Parution de l’album La Chiva Colombiana :

Interview de Christophe Ngalle Edimo par Alain Brezault

Print Friendly, PDF & Email

Christophe, d’où t’es venue l’idée de concevoir un scénario se déroulant de nos jours en Colombie et mettant en scène un groupe de jeunes marginaux (semblables aux Shégués (1) de Kinshasa), dans une ville portuaire dont la population est sous la coupe des cartels de la drogue et des milices soutenant un régime corrompu ?
L’idée est venue au cours de discussions avec mon ami colombien Rafaël Espinel (aujourd’hui musicien, il a laissé tomber la BD alors qu’il est un dessinateur très doué) lors d’une période où on était ensemble au Cameroun : Rafaël disait que Douala est proche de Buenaventura question atmosphère, rythme de vie, etc. L’idée est venue de là, et au départ c’était Rafaël qui devait dessiner. Mais il a été happé par la musique et j’ai laissé tomber le projet.
Dans quelles circonstances as-tu été amené à contacter le jeune dessinateur kinois Fati Kabuika qui fait partie des bédéistes congolais regroupés dans le collectif « BD Kin-Label », mais n’avait jusqu’à présent participé qu’à l’album collectif Congo 50, parallèlement à la publication d’autres planches dans la revue « Kin-Label » dirigée par Asimba Bathy ?
Eh bien lors du salon du livre de Paris 2010 j’ai rencontré Asimba. On a un peu parlé, notamment de « Kin-Label », et on est resté en contact par mail. Quelques mois plus tard je reçois un mail de sa part, il souhaitait trois scénarios, un pour lui et deux pour des gars de Kin-Label. J’ai dit OK et, parmi les trois scénars, j’ai envoyé celui de La Chiva Colombiana. Asimba a souhaité réaliser un des scénarios (qui tourne autour d’une cimenterie au cœur de l’Afrique), il a laissé un deuxième scénar (qui parle d’un gardien de nuit) aux mains d’un de ses gars (je ne sais pas qui c’est et je n’ai plus eu de nouvelles) et La Chiva a atterri dans les mains de Fati Kabuika. J’ai vu la présentation des personnages par Fati et je lui ai donné mon accord pour une collaboration. Puis j’ai présenté le projet à Nathalie Meulemans des Enfants Rouges qui m’a dit « OK, on tente le coup ! ». Depuis, faute de temps, Asimba a laissé tomber le projet sur la cimenterie (qui est depuis quelques jours entre les mains de Tétshim, qu’Asimba a contacté à Lubumbashi pour le remplacer).
Qu’est-ce qui t’a plu particulièrement dans le graphisme relativement atypique et déjanté de ce jeune dessinateur certes très talentueux mais résidant loin de Paris, à Kinshasa, l’immense capitale de la RDC ? Tu n’ignorais pourtant rien des innombrables difficultés de la vie quotidienne, rythmée par des pannes régulières d’électricité, dans chaque quartier soumis à ces fameux « délestages » qui empoisonnent la vie des citoyens kinois. Avec, pour couronner le tout, des problèmes de communication via un accès aléatoire à Internet ? Autant de contraintes qui pouvaient s’avérer peu propices à une collaboration sereine pour mener durant plusieurs mois un tel projet d’envergure, nécessitant des échanges de mails réguliers entre Kinshasa et Paris…
Oui, c’est vrai il y a eu tout ça : difficultés de communication, difficultés de compréhension car le français n’est pas le même (ce qui a rendu les corrections demandées par Nathalie compliquées à faire). Mais Fati a été courageux, Nathalie Meulemans aussi, lorsque le problème de communication a été presque ingérable (transmettre un dossier par internet s’est avéré pratiquement impossible… Et puis Asimba, qui devait passer à Al’Mata (2) les scans de l’album lorsdu festival d’Algerd’octobre 2011, les avait oubliés à Kinshasa !.. Il a fallu que Fati envoie les scans un à un : 110 pages !!!). Autre difficulté, Fati ne comprenait pas comment réaliser la couverture et la quatrième de couverture aux dimensions exigées par l’éditrice. Celle-ci souhaitait également qu’il se charge en personne de la mise en couleur, à sa façon… Bref ce fut un tantinet compliqué !
