Youssef Chahine, une vie contre l’intolérance

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Grande figure des cinématographies arabes, Youssef Chahine a subi le sort de nombre de grands auteurs des cinémas du Sud : la reconnaissance internationale et la marginalisation dans son pays. Mais par l’énergie de sa veine populaire, son impertinence et son refus de l’intégrisme, il a su incarner la voix d’un cosmopolitisme engagé, agissant comme la conscience de ces cinématographies.

Il s’agit, disait Barthes, de « mettre l’écrire dans une pertinence de vie ». Chahine n’a jamais hésité sur cela et c’est ce qui lui a permis de surmonter tous les obstacles tant personnels que politiques. Lui-même issu d’un grand mélange culturel, il a toujours pensé qu’il fallait bâtir, dans ce carrefour de trois grandes religions qu’est l’Egypte, une modernité qui ne renie en rien la richesse de cette hybridité. Celui que l’on appelait « Jo » n’a jamais manqué de l’énergie nécessaire pour défendre cette voie que le contexte géopolitique ne cessait de contrecarrer – une énergie qu’il équilibrait par les cigarettes et le vin blanc mais surtout, et même s’ils sont inégaux, par les 40 films qu’il a réalisés avec une impressionnante détermination.
Né à Alexandrie en 1926, Youssef Gabriel Chahine y a été élevé dans la foi chrétienne et a y fait des études en anglais au Victoria College. « J’ai vécu jusqu’à mes 20 ans à Alexandrie avec toutes les races du monde », dira-t-il. « A l’époque s’y côtoyaient 14 nationalités différentes qui étaient là pour le commerce du coton. C’est ainsi que j’ai appris à parler l’italien, l’anglais et le français. Alexandrie était l’exemple parfait de la ville cosmopolite et tolérante. » Il hérite de ce mélange de culture par sa propre famille : ses grands parents paternels sont des chrétiens libanais, son grand-père maternel est grec, sa grand-mère maternelle est syrienne. Quant à son père, c’est un avocat qui lui léguera le don de la polémique.
Il baigne dans le cinéma populaire avec chanteuse, gigolo, carton pâte et happy end et adore les music-hall, qu’il exaltera dans Silence… on tourne (2001). « On me demandait de me taire lors des projections car je récitais les dialogues par cœur ! ». La vision de La Grande Valse, somptueuse comédie musicale sur la vie du compositeur Johann Strauss que Julien Duvivier tourne pour la MGM en 1938, sera le déclic : « Je n’apprendrai que plus tard que le réalisateur était français ! » Il va étudier à l’Actors Studio de Pasadena, en Californie, et découvre le cinéma hollywoodien dont Elia Kazan est l’une des figures marquantes. Il a 21 ans et c’est là qu’il connaîtra ses premiers amours, auxquels il fait référence dans Alexandrie – New York (2004).
De retour en Egypte, Alvise Orfanelli, pionnier du cinéma égyptien, lui propose de réaliser en 1950 Papa Amine et il passe à la réalisation. Ses premiers films seront plutôt alimentaires, mais dès Le Fils du Nil (1951), ils sont basés sur une histoire sentimentale soutenant une trame sociale. Le film rencontre un grand succès en Egypte mais lui permet aussi d’aller dans les festivals internationaux. Il trouve des accents hollywoodiens dans Ciel d’enfer (1954), premier rôle de Michel Chalhoub, lui-même d’ascendance chrétienne syrienne et ayant fait ses études avec Chahine au Victoria College d’Alexandrie, qui se convertira à l’islam et prendra le nom d’Omar Sharif pour épouser Fâten Hamâma, sa partenaire dans le film. Chahine les réunira de nouveau dans Les Eaux noires en 1956.
Ce n’est que lorsqu’il peut interpréter lui-même un infirme schizophrène devenu criminel dans Gare Centrale (1958), son premier film d’auteur, que Chahine trouve toute sa dimension. Il associe à la veine du réalisme qui se développe en Egypte à la faveur de la révolution de juillet 1952 (et dont Salah Abou Seif sera la grande figure) une problématique intime toute personnelle. Son personnage de vendeur de journaux est maladivement amoureux d’une vendeuse de jus de fruits (Hind Rostôm) qui l’ignore au profit d’un Apollon bagagiste syndicaliste. La gare est à la fois le théâtre de la souffrance psychique d’un homme rongé par le désir de vengeance sur sa misère et le cadre de multiples histoires très humaines en même temps qu’un contexte politique et syndical.
