« Partout où l’humain est attaqué dans sa dignité, il y aura un poème pour le défendre »

Entretien de Christine Sitchet avec As Malick Ndiaye

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Né au Sénégal en 1974, As Malick Ndiaye (1) a publié cette année un premier recueil de poèmes, préfacé par Souleymane Bachir Diagne : Altercultures. Rencontre avec cet auteur installé à Harlem qui aime à conjuguer son identité au pluriel. Et sonner le glas de l’exclusivisme et des pensées repliées sur elles-mêmes.

Il y en aura toujours dans le monde,
Qui refuserons la main tendue du Nègre.
À ceux-là le Nègre lucide offre toute son humanité,
En dessinant sur ses lèvres charnues ces mots fraternels :
« Comme mes frères, je vous aime et je vous emmerde. »

(Altercultures, P. 97)

Un sujet quelconque est né,
Il ne pactise pas, il ne renie pas,
Il est ancré en même temps qu’épars,
Il n’est pas fermé, il s’emplit de tout,
Il n’est pas échangiste, il est mélangiste,
[…]
Au diable les puristes.

(Altercultures, P. 141)

As Malick Ndiaye, Altercultures, Éditions Phoenix

Comment aimez-vous à vous définir ?
J’aime assez l’idée de m’imaginer comme le lieu de convergence d’expériences du monde très diverses, une sorte de conscience bariolée, toujours en mutation. C’est d’ailleurs le cas pour beaucoup de monde, le tout c’est de l’accepter avec lucidité et sérénité. C’est dans cette mesure-là, je crois, que nous pouvons affirmer notre subjectivité : prendre, apprendre, comprendre tout ce que l’altérité nous apporte et s’en servir pour nous construire un destin humain. Ce faisant, je deviens moi, non pas ce que l’on voudrait que je sois. Tant pis si les strates de mon identité ne s’articulent pas positivement hors de mon être.
Pourriez-vous raconter la genèse de votre recueil de poèmes (2) ?
Le comment fait souvent écho au pourquoi en littérature. Et votre question renvoie à ces deux interrogations fondamentales. En fait, il n’y a pas de début et j’espère qu’il n’y aura pas de fin dans ce que je fais. Je ne sais ni comment ça arrive, ni pourquoi j’écris. Je ne formule pas de projet d’écriture. Mes textes sont des nappes qui se construisent en continu, en dehors du prétexte éditorial. En anticipant la rédaction d’un livre, j’aurais peur de perdre la spontanéité qui sous-tend mon rapport à la création. Or, la vérité de l’écriture est dans sa spontanéité. C’est peut-être intéressant de se fabriquer un corps d’auteur, mais je suis plus préoccupé par l’aventure intime du texte. Pour vous répondre directement sur ce recueil, les poèmes étaient déjà là depuis longtemps ; la question d’en faire un livre ne s’était pas vraiment posée avant qu’un de mes proches ne réussisse à me convaincre. Peut-être que l’aventure humaine autour de cette publication me donnera envie de partager plus.