Quand au style de Fati, il m’a plu, et il a plu immédiatement à Nathalie : juste des détails à régler, comme le traitement des mains de ses personnages qui ressemblent souvent plus à des battoirs qu’à des mains.
Qu’est-ce qui a incité la jeune maison d’édition Les Enfants Rouges à s’associer à cette aventure éditoriale ? Est-ce en tant que Président de L’Afrique dessinée et d’une précédente collaboration (3) que tu as contacté cet éditeur encore peu connu ?
Eh bien avec Les Enfants Rouges, que j’avais rencontré pas hasard lors d’un festival, la confiance mutuelle a été rapide. Et Nathalie Meulemans s’est avérée ouverte à des scénarios ou à des personnages qui n’étaient pas franco-français. Comme le précédent album, Malamine, un Africain à Paris, réalisé avec Simon-Pierre Mbumbo, a bien marché, Nathalie a accepté que je me lance dans cette aventure avec le jeune Fati à Kinshasa. Léger problème cependant, le trouble électoral récent à Kinshasa n’a pas permis à Fati de corriger trois dessins… Nathalie Meulemans travaille aussi avec Sasha, une Libanaise qui vient de faire un scénario sur le Liban (deuxième place au Prix œcuménique de la BD cette année) et avec un Franco-Norvégien, scénariste d’un album assez sympa… Bref cette petite maison d’édition qui a peu de moyens est assez courageuse et ouverte. Ce n’est donc pas avec « L’Afrique Dessinée » que le projet a été monté. J’ai d’ailleurs présenté à Nathalie un jeune dessinateur Tchadien résidant à Paris, Samy Daïna, mais son style ne lui a pas trop plu, et surtout Samy a manqué de réactivité et d’engagement, au contraire de Fati Kabuika qui a montré qu’il en voulait. Cet exemple prouve que le fait de vivre en Europe n’offre pas forcément à un dessinateur africain l’assurance d’être édité, et le fait d’être en Afrique n’est pas non plus forcément invalidant. Ceci dit, notre diffuseur estime a priori que, comme Fati ne réside pas chez nous mais en Afrique, son absence, lors des séances de dédicaces, risque de pénaliser la promotion de l’album auprès du public souhaitant souvent poser des questions au dessinateur plutôt qu’au scénariste.
Christophe, personnellement, je trouve que le résultat de cette collaboration fructueuse est étonnant et devrait inciter d’autres éditeurs, de France et de Belgique, à porter leurs regards vers cette nouvelle vague d’auteurs africains de bande dessinée. Dans le sillage de leurs collègues écrivains, dont la liste des ouvrages publiés et diffusés à l’échelle internationale s’allonge un peu plus chaque année, les bédéistes africains sont en train de percer et certains d’entre eux, associés à des scénaristes professionnels, méritent vraiment une reconnaissance dépassant largement les frontières de leur continent (4).
Les talents sont là, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Sénégal, au Congo, à Madagascar, à Maurice, au Togo, sans parler du Mahgreb et des autres pays anglophones, dont l’Afrique du Sud… Il ne manque plus que des relais structurés destinés à sortir ces dessinateurs de leur isolement, trop éloigné des réseaux éditoriaux européens, afin de promouvoir tout ce qui fait leur originalité, sachant que, pour la plupart, ils éprouvent encore les pires difficultés pour être édités et diffusés localement.
Ce ne sera qu’à travers des relais médiatiques, prioritairement sur la toile du Net, à l’exemple d’Africultures, d’AfriBD, voire FaceBook, les sites de BD, les blogs personnels de plus en plus nombreux et d’autres organismes œuvrant dans la même perspective, qu’ils pourront être contactés par des scénaristes professionnels et des maisons d’édition moins frileuses qu’elles ne l’ont été jusqu’à présent, afin de mettre en œuvre des projets d’albums semblables à celui que viennent de réaliser Christophe Ngalle Edimo et Fati Kabuika.
Je recommande vivement la lecture de cet album atypique, qui est pour moi une révélation, tout en félicitant Les Enfants Rouges dans cette entreprise éditoriale à qui je souhaite tout le succès qu’elle mérite.

