Marcelle Lagesse, doyenne des lettres mauriciennes : une carrière unique.

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Marcelle Lagesse, l’écrivain le plus lu du pays, du fait de sa présence quasi permanente dans les programmes scolaires, est morte à 94 ans le 8 mars dernier. Christophe Cassiau-Haurie revient sur les 50 ans de carrière de celle qui était la doyenne des lettres mauriciennes, immensément respectée dans le milieu littéraire.

Marie Rita Marcelle Caboche était née le 07 février 1916 à l’île Maurice. Mariée jeune, elle devient veuve après le décès de son époux, Gaston Lagesse et décide de suivre son père nommé administrateur des îles Salomon, appartenant à l’archipel des Chagos. Elle y restera de 1938 à 1942 avant de revenir à Maurice où elle s’installe définitivement.
L’ensemble de son œuvre est riche et variée et peut s’articuler autour de plusieurs pôles : le journalisme, le roman, le théâtre et l’histoire…
A son retour dans son île natale, Marcelle Lagesse commença une carrière de journaliste. Elle commença par collaborer à Savez vous que ? le Journal officiel du Public relations Office de 1942 à 1950. En parallèle, elle écrivait des articles pour trois quotidiens mauriciens, Le Cernéen, Le Mauricien et Advance qui, pendant les années difficiles de la deuxième guerre mondiale, en raison de la pénurie de papier, s’étaient alors regroupés en une seule feuille tout en gardant néanmoins leur autonomie. Lorsque ces trois quotidiens se séparèrent, Marcelle Lagesse continua à collaborer au Mauricien jusqu’en 1961. Cette année-là, elle rejoignit Action, journal créé par Roger Merven dans les années 50 et qui visait à séduire un nouveau public. Vendu à cinq sous l’exemplaire, Action a œuvré de 1957 à 1964. Ensuite, sollicitée par Advance, Marcelle Lagesse y collabora en écrivant des chroniques hebdomadaires jusqu’en 1971, année du changement de rédacteur en chef et du début du déclin pour ce journal qui devait disparaître l’année suivante. En 1972, pendant cette période de chômage forcé, Marcelle Lagesse effectua un remplacement de quelques mois à l’Agence France Presse. Puis, durant les quinze années suivantes, elle s’occupa de la rubrique Histoire du quotidien L’express, y proposant aussi d’autres sujets tels que le Journal d’une Mauricienne moyenne. En 1987, elle décida de mettre fin à 35 années de journalisme afin de se consacrer à la rédaction de l’histoire de la Mauritius Commercial Bank Ltd puis à des recherches sur sa propre famille avant son installation à l’île de France. Recherches qui donneront matière à son dernier ouvrage, qu’elle a publié en 2004, à l’âge de 88 ans.
Au total, Marcelle Lagesse est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Après un recueil de contes paru en 1951, sous le pseudonyme de Rita Marc, Les contes du samedi, son premier roman, La Diligence s’éloigne à l’Aube, fut édité à l’île Maurice en 1958 et à Paris par Juillard en 1959. Il fut suivi en 1960 par Le Vingt Floréal au Matin, puis A l’île Maurice (1971), Sont amis que vent emporte (1973), qui reçut le prix des Mascareignes 1974, Des pas sur le sable (1975), Une lanterne au Mât d’Artimon (1979), Une jeune femme au Mont Limon (1993) et Cette Maison pleine de fantômes en 2001. Plusieurs de ces romans ont été traduits en langues étrangères : La Diligence s’éloigne à l’Aube qui fut un grand succès en France, récompensé par le prix Robert Bargues décerné par le PEN club de France, a été traduit en russe (1987) et en anglais sous le titre Isabel (1995). Une lanterne au Mât d’Artimon fut aussi traduit en russe en 1988. Plusieurs de ces ouvrages ont figuré au programme de littérature française du School Certificate pour l’île Maurice fixé par l’Université de Cambridge : La Diligence s’éloigne à l’Aube (en 1977/78, 1985/86 et 1995/96), Le vingt Floréal au Matin (en 1980/81 et 1991/92), Une jeune femme au Mont Limon (en 1998/99) et Cette Maison pleine de fantômes (en 2006/07). Marcelle Lagesse a également écrit 7 pièces, qui toutes ont été jouées, mais n’ont jamais été publiées : Les Palmiers de la Source et Comme un feu de proue (1964) ; une pièce radiophonique pour l’ORTF en 1965, Villebague ; une autre pièce radiophonique, Carolyne ; L’amour à travers les âges (1974) ; Un Homme parmi les autres (1977) et Chantons la Liberté en 1984. Ce patrimoine reste, de nos jours, inédit, faute d’éditeurs. Seule Villebague a été publiée sous forme de roman à Paris, chez Arthème Fayard.
