, alors qu’en Afrique c’est parce qu’il sert à une cérémonie et qu’il prend sens quand on le porte…
Y. B. : Mais c’est beau, en même temps !
J.-L. R. : Un masque doit être beau ! Et si le masque n’est pas beau il n’a pas de sens non plus ! Je suis complètement à l’opposé de cette idée. Je ne fais pas ce distinguo sur les différentes manières de parler d’art. On ne parle pas seulement de littérature. Je ne suis pas d’accord sur le fait que l’on dise qu’en Occident, on attend d’abord l’esthétique et puis, en Afrique ou ailleurs, on attend le discours. Je ne suis pas du tout d’accord. J’écris dans les deux langues, en malgache et en français. Et je ne vais pas me permettre de ne pas travailler l’esthétique dans la langue malgache. Ce que je veux dire, c’est que l’esthétique, ce n’est pas seulement résister au temps : l’écriture, la littérature c’est abandonner complètement la notion d’espace dont je parlais tout à l’heure.
Je peux aussi ajouter la notion de temps. Et c’est pour cela aussi que pour moi, je ne dirais pas que le public n’a pas d’importance… mais au moment de l’écriture, il est absent. Parce que je suis dans un travail intemporel, et que je ne sais pas qui va me lire. Peut-être que le livre ne va pas du tout rencontrer un public sur le moment, mais plus tard… J’ai un exemple de livre : Rêves sous le linceul, que j’ai sorti deux ans après mon premier livre, Lucarnes. Mon premier livre avait tout de suite rencontré son public, il a marché, a tout de suite été traduit en trois langues : un mois après la sortie il y avait déjà trois demandes de traductions ! Au moment où j’ai sorti le deuxième livre, le premier marchait encore. Et pourtant, Rêves sous le linceul a été un échec commercial au départ ! Mais, dix ans après et sans que l’éditeur fasse quoi que ce soit, le livre est ressorti, ressorti et ressorti… et je ne cherche même pas à comprendre pourquoi il est ressorti !
Au niveau de la question de la langue, un auteur, dans sa langue, doit être en dehors de la langue habituelle. Elle doit être exceptionnelle dans le sens littéral du terme. C’est-à-dire que la langue que je travaille ce n’est pas la langue du présent. C’est une langue qui n’appartient ni au passé, ni au présent et je ne sais pas si elle va appartenir au futur : c’est une langue hors usage. Ce que j’espère, lorsque les gens entrent dans mes livres, c’est qu’ils rencontrent une langue qu’ils n’ont jamais rencontrée. Et c’est là que le lecteur va se dire « Tiens, il y a une autre manière de dire et de concevoir le monde ! ». Et le lecteur, à ce moment-là, reste avec cette langue. C’est la liberté du lecteur, de pouvoir sortir de cette langue pour aller puiser une autre langue chez d’autres écrivains, alors que l’écrivain, à un moment donné, est prisonnier de sa propre langue. Et c’est pour cela qu’il est intéressant de passer d’un livre à un autre et d’un genre à un autre ; cela permet de se réinventer, toujours, à chaque fois.
Maintenant, si je dois donner un rôle à l’écrivain, c’est de toujours bousculer la langue que l’on croit connaître. Une langue est un puits de savoir, une langue a existé depuis des milliers d’années. La langue française a existé depuis des milliers d’années. Avant la langue française, il y a eu d’autres langues et le débat que l’on a en ce moment, les Grecs l’avaient eu en leur temps : « À quoi sert un poète dans la cité ? » Ce n’est pas nouveau comme débat ! Et tout simplement, j’essaie de prendre conscience que la langue que je propose, c’est un temps infime, un aspect infime de la langue que je manie. Et qu’importe que ce soit du français ou du malgache ou de l’anglais. On est confronté à cette matière-là : « Voici la langue. Qu’est-ce que vous en faites ? »
B. M. : Il n’y a pas d’œuvres d’art sans la plus-value artistique qui fait que c’est quelque chose qui va durer. Sinon, on fait un article de journaliste. Je n’ai rien contre, mais c’est tout autre chose ! La quête du beau, elle est toujours là. La seule chose, peut-être, que l’on peut dire si on prend les premiers textes des littératures des Caraïbes, du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne et qu’on les lit sur la durée, sur trente ou quarante ans, on constate qu’une première génération était extrêmement préoccupée de dénoncer très vite et de dire le plus clairement ce qu’il y avait à dire. Il y avait moins de recherche formelle. Mais la quête du beau, elle était là. Simplement, les livres en général commençaient à telle date et se terminaient à telle date, d’une façon assez linéaire. On prenait un héros et on le suivait, dans une langue qui était relativement simple et avec assez peu d’audaces. Très vite ensuite, il y a eu des audaces pour bousculer la langue.
Une deuxième petite chose par rapport à ce qui était dit sur le lieu d’écriture : je pense que le lieu d’écriture interfère d’une manière ou d’une autre et dans tous les cas sur la durée. Entre un écrivain qui est resté en Algérie et qui écrit en Algérie et un écrivain qui n’est plus dans son pays et qui reste dix ou vingt ans à l’étranger, je pense qu’il y a une modification du regard. Mais de n’importe quel regard ! Je pourrais aussi dire qu’entre la Corrèze et Les Lilas ce n’est pas la même chose ! Quelqu’un qui naît en Corrèze et qui y reste n’écrira pas la même chose que s’il vient vivre aux Lilas. C’est une absolue évidence.
Il y a aussi une autre différence, c’est qu’il me semble que les écrivains des premières générations venaient en France – souvent à Paris – pour y rester dix ans, trente ans… Je prends deux exemples : Mongo Beti et Tchikaya U’Tam’si. Le premier Camerounais et le second Congolais. Un à Rouen et l’autre à Paris. Ils ont pourtant écrit quasiment toute leur œuvre sur le Cameroun et le Congo qu’ils avaient quitté depuis au moins dix ans. Ils n’ont quasiment pas écrit sur Rouen ou sur Paris. En revanche, les écrivains de la nouvelle génération, très vite, écrivent sur Paris. C’est Alain Mabanckou, qui écrit Black Bazar, qui écrit Bleu blanc rouge, son premier roman, qui se passe à Paris ; c’est Sami Tchak que je citais tout à l’heure : ça se passe Place des fêtes, à Paris. Là, c’est une modification. L’écrivain s’empare de l’espace d’exil et l’intègre dans cette littérature beaucoup plus vite. Pas tous bien sûr, mais c’est en tout cas une démarche majoritaire ; ce que les autres ne faisaient pas dix ou vingt ans plus tôt.