Chahine dira de Gare Centrale que c’était pour lui un moyen de se libérer de ses problèmes sexuels, « une nécessité psychique » (son interview dans Cinémaction n°33). Cela lui permettra d’affirmer par la suite sa personnalité : « Je suis un sensuel. Je vais vers les gens, je n’ai pas de limites. » Mais le film lui permet aussi de développer un thème qui lui restera cher : la violence comme produit de la répression de la sexualité.
Alors que Gare Centrale est célébré en Europe comme l’un des meilleurs films arabes, la dramatisation de son évocation de la folie nuit à sa diffusion en Egypte. La critique égyptienne ne cessera de reprocher à Chahine son esthétique, y décelant un manque d’authenticité sous influence occidentale. On peut effectivement retrouver dans Gare Centrale l’art d’un Kazan de développer la tension dramatique par les ficelles du récit et l’accélération du rythme. De même, Chahine évoque dans Alexandrie pourquoi ? (1978) sa passion pour Fred Astaire ou Esther Williams et il n’hésitera pas à emprunter au cinéma américain sa magie du slapstick, de la comédie et du show.
Ce rejet ouvre pour Chahine une traversée du désert avec des films qu’il renie lui-même, avant de pouvoir tourner Saladin en 1963, à la faveur de la mort du réalisateur pressenti Ezeddin Zulfaqqar. La subtilité de Chahine est de ne pas faire une vision manichéenne de cette comparaison entre le Nasser de la crise de Suez en 1956 et le Saladin résistant. Il soutient les changements politiques et sociaux de la révolution socialiste nassérienne qui permettront au pauvre étudiant symbole de la nouvelle Egypte de L’Aube d’un jour nouveau (1964) de séduire une jeune aristocrate représentative d’une classe attachée à l’ordre ancien. Mais dès 1965, Chahine s’exile comme Henri Barakat à Beyrouth pour échapper au contrôle étatique de l’Organisme général du cinéma devenu trop tatillon. Il y tourne notamment Le Vendeur de bagues (1965) avec la grande chanteuse libanaise Fairuz.
L’éloignement de l’Egypte ne lui convient pas et il y revient en 1968 pour réaliser son autre chef d’œuvre La Terre (1969), adapté de l’œuvre éponyme de l’écrivain marxisant Abderrahmân el-Charkâoui sur le combat entre grands et petits paysans autour de la question de l’irrigation. Couleurs et musique donnent au film un ton épique impressionnant qui lui vaut d’être présenté en compétition au festival de Cannes. Le film se termine sur une scène inoubliable montrant les ongles du paysan que traînent les chevaux du pouvoir s’enfoncer dans la terre entachée de son sang. Mais il revient dès 1970 à sa veine psychologisante avec Le Choix, grand prix du festival de Carthage, qui sera interdit durant deux ans, où un écrivain opportuniste tue son sympathique jumeau pour s’approprier la réussite de sa vie décontractée avant d’être enfermé dans un hôpital psychiatrique. La critique d’un milieu intellectuel coupé du peuple autant que le sentiment d’impuissance des jeunes égyptiens y est clairement perceptible mais le style littéraire adopté par Chahine le coupe du grand public.
Dernier de la série des « épopées populaires », Ces gens du Nil/Un jour sur le Nil (1968, sorti en 1972), coproduction de commande soviéto-égyptienne, qui aborde lui aussi la relation entre un intellectuel et des ouvriers, rencontrera la même indifférence. Cette coupure du public sera renforcée par la censure de Le Moineau (1972), qui devra attendre 1975 pour sortir en Egypte. Cèdre d’or au festival de Beyrouth en 73 et apprécié à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, directement en prise avec le vécu historique et premier film ouvertement politique de Chahine, il témoigne de ce que pensaient les Egyptiens après la défaite de 1967, notamment lors de la démission de Nasser le 9 juin. C’est le premier film produit par Misr International Film, la maison de production montée par Chahine après l’arrêt de l’activité de production de l’Organisme général du cinéma qui signifie à la fois une décrispation mais aussi le démantèlement du secteur public et le lâchage des jeunes cinéastes confrontés au libéralisme.
