Ferrements et autres poèmes

D'Aimé Césaire

Cheminement incandescent
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« Revêtir le masque des mots / de pierre de cuivre de fer / surgir / avec au cou le collier de mémoire ».
À peine deux mois avant sa disparition, paraissait chez Seuil Ferrements et autres poèmes, rassemblant un choix d’œuvres poétiques d’Aimé Césaire, où l’on retrouve toute la force de sa « parole essentielle ».

Tenir chronique sur la nouvelle publication d’un recueil de poème de Césaire tient de la gageure : la banalité des clichés s’empare de la réflexion, et l’on peine à éviter les redites, tant l’œuvre paraît entourée, saturée même, de commentaires. Mais dans le même temps, aussi, ce sont le Cahier d’un retour au pays natal et le Discours sur le colonialisme qui semblent le plus avoir suscité ce commentaire, comme une démangeaison explicative et interprétative. Il faut pourtant se souvenir de la lecture initiale de ces deux textes, et du retentissement de ce geste poétique et intellectuel d’un déplacement majeur, ce jaillissement agressif et salutaire, cette remontée des Enfers, où Eurydice, cette fois, précède Orphée :
« Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil / mort de la terre (…) / elle troue l’accablement opaque de sa droite patience ».
Dans sa belle préface, Daniel Maximin rappelle combien « chaque recueil de Césaire manifeste la cohérence du parcours créateur d’écriture qu’aucune démission, aucune vicissitude n’ont jamais fait dévier ». Le livre composé témoigne de cette cohérence et de ce souci maintenu et renforcé pendant près de cinquante années d’écriture poétique, comme d’action politique, au milieu des tempêtes, qui n’ont cessé de souffler sur ces temps, qui se poursuivent, encore, car tel aussi est le mouvement, et l’errance. Face à la véhémence intranquille des faiseurs d’abîmes, le poète oppose une intranquillité supérieure, celle de la « Transmutation » renouvelée, un peu en retrait, comme un pas de côté : « Heureusement, on ne s’est point aperçu que je me suis aperçu que j’ai des mains pour me tenir compagnie (…) ». La poétique césairienne est toute de déplacement : ce n’est pas la « bouche d’ombre », ni le surréel, ni l’envolée vers les lendemains heureux, qu’il nous remet, mais bien la permanence de l’effort et de la tension vers la présence de ce qui est mal vu, mal compris, ni « envers » d’un décor, mais bien assiduité dans une évidence évidée, et que la parole poétique prend en charge, particulièrement ce « paysage déchu des gratte-ciel de verre déteint, de voies privées, de dieux pluvieux, voirie et hoirie de roses brouillées » (« Entrée des Amazones »). La poétique césairienne participe de la déconstruction de nombreuses figures de la modernité, les subvertissant et relevant ce qui résiste dans leur creux. Ainsi est-il poète de la mémoire, celle des histoires tues – Delgrès, Emmet Till, Haïti, l’Afrique, non fantôme, mais telle le « Gabon sonore de rhum rouge » (« Fantômes à vendre »), et de Lumumba. Mémoire de la mère, par laquelle se clôt le recueil, aussi, dans la présence dans l’intime de la « Grande ombre tendre / hagarde d’un dernier et tutélaire regard  » (« Tutélaire »). Mémoire et hommage rendu à ces amis proches, Gratiant, Alioune Diop, Senghor, aussi, dans le compagnonnage et dans l’histoire écrite par ces êtres mêmes.
Car tel est bien l’enjeu d’une mémoire obsidionale, qui fait le siège de l’impensé pourrissant, ce « mauvais temps qui de l’Atlantique toujours vient – un mendiant sonne dans la rue qui comme indifférence encercle de sel gemme l’énergie massive des ténèbres / cependant que les masses compactes des icebergs pirates tendent vers Ostende » (Attentat aux mœurs ») : non pas retenir le temps, non pas circonscrire l’espace, mais transmettre la soif de ce qui doit être proféré, et l’espérance fertile de désirs qui s’écartent de l’intimidation glaciale, des dévoiements criminels et des rationalités ténébreuses. Qu’elles qu’ont été les critiques adressées à l’homme politique par ses élèves et ses disciples, ou bien, à l’inverse, les encensements qui tiennent aussi de sa transformation en monument, il demeure pour qui veut entendre une parole féconde, la poésie de la présence au monde et à soi, qui aussi est mémoire de langue, plongée dans sa respiration séculaire, et dans ses étymologies aux échos de sens qui nous ouvrent à l’énigme que nous sommes (« Rumination »). Cette mythologie sans sacralité nous fait offrande de prêter attention à notre propre Sybille, à ses « hoquets d’essentiel », à ses paroles « à tâtons / et par paroxysme » (« Vertu des lucioles »), et de nous abstraire, un temps, de l’offense que constitue la parole plongée dans la fange médiocre et livrée à la déshérence du « marécage ». Le reconnaître c’est aussi, on ne l’a peut-être pas assez relevé, prendre en main dans un même mouvement, et la parole de l’autre, et sa subversion, dans une optique qui ne s’éteint pas non plus dans des perspectives universalisantes, qui finiraient par faner le bouquet, en neutralisant ses couleurs. C’est sans doute par là que la parole poétique de Césaire résonne sans cesse en nous, dans son irréductibilité même de « Parole due » : « que ton fil ne se noue / que ta voix ne s’éraille / que ne se confinent tes voies / avance ».

Aimé Césaire, Ferrements et autres poèmes, préface de Daniel Maximin, Paris, éditions du Seuil, collection Points, 2008 [1994]///Article N° : 7436

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