Koffi Kwahulé :  » J’ai voulu Monsieur Ki aussi tyrannique qu’un alexandrin « 

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Koffi Kwahulé

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Dramaturge reconnu, dont l’œuvre est jouée à un peu partout dans le monde, particulièrement sur les scènes européennes et américaines, Koffi Kwahulé est aussi romancier. Son admirable Babyface (1), distingué par le prix Ahmadou Kourouma en 2006, l’a imposé comme narrateur. Monsieur Ki (2), l’installe comme une voix majeure du roman contemporain.

Mr Ki a un lien évident avec votre pièce  » Village fou ou les déconnards « . En quoi ce roman se distingue-t-il de la pièce ?
Il faut rappeler que le projet initial était le roman, et non la pièce de théâtre. Mais il se trouve qu’à l’époque Sidiki Bakaba (3) m’avait demandé un monologue ; c’est ainsi que j’ai écrit  » Les Déconnards  » puisque l’intérêt de Sidiki en créait une finalité concrète. La pièce a en effet  » inauguré  » en 1998 le Théâtre du Verbe Incarné d’Avignon, avant une tournée à travers toute la Côte d’Ivoire. Il est donc normal que le roman Monsieur Ki porte, si j’ose dire, les stigmates de la pièce. Cependant les différences sont nettes. L’écriture théâtrale est par nature une écriture de l’économie, de la restriction, car il s’agit de convoquer dans un espace (la scène de théâtre) et un temps (celui de la cérémonie théâtrale) limités tout le temps et tout l’espace du monde. L’écriture théâtrale tente donc de capter d’instinct la quintessence de la totalité vivante. Le roman en revanche, en tous les cas, à travers l’expérience que j’en ai, ouvre le champ du tout possible, et pose par conséquent, beaucoup plus violemment, il me semble, la question de la responsabilité. Car si tout est possible, tout n’est pas nécessaire. Où sont donc les chemins du nécessaire dans ce tout possible ? Monsieur Ki explore ce dilemme, car croyez-moi, le roman aurait pu encore aller plus dans  » tous les sens « , si cette question ne m’avait servi de sentinelle. Là où la pièce se concentrait exclusivement sur les récits du premier locataire, le roman exhume des personnages comme la concierge et le second locataire qui n’étaient que des  » ombres  » au théâtre. D’autre part, la  » liberté  » qu’offre le roman m’a permis, du moins je l’espère, de mieux explorer, au niveau de la forme, mon tête-à-tête avec le jazz.
Qui est vraiment Monsieur Ki ?
Monsieur Ki ? Disons que c’est le lecteur. Contrairement au théâtre qui a vocation à rassembler, le roman s’élabore dans la solitude vers une autre solitude, celle du lecteur ; au théâtre une personne raconte un  » il était une fois  » donné pour un  » ici et maintenant « , à une ou plusieurs autres personnes, tandis que le lecteur de roman se raconte à lui-même une histoire (ou des histoires) dans l’intimité, c’est quelqu’un qui se parle à lui-même. Exactement comme le locataire de Monsieur Ki. En fait, j’aimerais qu’on ne perde jamais de vue que je suis un dramaturge qui aborde le champ du roman, c’est-à-dire que je veux donner l’illusion, car le théâtre est avant tout affaire d’illusion, l’illusion donc que le roman est un espace de partage. Aussi Monsieur Ki, roman des solitudes, est-il paradoxalement, en tous les cas tel était mon but, celui dont on a envie de partager à haute voix des passages avec quelqu’un d’autre. Ceci étant dit,  » l’impersonnage  » de Monsieur Ki peut être perçu comme une entité supérieure, invisible et silencieuse. L’Absent. Et lorsqu’on parle aussi longtemps à l’invisible silencieux, nous sommes face à une prière. Je suis qui (Ki) je suis. À ce titre, le testament du locataire peut être lu comme une prière.
Votre manière d’aborder la question de la sorcellerie surprend. Sous votre plume, le lecteur a du mal à mettre en doute son existence. On aimerait bien connaître le point de vue de Mr K. K là-dessus ?
Mais tant mieux ! Parce que je n’avais pas envie de mettre en doute la sorcellerie. Monsieur Ki est la tentative d’un étudiant africain pour recréer dans une chambre de bonne parisienne l’Afrique qui s’éloigne de lui. Et, même si aujourd’hui je suis nécessairement devenu autre chose, j’ai été structuré par toutes ces croyances. Quelles que soient mes idées actuelles, à un moment donné de ma vie j’y ai cru. Depuis qu’on fait croire aux romanciers africains d’expression française qu’ils sont intelligents et talentueux dans la mesure où ils démontrent à quel point – quand ils ne jettent pas sur tout cela un regard condescendant – ils ont su tourner le dos aux croyances, plus précisément aux superstitions, car ici ce ne sont plus des croyances, mais superstitions… Au nom de quel universalisme, la sorcellerie, les cocotiers, les filles aux seins nus, les hommes aux sexes énormes ont-ils été ravalés au statut de clichés littéraires ? Bref, j’ai voulu avec Monsieur Ki écrire un roman animiste cousu de clichés, un roman nostalgique.
On a souvent fait référence au jazz concernant votre écriture. Mais il semble que c’est vraiment dans monsieur KI, que ce parallèle entre votre écriture et le Jazz se confirme. On peut ici parler d’improvisation dans l’écriture romanesque. Partagez-vous ce point de vue ?
