De l’esclavage au colonialisme : l’image du « Noir » réduite à son corps

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Comment s’est construite l’image du « Noir » ? À quelles fins ? Comment a-t-elle évolué, du temps de l’esclavage à aujourd’hui en passant par la période coloniale ? L’historien Pascal Blanchard analyse les différents processus de construction du corps « noir », au cœur des représentations iconographiques et imaginaires.

Le « Noir » n’existe que par le regard, qu’il soit populaire, xénophobe, scientifique ou artistique. Mais, puisqu’il y a regard, il existe donc ! D’autant plus qu’il correspond dans l’espace historique français à une « population », essentiellement africaine ou antillaise, désignée par cette représentation graphique dans le cadre initial du vocabulaire lié à la traite, puis dans celui qui va s’affirmer tout au long de la période coloniale contemporaine (à partir de 1880) jusqu’aux indépendances, soit pendant près de trois siècles (1).
Il y a, dans ces images et dans le discours qui les accompagnent, juxtaposition entre imaginaire, « groupe de population » et espace géographique. Ce qui nous intéresse ici, c’est de comprendre ce « regard » et ces mutations sur le « Noir » à travers le « corps noir ». Nous nous attacherons aussi d’une part aux racines de ce regard dans les sociétés occidentales et chrétiennes pré-esclavagistes, et d’autre part, par effet second, à l’impact que ce regard a produit sur l’identité même du « corps noir » (et donc des « Noirs ») à travers les âges, jusqu’aux indépendances coloniales.
C’est en effet le regard qui a créé l’image du « corps noir », et non l’inverse. A contrario, il n’existe pas de dialectique ni de pensée sur le « corps blanc », puisque ce serait s’attacher au « corps normal », et que l’on ne réduit jamais le « Blanc » à un corps, sauf la « femme ». Le corps noir étant, a contrario, un « corps anormal », différent, autre, on le stigmatise afin de faire sens.
Le « corps noir » interpelle donc, car il est un corps paradoxal, à la fois un « corps exotique », un « corps malade », un « corps trop beau », « un corps exclusivement sportif » et un « corps paradigme » renvoyant à une propriété ethnographique. La représentation du « corps noir », avec ses codes, ses référents et son idéologie, du moins en Occident, remonte aux plus anciens témoignages écrits et iconographiques de la chrétienté, soit bien avant la période de la traite, pour se prolonger pendant toute la période de la traite.
L’enfer, le diable, l’esclavage, la colonisation, la ségrégation, la publicité, le sport, l’humanitaire, la science, les zoos humains, le cinéma, la peinture et la sculpture, pour ne citer que les exemples les plus récurrents, ne peuvent être appréhendés sans un minimum d’interférences avec l’esthétisation – positive ou négative – du « corps noir » qui remonte à des origines précoloniales.
De l’invention du corps noir
C’est ici l’axe de notre approche, comprendre en quoi le « corps noir » résume « l’être noir » pendant plusieurs siècles, et comprendre aussi qu’il est aujourd’hui encore avant tout un produit du regard de l’Occident, comme l’est le « faciès juif », la « mentalité de l’Asiatique » ou la « sensualité orientale ». Mais le « corps noir » n’est pas que couleur, il est stigmate, signe et symbole d’une identité propre. Avoir un corps « noir », c’est avant tout un héritage, une altérité, une « charge » face à l’histoire.
En parcourant les six cents pages (en deux volumes) de l’anthologie sur les origines de l’image du Noir en Occident – L’Image du Noir dans l’art occidental, en deux volumes, publié par l’Office du livre en 1979 -, on est frappé de constater à quel point le corps domine. C’est bien sûr un corps dénudé, à l’hypersexualité affirmée, à qui on fait jouer toujours un rôle en marge, complexe ou de traître.
