Comores

Un pays en quête d'une toile

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Les Comoriens s’essaient depuis peu au cinéma. Une expression nouvelle pour un pays longtemps absent des salles obscures. Un art surtout porté par de jeunes réalisateurs vivant en diaspora.

Ils se nomment Mamadali, Allaoui, Said-Ouma ou encore Ahamada. Ils sont pratiquement inconnus du circuit établi. Ils incarnent la première génération de réalisateurs comoriens. Avec des films parfois enfantés dans la douleur, faute de moyens et de soutiens. Des films commis en diaspora avec des bouts de ficelle et de l’audace. Des films trop peu vus par leurs compatriotes, étant donné la quasi-inexistence d’un circuit de distribution dans l’Archipel. Des films circulant davantage à l’étranger. Dans des festivals tels que Cannes, Namur, Carthage, Fifai. Pendant que le public comorien, lui, se laisse gagner par le sirupeux des soap opera from Brazil, les clichés spectaculaires des films de Boll & Hollywood ou encore l’action pur jus du cinéma asiatique qui cogne.
L’Union des Comores n’a jamais cherché à s’inventer une présence véritable sur les petits et moyens écrans du monde entier. En réponse aux images en provenance d’Europe, d’Amérique ou d’Asie, elle ne dispose que de sa télé locale. Moins d’une dizaine de chaînes, villageoises ou régionales pour la plupart, rudement concurrencées par le câble et le satellite. La chaîne nationale, la seule à porter ce label, possède à peine les moyens de diffuser au-delà de la capitale. Le contenu est le même pour tous. Au-delà des reprises de films américains, d’émissions françaises ou de magazines arabes, les programmes de toutes ces chaînes plus ou moins autonomes se résument à l’info, aux derniers clips d’artistes à la mode, aux images de mariages coutumiers et de voyages officiels d’hommes politiques. Aucune place n’y est faite aux réalisateurs comoriens.
Il y a certes quelques vidéos, circulant sous le manteau, sur le marché pirate du dvd. « Shawararu », trilogie populaire, inspirée du boulevard, en une. Images au rendu discutable, budget inexistant, acteurs sous-payés. Ce dernier projet traduit juste un usage populaire fait de la caméra dv par les téléphages du coin. Un phénomène n’entretenant aucune espèce de rapport fécond avec ce que produisent les réalisateurs dont nous parlons. Des réals considérés comme autant d’ovnis par leurs compatriotes. Qui ne sont pas légions, il faut bien le dire. On pourrait presque les compter sur les doigts d’une main. Et leur production totale n’atteint que difficilement la vingtaine de films défendables. Baco, le premier film comorien salué dans les festivals francophones, n’est sorti qu’en 1997.Une fable critique sur les limites de l’autocratie. Un film cosigné par Mamadali et Fidaali, dont les Comoriens ne se souviennent plus du titre.
Litres de Ahmed Mze Boina, documentaire portant sur l’exil et la maladie, produit en 2000 par les Ateliers Varan, est part de village en village, de foyer culturel en place publique, conférences à l’appui, à sa sortie. Le fait d’être le seul de cette génération de réals à habiter l’Archipel a dû beaucoup jouer pour Mze Boina. Un avantage certain sur ses camarades vivant en diaspora. Le film n’aura malgré tout pas rencontré son public. « L’idée était de parler de l’exil comorien à travers les dialysés – insuffisants rénaux et diabétiques- comoriens qui partent à Maurice. Car c’est le seul endroit où ils peuvent se faire dialyser. Pour moi, c’est une allégorie de ce qui arrive à tous les Comoriens, qui sentent le besoin ou la nécessité de partir. J’ai suivi des dialysés pendant deux mois. Le nom du film, Litres, représente à la fois les litres d’eau purgée, mais aussi les litres de larmes versées par ces exilés forcés, et enfin des larmes que je verse moi-même sur mon identité et mon propre pays. Mais de retour à Moroni, le film n’a eu de succès que dans le milieu médical. Les gens n’ont pas perçu le côté plus général sur les Comoriens, de ce que je voulais montrer. Ils n’ont pu voir que cet aspect de la dialyse ».