1. Situé dans la ville des Lilas, l’Observatoire de la Diversité Culturelle est une association engagée dans la promotion de la diversité culturelle à travers la participation citoyenne. Les objectifs de la structure sont d’éduquer par ses activités « aux valeurs de l’autre », « mettre à distance les clichés et stéréotypes », « stimuler le dialogue interculturel » par ses débats, rencontres, séances de ciné-club et spectacles… [http://www.diversité-culturelle.org/odc/].
2. TerangaWeb « L’Afrique des idées » est une association indépendante qui vise à promouvoir le débat d’idées et la réflexion sur des sujets liés à l’Afrique. Cette association est majoritairement composée d’étudiants, de doctorants et de jeunes professionnels africains, ainsi que de personnes « passionnées par – et bien informées sur – le continent africain ». [
http://www.terangaweb.com].
3. L’Exposition « Portraits d’insurgés » Jean Luc Raharimanana et du photographe Pierrot Men se tient du 29 avril au 27 mai 2012 au Cloître des Billettes à Paris. [
http://patrimages.over-blog.com/article-l-exposition-poprtraits-d-insurges-a-paris-rappel-104461586.html ].
///Article N° : 10787

Les images de l'article
Auditorium du Centre culturel Jean Cocteau, aux Lilas © Raphaël Thierry
Jean-Luc Raharimanana et Bernard Magnier © Raphaël Thierry
Table ronde organisée par l'ODC et TerangaWeb - de gauche à droite : Jean-Luc Raharimananan, Bernard magnier, Lareus Gangoueus, Yahia Belskri. © Raphaël Thierry





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