Justement le jazz… Vous savez, le jazz aussi est d’une certaine manière cousu de clichés. Parce qu’ici aussi, il s’agit de la musique d’une nostalgie, du royaume perdu. Le parallèle que vous notez existe également dans des textes comme Babyface, Misterioso-119, Jaz, ou même La Mélancolie des barbares. Cependant, et vous avez raison, c’est dans Monsieur Ki que l’improvisation est plus visible, plus  » sonore « , parce que plus clairement définie. Contrairement à Babyface qui offrait une polyphonie d’une dizaine de  » voix  » se coupant quelquefois la parole comme si chacune essayait de s’approprier le plus de temps (musical) possible, Monsieur Ki s’articule autour de trois voix clairement distinctes : le testament du locataire, le second locataire et la concierge. C’est un trio dans lequel le testament fait office de section rythmique sur lequel improvisent la concierge et le second locataire. On peut aussi  » écouter  » différemment le roman en inversant cette figure : le second locataire et la concierge sont des instruments qui accompagnent l’improvisation d’une chanteuse (le testament) même si c’est une voix masculine dans le roman… La sensation d’improvisation est renforcée parailleurs par le très grand nombre de digressions, comme si le roman était une suite de digressions En fait, Monsieur Ki renvoie à un jazz plus classique, au middle jazz, plus aisément identifiable même pour ceux dont le jazz n’est pas habituellement la tasse de thé.
Tout le roman est construit sous le prisme du double. Afrique / France. Gravité / légèreté. Vie / Mort. etc. Mais il semble que la présence du masque dédouble le double…
En effet. Plus que le second locataire, le masque est  » l’autre  » de l’étudiant, sa voix, si j’ose dire, d’outre-pays, l’appel lancinant de cette autre part de lui-même qu’il tente d’étouffer afin de s’épanouir sans ambiguïté dans sa nouvelle aventure. Car, quoi qu’il en dise, l’étudiant ne retournera plus au village ; il est irrémédiablement devenu un  » autre masque « , avec l’espoir secret qu’on accepte qu’il ait échappé à l’aventure ambiguë de Samba Diallo, le héros Cheikh Hamidou Kane. La tragédie se répète ici en délire loufoque. Telle est la prière qu’il adresse aux siens à travers le masque.
Existe-il une philosophie du déconnement de Mr K. K ?
La philosophie du déconnement est justement de ne pas en avoir…
La solitude n’est-il pas finalement le thème de ce roman ? Et la folie dans tout ça ?
La solitude est effectivement le maître mot de Monsieur Ki, ou plus exactement le silence. Deux silences, celui du premier locataire et celui de la concierge. Le propre du silence est d’être aussi bavard qu’une tombe. Aussi le roman fait-il sonner deux logorrhées qui n’arrivent pas vraiment à se croiser. Le locataire peuple son silence d’histoires de son pays, nous renvoyant à la solitude du lecteur de roman, tandis que la concierge comble le sien par les histoires que lui  » montrent  » la télévision, nous installant ainsi dans la solitude du spectateur de cinéma ou de théâtre. Car malgré les apparences, les spectateurs, au cinéma comme au théâtre, constituent une communauté de solitudes. Un roman de dramaturge. Deux longs chorus qui ne se croisent que rarement, mais qui forment avec le deuxième locataire une partition dont les multiples bifurcations finissent par créer un ensemble harmonieux longtemps après, dans les échos que laissent derrière elles ces trois voix. Et lorsque ces deux silences, le locataire et la concierge, sortent de leur autisme pour s’adresser au monde, affleure la folie au bout de chaque mot. Car la vraie folie dans Monsieur Ki n’est pas celle des habitants de Djimi. Après tout, ces fous de Djimi, ne sont peut-être, comme le reconnaît d’ailleurs le narrateur lui-même, que des sornettes qu’un esprit malade de solitude se raconte pour éponger son trop de temps. La concierge pour sa part dira à la fin du roman que si ça se trouve, c’est la solitude qui lui a raconté des histoires. Cette solitude qui fait d’un côté croire qu’on reçoit régulièrement des lettres d’un voisin irascible, qu’on a vu un masque africain derrière sa vitre, et de l’autre qu’on parle tout le temps à un certain Monsieur Ki ou qu’un masque est venu d’Afrique pour vous demander de retourner au village porter le masque… La folie de Djimi est plutôt jubilatoire, une folie qui s’oppose aux contraintes sociales, morales et politiques, en un mot au prêt à vivre du politiquement correct.
 » Monsieur KI  » est construit autour d’un enchâssement de récits dans le Grand récit. Et pourtant à la fin, le roman se lit comme « un poème » (je maintiens le mot poème. Parce que pour la poésie, ce n’est pas seulement les vers dans une langue châtiée). Comment expliquez ce paradoxe ?
Vous avez complètement raison. La folie, au-delà des souffrances du fou et des siens, est, dans son apparaître même, poésie. Comme je l’ai déjà dit, tout le roman peut être lu comme une prière, donc d’une certaine manière comme l’expression d’un monde poétique par sa folie. Voilà pourquoi s’il semble être écrit d’une traite, il est préférable de lire Monsieur Ki par séquences, par bouts, en se mettant dans les dispositions mentales qu’implique le caractère  » fermé  » du poème. C’est d’ailleurs pour cela que le roman s’offre aussi  » décousu  » au lecteur, afin qu’on ne puisse pas s’y laisser aller. Il faut le lire, point. En réalité, malgré l’oralité exhibée, j’ai voulu Monsieur Ki aussi tyrannique qu’un alexandrin. Puis à la fin, les derniers mots viennent en effet rappeler qu’au fond, nous venons de traverser un poème.

1. Babyface, Éditions Gallimard, coll.  » Continents noirs, 2006
2. Monsieur Ki: rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps, Éditions Gallimard, coll.  » Continents noirs, 2010
3. Acteur, réalisateur, cinéaste, metteur en scène ivoirien
///Article N° : 9553

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