Un cinéma qu’on ne peut soupçonner d’intellectualisme, basé sur le témoignage émouvant d’un patient condamné. Les images de Mze Boina sont quelque peu conventionnelles. Litres rappelle en outre la situation de nombreux malades, obligés de migrer pour continuer à se maintenir en vie. Le succès escompté n’eut pas lieu pour autant. Comme si le public espérait d’autres images de la part d’un concitoyen. Lesquelles ? Nul ne sait. Mais on ne peut ignorer la problématique d’un public plus que formaté par des images extérieures, porteuses de stéréotypes occidentaux. Aucun réalisateur n’a cherché à répondre à cette question. Pis ! Ceux qui tentent leurs chances après Mze Boina, Mamadali et Fidaali, auprès de ce public, ont eu l’air de zapper l’interrogation, en se passionnant davantage pour des esthétiques peu consensuelles. Une tendance qui n’a guère contribué à les installer durablement dans l’imagerie nationale et populaire. Le réalisateur Djoumoi Saïd, projectionniste dans un cinéma art et essai à Dunkerque, inscrit par exemple son travail dans l’expérimental. Baruwa Super 8, son premier film, est une lettre vidéo arty, adressée à sa propre mère restée aux Comores, à travers laquelle il filme son quotidien français et se fait filmer dans un format trouble, au rendu proche du super 8. Rares sont les Comoriens l’ayant vu. Mais ceux qui l’ont vu sont restés dubitatifs, certains allant jusqu’à demander où se trouvait le rapport avec les Comores dans le film.
Pareil ou presque pour Mounir Allaoui, un jeune vidéaste diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de la Réunion. Son écriture seulement portée par les corps, les voix et leur rapport à l’espace, déroute l’œil compatriote. Parfois programmé dans des installations, son travail le situe de facto dans une vision décalée du réel. « On a souvent une idée prédéfinie de ce à quoi ressemblent réellement les choses, confie-t-il. J’emploie ici le mot réel dans son usage commun. Le réel, dans le langage commun, c’est ce qu’il y’ a de moins abstrait, de plus vrai, de plus concret. Il me semble pourtant évident que ce que l’on soumet souvent à ce terme n’est qu’une réalité dominante ». Son film présenté au FIFAI 06, Mhaza Kungumanga, est un conte filmé à rebours, où il confronte le récit d’une conteuse, gardienne de la mémoire, avec la parole d’un homme politique, à la veille d’une élection présidentielle d’une manière totalement subjective, voire insoumise aux codes : « Ce qui se prétend œuvre d’art veut montrer un aspect du monde qui n’est pas évident […] Le regard que propose un travail à prétention artistique se veut hors norme, car il tente de proposer une vision. Montrer la norme, la dominante, revient à ne rien montrer, c’est ajouter un signe déjà parfaitement assimilé, et l’ajout d’un signe déjà parfaitement assimilé est nul ». Un débat qui interpelle peu le public comorien, pris qu’il est dans l’étau des images de série B de ces années DVD. Résident à la Réunion, Mounir Allaoui reste un quasi inconnu aux yeux de ses compatriotes dont il se réclame à peine, n’étant pas lui-même très porté sur les discours d’appartenance communautaire.
