Marrons. Les esclaves fugitifs : une contribution photographique

Entretien de Marian Nur Goni avec Fabrice Monteiro

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Au cours de cet entretien, le photographe Fabrice Monteiro revient sur son parcours et sur son travail Marrons. Les esclaves fugitifs (1).

Vous avez été mannequin de mode dès l’âge de vingt-deux ans. Qu’est-ce qui vous a décidé à franchir le pas pour passer derrière l’objectif ?

Essentiellement ma rencontre avec le photographe Alfonse Pagano qui a réalisé le magnifique livre Dreads (2). Je l’avais pour voisin lorsque j‘habitais à New-York, il est devenu mon ami et m’a donné libre accès à son studio. J’ai commencé par faire des « tests mode » (3) pour des books de mannequins, mais j’ai très vite réalisé que je ne trouvais pas satisfaction dans ce type d’images. Ce que je voulais, c’était mettre à profit les techniques apprises au cours de ma carrière pour traiter des sujets qui correspondent plus à ma sensibilité.
Comment pensez-vous que votre expérience antérieure ait influencé votre pratique actuelle, ainsi que votre compréhension de l’image photographique ?
J’ai eu la chance d’avoir une assez longue carrière en tant que mannequin et de beaucoup voyager, j’ai également été amené à travailler avec des photographes de renom. L’observation de leurs techniques respectives m’a donné une certaine approche de la photographie, un certain regard, mais les sujets que je traite sont très loin de l’univers de la mode, ils touchent plus à ma double identité de métis et à mon histoire propre.
Vous avez choisi de vous intéresser à la question de l’esclavage et, plus précisément, à celle des esclaves fugitifs. Par quelles étapes êtes-vous passé pour arriver à la forme finale de cette série, à savoir dix portraits en couleur et réalisés sur un fond noir, d’où émergent silhouettes et regards habilement éclairés, le tout alternant certains articles choisi du Code noir ?
Enfant, ma première confrontation avec l’esclavage s’est faite au travers d’une bande-dessinée : Les passagers du vent de François Bourgeon (4). C’est dans ces pages que j’ai vu ces étranges colliers que certains esclaves devaient porter comme punition. Je pense que j’ai été marqué par ces images car les visages dessinés m’étaient familiers. Bien plus tard, j’en ai appris plus sur l’histoire de ma famille, très liée a l’esclavage. Je suis un Agouda (issu de ceux qui sont « partis et revenus »). L’un de mes ancêtres fut mis en esclavage par les Portugais et déporté au Brésil avant de revenir avec le nom de son maître : Monteiro.
La symbolique des entraves est, me semble-t-il, une bonne illustration de la déshumanisation qui s’est opérée. C’était une condition nécessaire à la transformation d’êtres humains en bêtes de somme. Je voulais cette confrontation entre l‘image et le spectateur, que chacun puisse faire face à l’histoire.
La notion de race inférieure n’est qu’un leitmotiv pour se convaincre de l’aspect justifié de cette maltraitance. La véritable raison de tous ces drames est l’appât du gain, quel que soit le bord, vendeur ou acheteur. Rien n’a vraiment changé depuis… La production de sucre était une grande source de profit, mais le travail dans les champs de cannes à sucre était très éprouvant. Une fois les Indiens-Caraïbes décimés, il fallait trouver d’autres bras pour produire la précieuse matière. Les Africains étaient l’outil parfait pour cette besogne.
Les articles du Code noir révèlent crûment cette politique de déshumanisation volontaire.
Pouvez-vous nous parler également du travail de documentation, ainsi que de la fabrication des entraves qui étaient imposées aux esclaves fugitifs, préalable à vos prises de vue ?
Il est effectivement difficile d’obtenir des informations sur l’esclavage. Pourtant, ces déplacements massifs et forcés de populations durant quatre cents ans ont eu, et ont encore, énormément d’incidences sur notre histoire à tous, passée et présente. J’ai cependant pu trouver bon nombre de documents dans les ouvrages de la bibliothèque du Musée du Quai Branly à Paris. Des témoignages d’esclavagistes et d’esclaves, des photos et des lithographies m’ont permis de redessiner cinq entraves à l’aide d’un logiciel de dessin 3D, et de décliner des plans que j’ai présentés à des forgerons béninois.
Dans le texte qui accompagne votre travail, vous expliquez avoir mis sur pied un « studio mobile permettant d’aller à la rencontre des modèles dans les ruelles de Ouidah ».
Comment cette étape délicate a-t-elle été réalisée ? Quelles ont été les réactions des gens suite à votre demande et que demandiez-vous précisément à vos modèles une fois en face de la caméra ?
J’ai monté un studio de bric et de broc dans la maison familiale de Ouidah. Il s’agissait d’une sorte de boîte noire dans laquelle je faisais poser mes modèles au hasard des rencontres dans la ville : ici un pécheur, là un « garde vélo »… La première inquiétude des modèles à la vue de ces colliers métalliques fut de savoir si c’était pour faire de la sorcellerie ! Il faut savoir que Ouidah fut non seulement un des principaux comptoirs du commerce du « bois d’ébène », mais aussi le berceau du vaudou, ce qui explique que ce culte se soit exporté en Haïti, au Brésil ou encore à Cuba. Mais après avoir expliqué ma démarche et, surtout, la fonction de ces carcans, chacun s’est prêté facilement à la mise en scène et à la séance de prise de vue. Ma seule indication était de leur demander de regarder l’objectif. Les colliers ont fait le reste : leurs expressions devenaient naturellement graves lorsqu’on posait le lourd collier de fer froid sur leurs épaules et que l’on fermait celui-ci avec un cadenas…
Quels sont vos projets à venir ?
Je m’apprête à partir pour le Sénégal avec ma compagne. Nous envisageons d’y résider quelques années. J’y achèverai un reportage entamé en décembre 2010 sur la lutte sénégalaise et sur son rôle dans la société : on lui voue un véritable culte, là-bas ! Et pour mon travail de photographe, par sa diversité et par le champ immense des sujets à explorer, l’Afrique demeure le point d’ancrage idéal.

(1) L’ensemble de cette série est visible sur le site d’Afriphoto, à la page suivante : [ici]
(2) Francesco Mastalia, Alfonse Pagano, Alice Walker, Dreads, Artisan, 1999.
(3) Photographies pour « book » de mannequin.
(4) François Bourgeon, Les passagers du vent, Glénat, 1979 (première édition).
17 mai 2011///Article N° : 10197

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Les images de l'article
Marrons, les esclaves fugitifs © Fabrice Monteiro
Marrons, les esclaves fugitifs © Fabrice Monteiro
Marrons, les esclaves fugitifs © Fabrice Monteiro
Marrons, les esclaves fugitifs © Fabrice Monteiro





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