Je suis tout à fait d’accord avec toi, et je souhaite aussi qu’il existe d’autres Enfants Rouges… À propos, je suis invité à divers festivals, dont celui du Livre de Genève fin avril, où La Chiva Colombiana sera présentée au public.

1. Bandes de jeunes livrés à eux-mêmes dans Kinshasa
2. Al’Mata, bédéiste et illustrateur congolais résidant en France depuis quelques années. Il a dessiné, sur un scénario de Christophe Ngalle Edimo, l’album Le retour au pays d’Alphonse Madiba, dit Daudet, publié à l’Harmattan, qui a reçu le Prix du meilleur album africain au IVème Festival International de la Bande Dessinée d’Alger (FIDBA 2011)
3. L’abum Malamine, un Africain à Paris, scénario Edimo, dessin S.P. Mbumbo. Ed. Les Enfants Rouges
4. Dans le sillage des talentueux Pahé au Gabon, du franco-béninois Yvan Alagbé, du Mauricien Laval NG, des Congolais Pat Masioni, Thembo Kash, Jean-Philippe Kalonji et Barly Baruti, pour la RDC, je pense en particulier à Albert Tshitshi, Hallain Paluku, Al’Mata, Tetshim, Asimba Bathy, Boyau, Jason Kibiswa, Fati Kabuika, Alain Kojele, Dick Esalé, Djemba Djeis, Hissa Nsoli, Didier Kawendé, Jérémie Nsingi, Mola Buyika, Cara Bulaya, Charly Tchimpaka, Edin Pumbulu, Bruno Luya… Pour le Congo-Brazza : Bob Kanza, Willy Zekid, Hamed Prislay, Bring de Bang… Pour la Côte d’Ivoire : Amanvi, Didier Viode, Gilbert Groud, Kan Soufflé, Mendozza, Tit Faustin, et Zohoré, le dynamique directeur de la revue Gbicht !… Pour le Bénin : Hector Sonon. Pour le Cameroun : Achille Nzoda, Almo, Bibi Benzo, Biyong Djehouty, Chrisany, Yannick Deubou Sikoué, Georges Pondy, Japhet Miagotar, Joelle Ebongué, Kangol, Simon-Pierre Mbumbo… Pour Madagascar : Anselme (décédé cette année), Didier Mada, Dwa, Haril, Jari, Pov, Randrianarisoa Mamitiana, Tojo Fanday… Pour le Mali : Aly Zoromé, Massiré Tounkara… Pour Maurice : Evan Sohun, Henry Koombes, Noah Nany, Sébastien Langevin, Thierry Permal… Pour la RCA : Didier Kassaï. Pour le Sénégal : Samb Fayez, Samba Ndar Cissé, TT Fons… Pour le Tchad : Adjim Danngar. Pour le Togo : les frères Anani et Mensah Accoh, Dod-Zi, Jo Palmer Akligo, KanAd, Sam Ndonzé, Papi Adomayakpor, Tani Sambiani… Certains d’entre eux ayant même émigré pour tenter l’aventure en Europe…
///Article N° : 10691

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Personnages de La Chiva colombiana d'Edimo et Kabuika © Edimo/Kabuika/Les Enfants Rouges
Étude de personnages de La Chiva colombiana d'Edimo et Kabuika © Edimo/Kabuika/Les Enfants Rouges
Portrait de Christophe Ngalle Edima © Edimo/Kabuika/Les Enfants Rouges





Laisser un commentaire