Autre réalisateur issu de cette nouvelle fratrie d’artistes du pays des lunes : Mohamed Said Ouma. Adjoint à la programmation du Festival du Film d’Afrique et des Îles à la Réunion, il a fini il y a bientôt deux ans son premier film : « Le mythe de la cinquième île ». Né à la Réunion de parents comoriens venant de Madagascar, Saïd Ouma, qui a grandi à Dunkerque, vécu à Londres, se penche sur son identité. Un essai filmique sur une réalité [celle de sa diaspora]souvent présentée comme disparate par effet de simplification du discours. Discours en fragments et esthétique de la déconstruction. Présenté à Moroni, lors du festival O Mcezo* de l’Université des Comores en 2007, son film a fait plus que susciter des interrogations. Assoiffé d’images d’Epinal sur sa diaspora, le public s’est retrouvé face à l’intimité d’un homme en quête de son moi éclaté. Malaise ! Un malaise dû en partie aux images naviguant sans complexe sur le fil de leur existence, tout en étant porté par une parole d’individu se situant hors des cadres de la communauté. Said Ouma se réclame de cette terre, tout en se positionnant autre et différent. Il brouille volontiers les pistes et s’inscrit dans une forme d’errance du discours. Il y a comme un désir chez lui de s’affranchir des limites de ce paysage insulaire. « Les Comores, c’est un espace imaginaire pour moi, donc ça tient lieu de fantasme. Je n’y ai pas d’ancrage physique précis. Je m’y sens chez moi, quelque soit l’île ou le village pour une raison mesquine. Je sais que je n’y suis que de passage ; Mais plus que mon fantasme des Iles, c’est un pays du possible et de l’ouverture depuis que je m’intéresse à son histoire ». Les Comores seraient-ils un « concept » ? Le public s’est montré ce jour-là incapable de soutenir le débat avec ce fils prodigue d’une diaspora sans cesse sur le retour.
Mohamed Said Ouma, à l’instar des réalisateurs comoriens de sa génération, ne se conforme pas aux usages de l’imagerie dominante. Ce qui finit par déconcerter ses concitoyens. Arriveront-ils, lui et les autres, à convaincre un jour de ce qu’ils considèrent pourtant comme une nécessité, à savoir filmer les Comores autrement ? Ni prosélytisme, ni passion déplacée pour un pays ancestral, il s’agit surtout de détruire une image toute faite. Image d’un pays en proie à la dépossession de son propre imaginaire. Trop de clichés et peu d’images fidèles reflétant la dynamique d’un peuple aux identités brouillées. Le temps est peut-être venu de raconter la complexité des héritages en images. Vaste ambition qui les amène à transcender le quotidien dans une recherche formelle aux contours inédits pour les leurs, voir avant-gardiste pour ne prendre que l’exemple d’un Mounir Allaoui, avec ses vidéogrammes de plasticien. Et tout se passe comme s’il y avait un fossé entre le niveau d’exigence de leurs films et le quotidien qui les inspire. Ils se retrouvent à cheminer hors des sentiers battus alors que le public comorien, lui, a besoin d’être accompagné pour s’affranchir du poids des images étrangères, vendues via la télé et les dvd.
Ces jeunes réalisateurs se risquent ainsi à l’incompréhension du grand nombre. Leurs œuvres, même si elles ne sont pas totalement abouties, se nourrissent de références et de discours radicaux. Ils puisent avec une certaine fierté dans un cinéma d’auteur, indépendant, extrêmement avant-gardiste, et souhaiteraient en faire autant que leurs idoles à la caméra. Et leurs compatriotes n’en demandent pas tant à première vue. Ils se contenteraient bien d’un miroir sans fards lorsqu’on les convie à l’écran. « Dans notre culture, déclarait Ahmed Mze Boina, la notion de miroir est assez ambiguë. Si l’on considère que l’art est un miroir pour réaliser son autocritique, aux Comores, cela ne fonctionne pas comme ça. Car le miroir que nous avons n’est pas le miroir freudien ou le miroir aux alouettes, c’est plutôt le miroir de Narcisse, qui s’auto-suffit dans sa beauté. On n’ose pas se représenter. La plupart des expressions artistiques sont des expressions coutumières. Les danses traditionnelles, on y va pour être vu, pas pour se faire plaisir à danser, pour la séduction, pour montrer qu’on sait faire. C’est très dangereux, l’autosuffisance. Du coup, l’image ne peut être que le reflet de cette autosuffisance. Aujourd’hui, tous les amateurs de vidéo ou de télé filment les danses, les mariages, rien d’autre. Quand on montre des images de souffrance, ça ne passe pas. Pourtant, on a besoin de ça pour grandir, pour entrer dans l’âge adulte ». Est-ce à dire que ce public comorien n’évoluera jamais dans son rapport à l’image ?