De fait, le « Noir » est diable ou monstre, mais il est aussi au Moyen Âge populaire, notamment avec les premières découvertes et voyages en Afrique, ou à travers le corps féminin (telle la reine de Saba). « Tradition et novation, écrivent les auteurs, réalisme et irréalisme conjuguent leurs effets pour détacher l’image du Noir à la fois des valeurs et des craintes d’un monde qui s’achève et des attirances et des rencontres d’un monde nouveau qui s’ouvre. »
Si de toute évidence la couleur noire est symbolique pendant de longs siècles, l’homme noir l’a été tout autant durant tout le Moyen Âge, aussi bien dans l’héraldique (cf. la Corse et la Sardaigne) en référant au Maure, qu’ensuite dans les représentations religieuses ou allégoriques pour symboliser la nuit, les ténèbres, l’enfer, l’hérétique, l’envahisseur (ici le Maure est très souvent « noir »)…
Le noir renvoie aussi, mais d’une façon postérieure à la découverte géographique du continent et de ses populations, à l’Afrique (terre inconnue), terre des hérétiques, des descendants de Cham porteurs de la malédiction de Noé et sous l’emprise des Maures et de l’Islam. Dernier des continents, en marge de l’évolution du monde, elle symbolise aussi les ténèbres. D’une certaine manière, la représentation du « corps noir », dénudé, précède la connaissance de « l’homme noir africain », dans la mesure où toute l’histoire (et ses représentations) de la chrétienté intime un rôle au personnage noir pendant plus de dix siècles.
Sur ces bases va se construire l’image du « corps noir ». Tout d’abord dominé et mis au travail (l’esclave) au XVIe et XVIIIe siècles, le « corps noir » est ensuite animalisé et monstralisé, soit en rapport à son infériorité (être plus proche de la nature que de la culture) ou en liaison avec le mythe du « bon sauvage » au XVIIIe siècle. Enfin, émerge le « corps noir » vaincu et sur la voix de la civilisation, avec la colonisation et la science anthropologique au XIXe siècle.
On note alors un triple rapport au corps noir : sa monstration dans les exhibitions humaines de types zoos humains qui se répandent dans toute l’Europe depuis Hambourg, Paris et Londres, mais aussi aux États-Unis ; sa mensuration, avec la fascination de la science pour cette « altérité absolue » et, surtout, sa reproduction avec l’attirance de plus en plus manifeste des arts pour l’esthétique noire.
C’est au croisement de ces paradoxes du regard que l’Occident entre dans le XXe siècle avec l’image d’un « corps noir » à la fois indigène le « plus fidèle » de l’empire (des « grands enfants de la République » à la « Force noire » de Mangin capable de libérer la nation face à l’envahisseur allemand), mais aussi dernier maillon des « races humaines » (dont le Kanak est l’absolue altérité) et illustration des formes et courbes les plus troublantes, notamment dans les arts et dans la publicité.
On invente, comme au Moyen Âge, un certain nombre de codes graphiques capables de cristalliser (et de rassembler) la « nature » du Noir au premier regard. Il s’agit surtout – et c’est bien là l’élément caractéristique de cette iconographie coloniale qui se diffuse alors largement -, de lui inventer un corps qui ne vienne pas contredire l’ensemble de l’élaboration doctrinale et juridique qui s’attache alors aux populations de l’Empire colonial. Un certain nombre d’éléments récurrents nous semblent composer cette construction du corps noir. On peut les lister en quatre points essentiels : la couleur de la peau ; en second lieu, le visage avec une bouche aux dents visibles et des yeux en boule de loto caractéristiques ; ensuite, la force musculaire pour l’homme ou, pour la femme, l’érotisation du corps ou la maternité ; en dernier lieu, la transposition stéréotypique (éléments liés à la morale, à l’image du peuple-enfant, à la comparaison animale, à la violence naturelle, la sauvagerie, l’anthropophagie, la paresse, la fourberie, le fanatisme, etc.).
L’importance de la couleur domine dans ces quatre axes iconographiques. Celle-ci est censée marquer clairement la frontière qui sépare l’Européen du colonisé. Elle peut aussi susciter, en alternance, le mépris, l’inquiétude, la sauvagerie ou le rire. Mais ici, nos propagandistes du XXe siècle n’ont rien inventé. Un certain Deslozières affirmait, deux siècles plus tôt, que l’indication de la peau était un avertissement incontestable de la différence de son for intérieur ! Au-delà de la couleur, c’est le visage qui s’impose dans cet imaginaire. Un visage qui se veut l’expression même de la nature profonde de l’individu, voir même, pour un Demaison, de son âme.
Au-delà de la couleur et du visage, ainsi que de l’érotisation du corps pour la femme ou du mépris de celui-ci – comme avec la Vénus Hottentote qui a ce triste « honneur » d’avoir initié la rencontre entre sciences et monde du spectacle en Occident (2) -, l’homme exotique, quand il doit être source de message positif, est stylisé à travers une musculature puissante. Celle-ci à deux fonctions essentielles. Symboliser une puissance potentielle au service de la guerre (la Force noire) ou soutenir le discours colonisateur de mise en valeur du domaine colonial français qui émerge alors, sous l’impulsion du ministre des Colonies Albert Sarraut.