Altercultures débute avec un poème qui se fait geste de gratitude à l’égard d’une confrérie d’auteurs-poètes dont le verbe vous a nourri. On y croise Césaire et Senghor, bien sûr. Mais aussi Aragon, Baudelaire, Bashö, Damas, Neruda, Ranaivo, Rimbaud, Tchicaya, Whitman… Vous concluez : « Je suis né de la cuisse d’un père nègre/Qui m’habilla d’un bonnet phrygien ! ». Qu’avez-vous souhaité mettre en exergue avec ce texte introductif ?
La diversité des influences. Je ne connais pas un seul auteur qui ne soit pas redevable à d’autres. Il est donc normal d’évoquer cette filiation tout en mettant en exergue la libération qui doit en découler. Enfant, je me suis nourri de cette poésie nègre. Mais en un sens, elle m’a aussi libéré de l’hermétisme en me permettant de voyager, de découvrir des mondes dont la saisie n’était possible que par l’imagination. À travers la poésie, je me sens proche de tant d’autres civilisations.
Dans le premier chapitre (« Écorces intimes »), on découvre l’enfant de Casamance que vous étiez, observateur attentif, exposé au « bruit des armes », celles d’un conflit opposant forces rebelles indépendantistes et forces gouvernementales. On découvre certaines empreintes de ce passé sur l’adulte que vous êtes : « Des plaines vertes où je vins au monde / Je porte en moi l’humeur paisible et tourmentée. […] C’est là que je me suis éveillé à la connaissance des choses / Et que j’ai acquis à jamais une tranquille et douloureuse lucidité ». Dans quelle mesure diriez-vous que cette « humeur tourmentée » et cette « douloureuse lucidité » sont des éléments caractéristiques de votre sensibilité de poète, révélés par le tragique conflit dont vous avez été témoin ?
Le conflit casamançais m’a aidé dans ma lecture des grands massacres contemporains et à mettre en perspective très tôt l’idée que la haine de l’autre est l’illustration la plus concrète de notre tendance à l’autodestruction. J’ai très tôt eu conscience de la vanité de la haine et en même temps de son pouvoir corrosif à terme. C’est malheureux à dire, mais j’ai le sentiment que l’urgence d’aimer ne prend tout son sens qu’à travers l’expérience de la haine dans sa nudité. On est condamné à la volonté d’aimer lorsqu’on a vécu dans sa chair la folie destructrice des autres. René Char disait que la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. C’est peut-être cette forme de lucidité que je porte en moi. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt le formidable travail de mémoire que les auteurs africains ont fait sur le Rwanda. Ils ont su révéler, comme d’autres avant eux, la banalité du mal et de ce dont l’être humain est capable. L’amour dans ces conditions, sachant ce que l’on sait, est quelque chose de beau et de fort.
Vous célébrez la terre mère, confiant un lien passionnel à votre ville de naissance (3) : « Je désire t’aimer comme on aime un corps. » Vous racontez la marque indélébile qu’elle a laissée en vous : « Je t’aime comme on porte une balafre. » Vous émaillez aussi vos poèmes d’acerbes critiques et dressez le portrait d’une « Afrique amère ». Vous fustigez le gouvernement retiré « dans son palais de lumière », l’omniprésence d’un rêve d’Occident et son pendant, le désir mimétique. C’est : « Dakar comme Paris ! / On peut s’y croire un instant / Avec ces Hummers (4) hideux venus d’outre-mer. / Combien de limousines par habitant ? ». Et puis ce jeune qui tente de rejoindre l’Espagne au moyen d’une embarcation précaire, projet que vous faites résonner comme un mirage. Quel regard portez-vous sur ce rêve d’Occident, dont une forme extrême est incarnée par ces jeunes qui tentent la traversée au risque de leur vie ?
Cette question, il faudrait la poser à ceux qui ont établi les frontières car il me semble que parcourir le monde est une activité aussi vieille que le monde lui-même. Les États-nations, le passeport, sont des inventions très récentes qui ont la volonté paradoxale de confiner l’humain alors que les frontières naturelles n’y sont pas arrivées en plusieurs millions d’années. Il y aura toujours des pirogues sur l’Atlantique.
Quant à la situation de l’Afrique, en tant qu’Africain, forcément, elle m’interpelle. J’aimerais que les Africains recouvrent leur dignité. Et quand je dis les Africains, je pense aux Noirs d’Afrique. Il n’y a pas un seul peuple au monde, qui ne se croie pas, consciemment ou non, supérieur aux Noirs. Pourquoi ? Pour moi, cela est en grande partie lié à la perception que nous avons de nous-mêmes. C’est à nous de modifier le regard des autres sur nous. Le respect et l’amour des Africains pour eux-mêmes changeront assurément la nature de leurs rapports avec les autres.
Les textes que vous citez essayent de dire la hardiesse de l’affirmation d’une présence africaine au monde. Mais je ne cultive pas la désespérance dans ma poésie. Il y a beaucoup de raison de croire en l’Afrique. Et un poème comme Harangue réversible ou Poème pour la terre qui vient, c’est exactement un hymne à l’espérance. Mais sur le chemin de l’espérance, il y a beaucoup de douleur et de la vérité.
