Le gynécée hors-les-murs

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En juillet 2009 se tenait à Alger le second Festival culturel panafricain. Immense défilé de caravanes nationales dans les rues de la capitale algérienne, grandiose cérémonie d’ouverture, et spectacles pluridisciplinaires variés, auxquels s’ajoutaient trois expositions d’art plastiques dont « Africaines ».
Commissariée par Nadira Laggoune-Aklouche, cette exposition s’accompagnait d’un catalogue comprenant un essai de la commissaire ainsi qu’un court texte de Christine Eyene. « Le Gynécée hors-les-murs » est une réponse à la note d’intention de cette exposition et forme le début d’une réflexion sur le commissariat d’expositions monogenres.

« Africaines », proposition à la fois ouverte et distincte. Ouverte, car elle s’appuie sur un concept qu’il convient encore aujourd’hui de définir. Distincte, car elle fait bel et bien référence à une identité culturelle et « genrée ».
Survoler l’œuvre des artistes « Africaines » présentées dans cette exposition ne saurait rendre justice au substrat esthétique et conceptuel qui sous-tend la réflexion plastique de chacune. Pour autant, leur réunion, sous l’égide du 2e Festival culturel panafricain d’Alger – quarante ans après une première édition marquée par les divines Miriam Makeba et Nina Simone – fait acte. Car, la présence de la femme sur la scène contemporaine africaine est un phénomène relativement récent. Elle fait suite à une « lutte invisible », pour reprendre N’Goné Fall, dont l’objet fut tout d’abord de garantir à la femme une indépendance économique et sociale dans une société patriarcale (1).
Pendant des siècles, la représentation de la femme dans l’art africain fut le fait de sculpteurs masculins. La femme y était allégorique, incarnant fécondité et maternité. Elle y était symbole, effigie archétypale d’ancêtres ou de figures royales. (2) Au XXe siècle, la femme africaine jusqu’alors principalement confinée à l’artisanat se saisit des techniques dites « modernes » (peinture de chevalet, gravure, sculptures sur socle). Longtemps tenue au silence, elle se réapproprie peu à peu son image, proposant un discours et une esthétique ayant pour effet d’ébrécher le « tout-masculin » dans l’art.
Si N’Goné Fall date cette insurrection féminine du milieu des années 1990 (3), il convient toutefois de citer certaines manifestations antérieures, notamment au sein de la diaspora. En effet, bien que les mouvements féministes occidentaux des années 1960-1970 n’eurent que très peu d’impact en Afrique (4), ils trouvèrent leur corollaire en la forme du « féminisme noir » – mouvement dont on perçoit la trace dans l’œuvre des plasticiennes associées au Black Art anglais des années quatre-vingt.
C’est de cet environnement qu’émerge la Nigériane Sokari Douglas Camp dont les sculptures métalliques monumentales, révélées à l’Africa Centre (Londres) en 1982, eurent pour effet de bouleverser un certain ordre établi. Douglas Camp, s’approprie très tôt une pratique traditionnellement réservée à l’homme en choyant un matériau qui, en Afrique, n’est pas associé à la sphère féminine puisqu’il implique de manier le fer à souder, c’est-à-dire de maîtriser le feu, acte contraire à la culture Kalabari dont elle est issue.
La même année, Angèle Etoundi Essamba, originaire du Cameroun, s’installe à Amsterdam où elle a appris la photographie et expose depuis 1985. Etoundi Essamba est une des premières photographes d’Afrique subsaharienne à avoir choisi le corps féminin africain comme point focal de son œuvre. Explorant sensualité, maternité et autres variations esthétiques, mettant souvent son propre corps en scène, elle travaille aujourd’hui sur le rapport du corps au voile, dans un registre dépassant les débats liés au port du voile chez la femme musulmane.
La réappropriation de son image par la femme participe du même principe que son droit à disposer d’elle-même. Mais si de nombreuses artistes ont joué sur le corps, imagé et incarné, afin de poser la question de leur visibilité, concept sous-jacent de la présente exposition, d’autres ont choisi des voies autrement plus abstraites et conceptuelles. C’est le cas de Susan Hefuna, artiste germano-égyptienne dont les fameuses installations – faisant référence aux moucharabiehs servant traditionnellement à dérober les femmes aux regards masculins – transforment métaphoriquement l’espace du spectateur (ainsi que son regard) en l’apparentant à celui d’un espace féminin, tel l’antique gynécée, ou l’appartement de femmes, duquel on observe sans être vu.
L’exposition « Africaines » prend sens de par son caractère pluriel. Basanées, noires, métisses ; issues des mondes arabo-musulman, subsaharien ou de l’Océan Indien, les « Africaines » partagent l’expérience d’un corps « autre », exotisé, fantasmé, objectifié. Ainsi, se pose la question de savoir si l’art de l' »Africaine » se définirait par son thème, son esthétique ou par l’identité de son auteur ? « Africaines » nous amène par ailleurs à nous interroger sur le « nous » évoqué par le sociologue jamaïcain Stuart Hall dans son essai « Identité Culturelle et Diaspora » (5). Quelles « Africaines » sommes-nous ? Quels liens entretenons-nous avec l’Afrique, terre de naissance, terre d’origine, ou terre arrachée par l’Histoire ?
C’est peut-être avec ces interrogations qu’il convient d’appréhender « Africaines ». Avec, néanmoins, la certitude qu’une telle exposition se doit d’être une fenêtre sur l’œuvre de chaque plasticienne. Afin que chacune d’entre elle soit pleinement considérée comme artiste avant d’être « Africaine ».

1. N’Goné Fall, « Providing a Space of Freedom : Women Artists from Africa », in Maura Reilly, Linda Nochlin (eds.), « Global Feminisms : New Directions in Contemporary Art« . Londres : Merell ; Brooklyn, NY : Brooklyn Museum, 2007, p. 71.
2. Voir par exemple l’exposition « Femmes dans les Arts d’Afrique », Musée Doper (Paris), octobre 2008-juillet 2009.
3. N’Goné Fall, « Providing a Space of Freedom : Women Artists from Africa », ibid.
4. Id. Citons toutefois l’œuvre d’Awa Thiam, La Parole aux Négresses (1978) et Mariama Bâ, Une si longue lettre (1979).
5. Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora », in J. Rutherford (ed.), Identity, Community, Cultures, Difference. Londres : Laurence and Wishart, 1990, p. 222.
Texte original publié dans Nadira Laggoune-Aklouche (cur.), « Africaines ». Alger : Musée National d’Art Moderne et Contemporain, 2009, p. 11.///Article N° : 10381

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