Sur les traces des romans de Naguib Mahfouz, critiques des erreurs de la révolution, Le Moineau dénonce autant la corruption des élites et les mensonges du pouvoir que les bassesses des petites gens, et s’inscrit ainsi dans le questionnement des responsabilités de la traumatisante défaite de 67 que s’autorisera le cinéma égyptien à la faveur d’une timide démocratisation (l’Infitah, la politique d’ouverture à partir de 1975). Il enrichit cette vision en dénonçant la violence dans Le Retour de l’enfant prodigue (1976) où il exhorte la nouvelle génération à chercher une nouvelle voie.
Tewfik Saleh, Salah Abou Seif et Youssef Chahine auront ainsi fait évoluer le réalisme vers une introspection politique et ouvert la voie à de jeunes réalisateurs qui se saisiront aussi du documentaire. Les fictions égyptiennes d’après 75 allient critique sociale et méthode américaine, se centrant sur les marginaux et les désenchantés du rêve libéral. Mais le souci de Chahine est de trouver pour le cinéma égyptien une sensibilité singulière. Il le fait en liant dérision et autobiographie dans Alexandrie, pourquoi ? (1978), La Mémoire (1979), Alexandrie encore et toujours (1990) et Alexandrie… New York (2004). « J’aspirais à être éternel, plutôt que de laisser une œuvre, » déclarera-t-il en poursuivant : « Jusqu’alors, j’avais filmé des opinions plutôt de gauche. Moi qui avais toujours craint d’être découvert, je me suis rendu compte que ce qui m’importait, c’était de raconter mon histoire. Je me suis demandé si j’aurais la force de me regarder en face. »
Ce choix est décisif et novateur. Il démarre à la suite d’une opération à cœur ouvert en 1977 une ode à l’Alexandrie cosmopolite de son enfance. Alexandrie pourquoi ? se situe dans les années 40 et prône la tolérance religieuse et politique. L’autobiographie n’a rien de narcissique chez Chahine : elle est une prise de risque, une façon de réfléchir l’Histoire sans fards et de la resituer dans le présent, sans en dénier les blessures, les angoisses et les sentiments. Alexandrie pourquoi ? introduit celui qui deviendra son acteur fétiche, Mohsin Mohieddin, dans le personnage de Yahia, un chrétien passionné de cinéma. Le film est aussi une évocation joyeuse des romances orientales autant que des comédies musicales américaines. Provocateur, Chahine y représente une relation entre un Egyptien et une Juive qui donnera naissance à un enfant, et montre ainsi qu’à l’époque où les Allemands massacraient les Juifs, on pouvait s’aimer à Alexandrie.
Dans La Mémoire, Yahia-Chahine est adulte et a vingt films derrière lui mais cherche encore la reconnaissance internationale ! Il est victime d’une attaque cardiaque durant un tournage et est conduit à Londres pour y être opéré du cœur. Nombre de critiques y ont vu une influence de Que le spectacle commence ! de Bob Fosse (All that Jazz, 1979) mais il s’agit bien d’un « conte égyptien », titre arabe du film que réalise Chahine, un plaidoyer pour le refus d’abdiquer devant l’adversité, en écho de la dernière scène du Moineau où la foule se réunit dans la rue pour crier qu’elle veut continuer à combattre.
Alexandrie encore et toujours retrouve les élans amoureux du cinéaste au rythme de la voix envoûtante d’Oum Kalsoum. Le cinéaste Yahia se remémore à force de comédie musicale, de péplum et de dessin animé l’histoire d’Alexandrie, combinant son propre passé et celui de l’Egypte. Comme dans Adieu Bonaparte (1985) ou Le Sixième Jour (1986), il fait de la grande Histoire une aventure quotidienne et ainsi foncièrement actuelle. Quant à Alexandrie… New York, il met en scène sa retrouvaille avec Ginger, son amour de jeunesse rencontré lors de son séjour aux Etats-Unis. Chahine y parle encore de lui, mais il se définit dès le début comme un timide et un monstre, reconnaît les manques de sa vie privée et s’invente finalement dans le film le fils qu’il n’a jamais eu pour bâtir une histoire dépassant la sienne propre. Juste retournement des choses après qu’Hollywood ait tourné en Egypte nombre de films en anglais, Alexandrie… New York est entièrement tourné en arabe avec des acteurs égyptiens, même les scènes situées en Amérique ! Même Ginger est interprétée par la magnifique Yousra.