Vous adressez aussi des critiques acerbes à une France « Qui de toutes ses dents/Embrasse le fantasme de pureté » ; à une France que vous qualifiez de « pitoyable » ; au « petit homme et sa leçon » (discours de Sarkozy au Sénégal, 2007) ; aux « nids à tourisme / Remplis de gens qui n’ont rien vu, rien vécu, rien compris. ». Et quand il est question de tourisme sexuel, vous déployez vos griffes : « Je deviendrais volontiers cannibale »…
Il y a des poèmes que l’on peut juger très durs envers la France, mais il en est de même pour le Sénégal. Il y a a contrario beaucoup de poèmes d’amour qui s’adressent à ces deux ensembles. Ce qui pose problème, ce n’est pas la France, c’est une certaine idée de la France contemporaine dans laquelle je ne me reconnais pas et qui prend de plus en plus de place dans l’imaginaire collectif des Français. Je suis partagé entre le Sénégal et la France, c’est un accident de l’histoire et c’est comme ça. Ce sont deux sociétés dont les réalités sociales me concernent peut-être plus directement que d’autres. Mais d’un point de vue général, partout où l’humain est attaqué dans sa dignité, il y aura un poème, une voix, pour le défendre. C’est à cela que s’emploie le premier chapitre du recueil, où sont regroupés tous les poèmes qui crient la misère du monde. Il ne s’agit donc pas d’un traitement de faveur réservé à la France. Mais quand je vois la façon dont la France évolue, je ne peux pas dire qu’exprimer de la pitié et de la compassion pour elle soit négatif. Je vois ces poèmes comme des petites mises au point – rappelez-vous le vers « je vous aime et je vous emmerde ».
Dans le recueil, vous réclamez des attaches avec le Sénégal, les banlieues parisiennes, la Bretagne, New York, Harlem, et, quand il le faut, la Russie – vous dédiez un poème (J’irai mourir à Moscou) à Samba Lampsar Sall, étudiant sénégalais qui y fut assassiné en 2006. L’histoire malheureusement se répète… Pourriez-vous dire quelques mots sur l’expédition meurtrière raciste perpétrée il y a quelques jours en Italie (5) ?
C’est une tragédie de plus dans une Europe frappée d’amnésie. Ce qui se passe aujourd’hui – et que de plus en plus d’Européens cautionnent et banalisent parce qu’il y a soi-disant trop d’immigrés – est indigne d’un peuple qui s’est construit à travers les voyages, les explorations, la colonisation d’espaces lointains. Certes, l’Italie n’a pas une longue expérience de l’immigration africaine, mais elle sait ce qu’est l’émigration, la nécessité de partir pour avoir une vie meilleure. Les Italiens qui essayent de justifier cette barbarie devraient se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, l’Italie a envoyé des millions d’enfants en Amérique latine et aux États-Unis.
Sans faire une lecture idéologique, je pense qu’il y a à la fois une grande lâcheté et beaucoup d’arrogance dans ce geste. Non pas chez le tireur, qui finalement est plutôt à plaindre, mais chez les rhétoriciens du racisme vendant l’idée que l’on peut résoudre des problèmes en assassinant des gens différents. Non seulement il y aura encore des immigrés en Italie, mais j’ose croire qu’il y aura toujours des Italiens pour les accueillir à bras ouverts. C’est notre destin. Nous ne sommes pas obligés de nous aimer, mais nous sommes condamnés à vivre ensemble et à partager chaque morceau de cette planète. Ceux qui ne l’acceptent pas peuvent se préparer à détruire l’humanité entière.
Vous écrivez : « Mes propres racines sont dans le vent / J’aime le destin qui est le mien / De forcer les verrous de confidentialités. / Je serpente les terres humides / De l’Oural au Mojave / Pour puiser plus loin que dans les racines externes / La vérité du cœur humain. » S’agit-il là de s’inscrire dans des « humanités circulaires », titre d’un chapitre ?
Mon travail est avant tout un refus du confinement. Il y a dans l’immobilisme identitaire un manque de perspective et de liberté qui me fait peur. Au crépuscule de ma vie, je garderai toujours la même proximité, la même infinie tendresse pour l’Afrique et les Africains, les miens ; mais j’aimerais avoir le sentiment, à ce moment-là, d’avoir bouclé le cercle de mon identité en y intégrant le plus de différences possibles. D’où l’image cyclique d’une humanité qui se réalise en élargissant progressivement le cercle. Pour vous donner une métaphore, lancez une pierre dans une mare et observez le phénomène. Vous voyez la matière première qui coule irrémédiablement. Le seul témoin de son passage, ce sont les cercles concentriques qui se dessinent à la surface. Qu’est-ce qui restera du passage de l’humanité sur cette terre ? Cela m’étonnerait que la problématique raciale soit ce que nous laisserons comme traces.
Pourquoi le titre Altercultures, néologisme de votre invention ?