Difficile de l’admettre ! Mais les choses sont ce qu’elles sont, faute de volonté politique et de dynamique dédiée à la création. La télévision nationale s’arrange avec ses images appauvries. Les salles de cinéma ont fermé depuis les années 80. Quant au regard, il subit les contrecoups de la privatisation de l’image par le biais du lecteur DVD. Qui a mis fin aux joies collectives partagées lors des projections publiques de jadis. Il est vrai aussi qu’aucun de ces réalisateurs n’a cherché, au-delà de la simple promo d’un film, à défendre cette nécessité d’un autre rapport à l’image chez son compatriote. Leur existence en tant que réalisateurs comoriens suppose effectivement un travail de vulgarisation préalable que l’État, en faillite perpétuelle sur plusieurs fronts, n’a pas vraiment les moyens d’effectuer. Ce qui explique qu’il n’y ait aucune politique nationale allant dans ce sens. Faire des films demeure donc un acte pionnier pour le commun des Comoriens, quand il n’est pas synonyme d’abstraction, souvent. Nommer ce métier est déjà une problématique en soi. « Pour décrire ce que je fais auprès de ses amies, ma mère ne va pas employer le mot « cinéaste ». Elle emploie plutôt le terme de journaliste. D’autres vont dire « caméraman ». Ou bien, on le décrit par le geste. Mon oncle quand on parlait de film, me mimait une personne qui tournait la manivelle d’une vieille Bolex (caméra 16) » raconte Hachimiya Ahamada, réalisatrice de La résidence Ylang Ylang, court-métrage présenté cette année à la Semaine Internationale de la Critique à Cannes. Une histoire là encore de migration et de retour en pays ancestral. Diplômé de l’Insas à Bruxelles, Hachimiya Ahamada est auteur de plusieurs petits films condamnés à une diffusion plus que discrète auprès des siens. Des films critiques sur les pesanteurs de cette société et qui devraient en principe interpeller plus d’un compatriote.
D’être née en France pousse cette réalisatrice à ancrer davantage ses projets dans une réalité d’où se sont extraits ses parents il y a de cela plusieurs années. En porte-parole non désignée d’une génération en quête de racines, elle déclare que « l’une des valeurs du cinéma est de faire partager auprès des autres des émotions, des visages, une culture, des sons ou des couleurs inconnus. Le mot qui me vient d’abord, c’est le partage. On communie ensemble autour d’images. On donne son point de vue sur un sujet qui nous travaille en vue d’écouter d’autres voix dissonantes. Cela occasionne des débats. L’acte de filmer est donc un geste politique. Le cinéma peut être un moyen de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ». Va-t-elle pour autant courir de village en village afin de défendre l’idée d’une nouvelle histoire à entretenir entre les Comoriens et leur image ? Pour l’instant, son film n’a été présenté que deux fois à Moroni, notamment lors de la seconde édition du festival O Mcezo de l’Université des Comores. Le sujet, histoire d’un déracinement à la fois étrange et réel, a beaucoup plu. Mais le public s’est laissé surprendre quelque peu par la manière dont elle envisage son récit. « Est-ce vraiment nous, cette manière de dire les choses ou de les montrer ? Ce cinéma est-il fait pour nous ? Il parle de nous mais de quel « nous » s’agit-il ?«  se demandait simplement un enseignant au sortir de la première projection faite dans la capitale comorienne en mai dernier. Le cinéma de ces jeunes auteurs suggère des tas de questions en réalité. Et au-delà d’être une forme d’expression nouvelle dans un pays où la création au sens contemporain du terme laisse songeurs, ce cinéma oblige à repenser les dispositifs de relais déjà en place, dans la mesure où ils ne profitent qu’à ceux qui en ont le moins besoin, c’est-à-dire aux réalisateurs des grands spectacles à l’américaine, à la manière hong-kongaise ou indienne.

///Article N° : 8080

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Les images de l'article
La résidence Ylang Ylang © DR
Le mythe de la cinquième île © DR





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