Quand il évoque son prix du 50ème anniversaire qui récompensait l’ensemble de son œuvre en 1997 au 50ème festival de Cannes, Chahine fait noter à Ginger : « On le couronna à Cannes, il n’est rien dans son pays ». De fait, ses détracteurs lui reprochent ses influences, et notamment sa relation avec les Français qui coproduiront nombre de ses films. Les farces de Chahine se heurtent à l’intolérance même qu’il pourfend et son cosmopolitisme affirmé dérange autant que ses piques contre le régime.
Le fanatisme et l’intégrisme sont à ses yeux le grand danger : il ne cessera de les vilipender. Pour lui, la force du cinéma est de briser la solitude sur laquelle ils s’appuient. « Je n’ai jamais eu peur de la mort, je ne l’ai jamais entendue venir. La seule chose qui m’effraye, ce sont les fanatiques », dira-t-il. Et ceux-ci le combattront sans répit, par exemple sur L’Emigré (1994), supposé contraire à la Charia car il fait le portrait de Joseph. L’université Al-Azhar édicte une fatwa et le film est interdit à la suite d’un long procès jusqu’en mars 1995. Chahine ne chercha pas une polémique inutile et rebaptisa Ram son héros mais s’en prit suite à l’attentat contre le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz au « courant violent, réactionnaire et terroriste qui menace la pensée en Egypte ». L’Emigré sera son plus grand succès dans son pays : 2 millions d’entrées. Il ne lâche pas prise et obtient le même retentissement pour Le Destin (1997), un tourbillon épique foisonnant d’allusions au temps présent où le grand humaniste musulman Averroès s’oppose joyeusement aux intégristes. Le traducteur d’Averroès est brûlé vif sur un bûcher languedocien au début du film : élégante façon de rappeler que l’intégrisme n’est pas seulement un produit de l’islam. « Ceux qui veulent monopoliser Jeanne d’Arc, c’est presque une secte et leur patron est un gourou ! » déclarait Chahine à sa conférence de presse cannoise.
La fougue jubilatoire du Destin est chez Chahine une signature, une marque de fabrique. Et son message, il l’inscrit en lettres d’or en fin de film : « La pensée a des ailes. Nul ne peut arrêter son envol. » Son cinéma est à la fois populaire et subversif : « Si je fais un film ennuyeux, ça ne marche pas, dit-il. Personne ne va au cinéma pour prendre un cours ! » Il fait dire à un de ses personnages de Silence on tourne (2001) : « Jouer la comédie n’est pas un jeu, il faut prendre le public au sérieux ». C’est le programme et le paradoxe de son cinéma qui lui ne se prend jamais au sérieux, la dérision étant « un des moyens d’extirper la frustration ». Son dernier film, Le Chaos (2007), coréalisé avec Khaled Youssef, est un manifeste de son style et de son engagement. Chahine ne cesse de dénoncer un pouvoir incapable d’entendre l’aspiration démocratique d’un peuple et qui le maintient dans la pauvreté, les chimères des barbus, la misère sexuelle et les tabous, la répression de l’Etat visible dès le générique dans le matage d’une manifestation. Mais il le fait sans slogans, notamment en campant des femmes fortes à qui il laisse toute leur charge érotique : « Il y a toujours une Baheya (le personnage féminin dans Al Asfour, Le Moineau) dans mes films ».
Il cultive la bouffonnerie, les envolées lyriques, les effets spéciaux enfantins, les formules à l’emporte-pièce, des personnages exubérants à la limite de la caricature mais dont la dignité – fussent-ils des horribles – n’est jamais déniée, une caméra mobile, un rythme endiablé avec la musique comme drapeau d’énergie. Il cadre les visages pour centrer sur les regards. Ses intrigues sont magistralement ficelées, bourrées de clins d’œil au spectateur qu’il préfère introduire dans la confidence : jouant le suspense plutôt que la surprise, il l’engage à participer à ses stratégies contre les fanatiques ou les pouvoirs. C’est ainsi que chacun de ses grands films est devenu un hymne à l’humanité capable d’émouvoir et de mobiliser.

///Article N° : 7984

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