J’ai conçu cette « prénotion » d’altercultures pour signifier que chacun est un corps d’étrangeté dans son rapport à la collectivité. Il y a dans ce mot une volonté de mettre à distance les systèmes identitaires localisés, de ne pas totalement s’y immerger. Plutôt que de revendiquer une subjectivité collective fermée, j’essaye de révéler ce que chaque être humain porte en lui comme stigmates d’une altérité que le groupe social auquel il s’identifie aurait tendance à rejeter. Et ces « altercultures » qui se forment à la marge des systèmes fermés sont des énergies qui libèrent notre humanité.
Dans La plume céleste, vous rendez hommage à Sennen A. [Andriamirado (6)]. De lui, vous dites notamment : « Sennen envoie jusqu’à nous / Ses doigts griffer le marbre de nos consciences corrompues. / Des mots d’amour et de colère, pour dire combien il est triste de voir l’écriture descendre le chemin de l’affliction et l’acte d’informer se métamorphoser en marchandise négociable. » Qu’incarne pour vous cet homme qui fut grand reporter et un acteur majeur de l’hebdomadaire Jeune Afrique ?
J’ai eu des héros de jeunesse et Sennen Andriamirado en faisait partie. Dans mon esprit d’enfant, puis d’adolescent, je confondais journalisme et histoire. Et Sennen représentait à ce titre l’idéal de la parole vraie, l’absence de compromission dans la relation à l’histoire. Je trouvais dans ce Malgache d’une beauté presque lunaire, un mélange de fragilité, de puissance, de vérité têtue. Il a écrit un livre important sur Thomas Sankara à une époque où la jeunesse africaine cherchait désespérément un héros positif. À mes yeux, cela l’a élevé lui-même au rang de héros. Mais en réalité, il y a des centaines de Sennen partout dans le monde. On les appelle des héros ordinaires.
Pour la préface, vous avez sollicité Souleymane Bachir Diagne. Un poème lui est dédié (Le songe du savant). Est-ce à dire que vous ressentez une affinité prononcée avec la discipline que ce grand penseur pratique et habite, la philosophie ? Peut-être avec non seulement une discipline mais un être humain…
J’ai beaucoup d’affection pour Souleymane Bachir Diagne. C’est quelqu’un qui, même s’il n’était pas ce grand penseur que tout le monde admire, correspondait à l’idée que je me faisais du lecteur hybride auquel le recueil fait référence. Cela va au-delà de la personne du philosophe, du moins dans son acception contemporaine. Le poème dont vous parlez évoque à mon sens l’aspect polyphonique de la quête que je crois être la sienne et qui est la mienne aussi. Les intellectuels inclassables m’intéressent davantage que les spécialistes ; et le philosophe, en tout cas celui qui m’inspire, est la figure de l’inclassable par excellence. Foucault disait que la profession de philosophe n’existait pas, il a peut-être raison. L’humain qui cherche à connaître sachant qu’il ne finira jamais de chercher, celui-là m’intéresse.
Y a-t-il, selon vous, des liens privilégiés entre poésie et philosophie ?
Toutes deux ont rapport au monde, à l’existence, à l’être, à la connaissance. De grands textes fondateurs de l’humanité (sacrés ou profanes) apparus sous une forme poétique revêtent une dimension à la fois spéculative et métaphysique, qui fait que même s’ils ne sont pas des textes philosophiques, ils deviennent un objet de la philosophie. Je relisais l’épopée de Gilgamesh il y a peu et j’ai été frappé par son actualité sur des questions aussi fondamentales que la mort, l’altérité, la conscience de soi, le désir de perfection… Donc d’un point de vue général, la littérature – mais la poésie encore plus – a un lien avec le questionnement philosophique. Je ne sais pas si le lien est privilégié, mais il existe. Dans la pratique, la ligne de démarcation est si ténue que parfois les deux activités se rejoignent. En fait les exemples d' »interperméabilité » sont nombreux. Ceci est dû, je dirais, à la propension à s’étonner des choses que l’on trouve à la fois chez les poètes et chez les philosophes. Cela dit, la poésie est une chose et l’activité philosophique en est une autre. Ce sont des pôles d’émergence de sens qui se rejoignent souvent mais qui ne se confondent pas.

1. As Malick Ndiaye est docteur en littérature. Il enseigne à Columbia University (New York).
2. L’ouvrage Altercultures inaugure une nouvelle collection des Éditions Phoenix, « Mots et mémoire », dirigée par Sylvie Kandé.
3. Sinta Bu Chora.
4. Énorme véhicule 4×4.
5. Le 13 décembre 2011, deux vendeurs ambulants sénégalais ont été tués par un militant d’extrême droite sur un marché de Florence ; trois autres ont été blessés, dont l’un d’entre eux « restera paralysé à vie » aux dires d’un porte-parole de la police.
6. Père de Virginie Andriamirado, responsable de la rubrique Arts plastiques d’Africultures.
Manhattan, décembre 2011

As Malick Ndiaye, Altercultures, Éditions Phœnix, collection « Mots et Mémoire » (dirigée par Sylvie Kandé), préface de Souleymane Bachir Diagne, 2011, 142 p.///Article N° : 10550

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As Malick Ndiaye © Jean-Luc Fievet





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