Mais la véritable passion de l’écrivaine reste l’histoire de son pays sur laquelle elle a écrit plusieurs ouvrages devenus des classiques du genre : A la découverte de l’île Maurice (1970) ; L’île de France avant Labourdonnais (1972) qui reste un ouvrage de référence sur l’histoire de l’île du 17ème et début du 18ème siècle ; L’Hôtel du Gouvernement parula même année, sur le plus beau bâtiment de Port Louis, toujours en activité ; deux ouvrages sur l’histoire de deux grosses entreprises historiques de l’île : Blyth Brothers Co Ltd (1980) et 150 ans de Jeunesse, Historique de la Banque Commerciale (1988) ; Un peu de Magie peut-être… où elle étudie l’arbre généalogique de sa famille jusqu’à remonter aux premiers colons venus s’implanter à Maurice en 1753 ; les textes de Maurice vue du Ciel, ouvrage qui a précédé de plus d’une décennie (1986) les publications de Yann Arthus-Bertrand ; enfin, et surtout, en 1994, Ces hommes de la Mer, ouvrage traitant de l’aventure des corsaires qui avaient choisi l’île de France comme repaire au cours du 18ème siècle. Son intérêt pour l’histoire ne s’arrête pas là. Descendante d’une vieille famille originaire de la Bretagne et installée à l’île de France dès le milieu du XVIIIe siècle, Marcelle Lagesse a aussi fait revivre le passé mauricien dans ses romans évoquant des faits historiques en toile de fond.
La diligence s’éloigne à l’aube se déroule en 1833, au début de l’occupation anglaise, un an avant l’abolition programmée de l’esclavage. Une lanterne au mât d’artimon se situe au début du XVIIIème siècle (1725 – 1735), juste avant l’arrivée de Mahé de la Bourdonnais, le grand bâtisseur de l’île, et au moment de l’arrivée des premières femmes. Cette maison pleine de fantômes prend place au moment du passage de l’île dans le giron royal, une époque charnière pour le développement de la colonie, et évoque un fait historique attesté : l’explosion de l’arsenal au nord – ouest de l’île qui causa de nombreux morts à l’époque. Le vingt floréal au matin évoque l’attaque navale anglaise le 09 mai 1799 qui faillit faire tomber l’île de France dans le giron britannique. Des pas sur le sable se déroule au moment de la découverte des Chagos par les corsaires français qui en font un havre de relâche dans la région et Sont amis que vent emporte, seul roman se déroulant à l’époque contemporaine, traite des débuts de l’aviation dans l’Océan Indien. L’intérêt de tous ces romans « ne réside pas dans l’intrigue, ni dans l’originalité des caractères, mais plutôt dans l’attachante reconstitution de la vie sociale, politique et économique de l’île » (1).
Lire Marcelle Lagesse constitue également une balade géographique à travers l’île. Une lanterne au mât d’artimon évoque le nord de l’île (Grand Baie), Cette maison pleine de fantômes se déroule au Nord Ouest de Port Louis, Le vingt floréal au matin se situe dans le district de Rivière Noire et La diligence s’éloigne à l’aube à Mahébourg, tout comme Sont amis que vent emporte. Enfin, Des pas sur le sable évoque Les Chagos et Une jeune femme au Mont Limon, l’île de Rodrigue. Ainsi, les romans de Marcelle Lagesse sont une véritable invitation à la découverte de son pays. Comme le spécifie l’académicien Daniel-Rops dans sa préface de La diligence s’éloigne à l’aube, roman qui offre au lecteur une longue description de l’île Maurice du début du 19ème lors d’un voyage en diligence amenant les protagonistes de l’intrigue, de Port Louis à Mahébourg (voyage qui, à l’époque, durait 2 jours entiers) : « C’est l’invitation au voyage la plus baudelairienne, satisfaite au long de ces pages caressantes« .
Une grande partie de l’œuvre de Marcelle Lagesse mêle les ingrédients du roman policier aux charmes du roman de nostalgie historique. C’est particulièrement le cas pour La diligence s’éloigne à l’aube, roman le plus célèbre de son parcours, qui évoque l’installation à Maurice de Nicolas Kérubec, venu recueillir l’héritage de son cousin assassiné. Le pays lui plaît. Il entreprend de mettre en valeur sa propriété, et ne reste pas insensible à la séduction de sa voisine, Isabelle, une jeune veuve, dont il rachète la plantation. Ce roman, comme les suivants, repose sur une documentation solide et se termine par une note de mystère à laquelle l’auteur ne répond pas : qui a tué François Kérubec, le cousin du héros ?
Cet ouvrage n’est pas le seul à se terminer sur une interrogation. Le responsable de l’explosion de l’arsenal reste inconnu dans Cette maison pleine de fantômes. L’identité de l’inconnu venu mourir dans la maison familiale dans Une jeune femme au mont Limon ne sera révélée qu’à la fin du roman. Le contenu du message, au centre de l’intrigue dans Une lanterne au mât d’artimon, ne sera jamais révélé. Les héroïnes des romans de Marcelle Lagesse, veuves ou célibataires, jeunes filles de bonne famille ou orphelines, sont souvent des femmes de caractère, courageuses et fortes. Les personnages masculins, à côté, apparaissent plus gauches, face à la personnalité de l’héroïne, en retrait, voire même carrément absents. Cette particularité est assez rare dans les romans de cette époque, en particulier dans les pays du Sud encore colonisés comme l’était Maurice.
