Les Nègres

De Jean Genet, mise en scène de Cristèle Alvès Meira

Un spectacle pour déjouer Les Nègres
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« Le point de départ, le déclic, me fut donné par une boîte à musique où les automates étaient quatre nègres en livrée s’inclinant devant une petite princesse de porcelaine blanche. Ce charmant bibelot est du XVIIIème siècle. À notre époque, sans ironie en imaginerait-on une réplique : quatre valets blancs saluant une princesse noire ? Rien n’a changé… Que se passe-t-il donc dans l’âme de ces personnages obscurs que notre civilisation a acceptés dans son imagerie, mais toujours sous l’apparence légèrement bouffonne d’une cariatide de guéridon, de porte-traine ou de serveur de café costumé ? Ils sont en chiffon, ils n’ont pas d’âme. S’ils en ont une, ils rêvent de manger la princesse. »
(Jean Genet, préface inédite de la réédition des Nègres, L’Arbalète, 1963,
in Oeuvres complètes, dans La Bibliothèque de La Pléiade)

C’est une toute jeune metteur en scène qui a présenté cet automne Les Nègres de Genet au Théâtre de l’Athénée. Elle est sans doute une des premières femmes à s’être confrontées à ce texte jugé souvent hermétique et daté. Or non seulement elle a osé, mais elle en propose une lecture scénique d’une réelle virtuosité qui éclaire la pièce et lui redonne toute sa portée en ce début de 21e siècle. Cristèle Alvès Meira a su réinventer l’imagerie et l’humour qui devaient irriguer le texte de Genet pour lui insuffler, musicalité, rythme, chair et couleur.
Elle a d’abord opté pour une distribution internationale et métissée qui bien sûr ne répond pas à l’opposition spectateurs blancs / acteurs noirs que voulait Genet, mais Cristèle Alvès Meira a déplacé les enjeux du rapport de force négritudien qui marquait les années 50, pour les replacer dans la société du spectacle qui est la nôtre. Le nègre représente à ses yeux la figure emblématique de l’altérité, il stigmatise tous les clichés et les idées reçues que l’on peut coller à un individu. Aussi en laissant des Blancs jouer les nègres, sans cirage mais en convoquant d’autres clichés d’altérité, Cristèle Alvès Meira veut amener le spectateur à réfléchir sur la fabrique du nègre et à en démonter les rouages. Car il s’agit bien davantage de « déjouer » Les Nègres que de les « rejouer ».
Genet espérait que sa pièce fût rapidement dépassée, mais Cristèle Alvès Meira l’aborde au contraire comme un classique et en donne une lecture scénique avant tout festive et pleine de dérision qui dénonce en s’amusant, déjoue en jouant et fait de la question noire une question avant tout humaine, une question qui nous concerne tous en tant qu’homme ou femme.
Cristèle Alvès Meira a d’abord un grand sens des images scéniques et elle n’a pas eu peur d’inscrire l’ensemble de l’esthétique du spectacle sous le signe d’un baroquisme parfois très sud-américain où se télescopent des ambiances cinématographiques et des représentations picturales de la Renaissance.
Le spectacle se met en place comme un rituel auquel les spectateurs vont participer malgré eux. Il y a dans ce rituel un relent certain des Maîtres fous de Jean Rouche et en même temps un souffle tragique qui rappelle Orfeu negro de Camus. Alors que les spectateurs s’installent dans la salle, le rideau du théâtre à moitié baissé laisse entrevoir quelques préparatifs : sifflements, courses, déplacements… un rituel se prépare, quelque chose se trame et quand le rideau se lève enfin, c’est à une curieuse eucharistie burlesque que nous assistons. Dans un amusant effet de ralenti les convives d’un festin se livrent à une violente empoignade que l’effet cinématographique rend burlesque. Le pain et le raisin se partagent tandis que tout se passe un peu comme si nous contemplions une parodie d’un tableau de la cène dans un style à la Vélasquez ou à la Véronèse qui prendrait corps et forme.
Cristèle Alvès Meira convoque avec humour les figures qui hantent notre imaginaire, et celles qui figent l’image de l’autre dans des automates caricaturaux, comme ceux de cette boîte à musique dont parle Genet et qui lui aurait inspiré la pièce. Le spectacle ne convoque pas la boîte à musique, mais sa présence fantomatique hante le plateau et la petite musique s’entend en somme dans le lointain. Pour Cristèle Alvès Meira, nous continuons à fabriquer des figures de nègre et c’est cette pratique que dénonce sa mise en scène.
Il en résulte un spectacle extrêmement ludique et enjoué où l’équipe de jeunes acteurs transpire la joie et le plaisir du jeu. Jean-Baptiste Anoumon convoque un Archibald, qui mène la bande tambour battant et dont la maestria n’a rien à envier aux présentateurs du PAF ! Village (Francisco Pizarro) et Vertu (Tella P. Kpomahou) jouent les Roméo et Juliette, Mata Gabin incarne une Neige en transe, exaspérante de susceptibilité, tandis que Sarah Pratt joue une frêle et précieuse Bobo et que Pablo Saavedra renouvelle le personnage de Ville de Saint-Nazaire en un messager crieur public au pantalon d’Arlequin. Les personnages de la cour avec leurs masques comiques rappellent la commedia dell’arte et ont tout de ces porcelaines raffinées du XVIIIe siècle. Cedric Apietto joue les juges avec une drôlerie de marquis coincé à côté d’un Gouverneur dégoulinant de suffisance tout aussi humoristique grâce à l’interprétation de Julien Béramis. Juliette Navis Bardin est impérieuse et trépigne comme une Cléopâtre de cinéma, Olivier Parisis campe un évêque plus « allumé » qu' »illuminé », Olivier Dote Doevi invente un valet en habit de marin à la Fassbinder. Il y a aussi cette extraordinaire vierge noire androgyne (Jean Bédiébé), démesurée avec son vaste jupon de parachutiste, qui descend des cintres dans une auréole de lampions de fête foraine, ou encore ce combat de boxe qui déploie la joute oratoire de la Reine-déesse occidentale à la grecque face à Félicité (Marie-Jeanne Owono) incarnant la Mère Afrique avec un port de statuaire nègre, un moment de drôlerie où les paroles de Genet prennent pourtant toute leur mesure prémonitoire ; sans oublier bien sûr la scène du meurtre que les protagonistes jouent, rejouent, déjouent en convoquant mère-grand et le grand méchant loup grâce à des masques de carton anglais qui donnent à ce moment l’énergie et l’humour d’un cartoon à la Tex Avery.
À l’évidence, Cristèle Alvès Meira a une inventivité qui mérite d’être remarquée et on espère qu’elle aura rapidement l’occasion de déjouer à sa façon d’autres textes du répertoire. Une metteur en scène comme on les souhaite aussi aux écritures du contemporain.

Les Nègres de Jean Genet
Mise en scène : Cristèle Alvès Meira
Dramaturgie : Valérie Maureau
Scénographie et masques : Yvan Robin
Lumières : Jean-Luc Chanonat
Costumes : benjamin Brett
Son : Mati Diop
Avec Jean-Baptiste Anoumon, Cédric Appietto, Julien Béramis, Olivier Dote Doevi, Mata Gabin, Tella P. Kpomahou, Jean Bediebe, Juliette Navis Bardin, Marie-Jeanne Owono, Olivier Parisis, Francisco Pizarro, Sarah Pratt, Pablo Saavedra
Compagnie Arts-en-sac///Article N° : 7076

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