Malgré une très belle carrière, des prix littéraires, des distinctions honorifiques (2) et une partie de son œuvre mise au programme à l’école de son pays, Marcelle Lagesse reste pourtant méconnue en dehors des frontières mauriciennes et un peu oubliée par ses compatriotes. Son œuvre n’est pas étudiée à l’université, son nom à peine évoqué dans les anthologies et autres dictionnaires littéraires, une grande partie de ses livres n’est plus éditée en dehors des marchés scolaires et donc indisponibles pour le grand public et son nom tapé sur google ne débouche que sur des bibliographies. En d’autres termes, si l’écolier mauricien étudie Marcelle Lagesse, l’adulte mauricien ou étranger ne la lit plus. Il est bien évidement difficile de donner des raisons à ce constat. Quelques pistes peuvent être évoquées. L’écriture de Marcelle Lagesse reste très classique voire un peu désuète. Pourtant contemporaine des auteurs du nouveau roman, elle se rattache par son style davantage au début du 20ème siècle, à la tradition des écrivains à l’ancienne qui ne fait plus école de nos jours. De plus, elle a, à l’instar des écrivains du siècle dernier (Robert Edwart Hart, Marcel Cabon) également souffert de l’ombre tutélaire de Malcolm de Chazal, ombre de plus en plus pesante avec le temps qui passe. Une autre raison est évoquée par Jean Louis Joubert, qui souligne qu' »On lui a reproché sa complaisance à rêver sur un mode euphorique une époque et une société esclavagistes. (3) » En effet, ses romans qui se déroulent pour beaucoup à l’époque coloniale française n’évoquent rien pour la plupart des Mauriciens, d’origine indienne ou africaine. De plus, les stigmates de l’esclavage et de l’engagisme sont loin d’être complètement guéris pour une grande partie de la population. De fait, Marcelle Lagesse, dont tous les principaux personnages sont issus des familles de colons blancs, reste catégorisée par beaucoup comme la mémorialiste de la vie des colons, sans que son souci de mémoire ne soit repris à leurs comptes par les autres composantes de la société mauricienne. Pourtant, l’écrivaine fait une large part aux considérations d’existence des esclaves : « Ce qui paraissait normal à la plupart des Mauriciens habitués depuis l’enfance à traiter leurs noirs en bête de somme, heurtait mon sens de l’équité. » (4) et évoque largement le camp des esclaves dans Le Vingt Floréal au Matin. Sur un plan personnel, les avis sont unanimes sur sa personnalité, sa gentillesse, son amabilité et son mépris des conventions et des origines communautaires de ses amis et interlocuteurs. De plus, sa carrière littéraire et journalistique n’est en aucune façon le choix d’une bourgeoise désœuvrée cherchant des occupations pour tromper son ennui mais bel et bien la nécessité absolue d’une veuve désargentée obligée de travailler pour élever ses enfants dans une colonie où la place de la femme au foyer était fixée d’avance.
Mais sa façon nostalgique d’évoquer ce passé, douloureux pour beaucoup, la range dans une certaine catégorie même si son œuvre « prend congé d’une époque et d’un style de vie. La Franco – Mauricienne Marcelle Lagesse sait bien que ce qu’elle évoque appartient à un passé révolu : son roman (nda : il s’agit de La diligence.) tient de la conduite de deuil et de la déploration… » (5).
Mais, tout cela n’empêche pas plusieurs générations d’écoliers mauriciens passés et présents, toutes communautés confondues, de découvrir le talent aisé et généreux (6) de cette grande dame des lettres mauriciennes qui restera une référence pour le milieu littéraire insulaire par l’ampleur et la variété de son œuvre.

Jean Georges Prosper, Histoire de la littérature mauricienne de langue française, Editions de l’Océan Indien, 1993. ISBN 99903-0-156-5, p. 252.
1. Marcelle Lagesse est Officier des palmes académiques, Chevalier de l’Ordre national du Mérite et, en 1981, obtint la nationalité française par décret.
2. Jean Louis Joubert, Littérature de l’Océan Indien, Edicef, Vances, 1991.
3. Extrait de La diligence s’éloigne à l’aube.
4. Jean Louis Joubert, Op. cit. Cependant, Joubert se trompe, Marcelle Lagesse n’est pas issue de la communauté franco-mauricienne.
5. K. Hazareesingh, Anthologie des lettres mauriciennes, Editions de l’Océan Indien, 1978, p. 93.
Remerciements à Catherine Boudet, Yusuf Kadel et Fabienne Alnot.///Article N° : 10131

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Les images de l'article
La Diligence s'éloigne à l'aube, 1958.
Cette maison pleine de fantomes, 1962.





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