On entre ensuite dans une autre dimension du « corps noir », entre expression « coloniale » et pragmatisme « commercial ». D’une certaine manière le « corps noir » termine le XIXe siècle dans les jardins d’acclimatation des capitales occidentales et sur les affiches de promotion de ces spectacles. Tandis qu’il commence le siècle suivant comme « force noire » au service de la liberté contre « l’agresseur allemand ». Il se transforme en « bête de scène » avec la tournée mondiale de Joséphine Baker qui accompagne l’âge d’or des arts primitifs auprès des Surréalistes, pour s’engager, au milieu du siècle, dans une fixation quasi définitive de corps en mouvement, avec le « corps noir sportif », que va reprendre (et mettre en musique) l’univers publicitaire.
Dernière dimension du corps stylisé, la transposition stéréotypique qui comporte un élément lié à la morale, à l’image du peuple-enfant, à la comparaison animale, à la violence naturelle, etc.). Ces éléments sont volontairement exclus de l’imaginaire colonial officiel et évacués des documents les plus symboliques mais on les retrouve dans la production d’images à grande diffusion produite par la presse ou les supports populaires comme les cartes postales, les illustrés, la littérature, les manuels scolaires ou les jeux pour enfants, puis dans le cinéma. Leur fonction perdure malgré une évolution notable dans la nature graphique du message colonial, dans des strates iconiques plus ou moins liées aux structures officielles de la propagande d’État. Cette permanence souligne la prégnance et la pérennité d’un certain nombre de stéréotypes issus des décennies passées et ce, jusqu’à aujourd’hui.
Des codes iconiques hautement signifiants
Dans ce processus, de toute évidence, les zoos humains (entre 1850 et 1930) ont été le vecteur privilégié de la diffusion grand public des « idéologies » concernant l’autre exotique. Ils représentent aussi l’espace principal de la mise en scène des « exotiques » et « indigènes », auprès des populations métropolitaines, et de leur stéréotypification.
D’une image fixe, on passe à une image réelle, ancêtre du cinématographe. Au sein des zoos humains, cette opposition entre exhibés et visiteurs se retrouve dans les affiches publiées à l’occasion de ces spectacles. Les visages en gros plan des personnages noirs, par exemple, insistent sur les stéréotypes raciaux et accentuent l’altérité en la rendant presque monstrueuse à l’image de l’affiche éditée par Gravier à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900 (à la Porte Champerret), sur Le Transvall et l’Afrique sauvage. Les « Blancs » (colons) à bord de leurs chariots (tels des héros de western américain) sont encerclés par des guerriers « zoulous » prêts à les massacrer. Ici l’Afrique sauvage n’est pas le pays mais l’homme noir, l’indigène. Leurs visages peints, la violence qui est figurée, les armes en exergue, annoncent le massacre à venir. En une mise en scène, tout le destin du Blanc en Afrique est contextualisé.
Ici, aussi, le sensationnel, l’exceptionnel, le nouveau fait vendre. Toujours plus fort, toujours plus loin, toujours plus exotique, toujours plus sauvage. À l’opposé, une autre partie de la production représente des visages de profil ou de face, ethnicisés à l’extrême. C’est le cas lors de la venue de la troupe L’Afrique mystérieuse au jardin zoologique d’Acclimatation ou à l’occasion de la reconstitution du village sénégalais de la Porte Maillot en 1904, mais aussi pour l’affiche de Desmeures destinée à promouvoir l’Exposition coloniale de 1931. Ces deux natures de représentations sont en fait du même type : la première insiste sur la notion de populations exhibées (le groupe) et leur attractivité, la seconde sur la dimension ethnique et raciale des exhibitions (la race) et leur spécificité.
Au-delà, pour renforcer l’idée que l’exhibé est plus proche de l’état de nature que de l’état de culture, il est souvent représenté nu, sauf quand il est censé être christianisé (ou supplétif de l’Armée française) ; ou alors tourné en dérision, habillé maladroitement à l’occidentale (et de tissus rayés). Cet anonymat des « indigènes » se retrouve dans les présentations de profil, de dos, qui occultent le visage et insistent sur la puissance physique du corps.
De l’instrumentalisation du corps indigène
Dans cette dynamique, dans la vingtaine d’années qui entourent le tournant du siècle, les spectacles sortent du zoo et envahissent les théâtres. Le message publicitaire est le même. Comme dans cette allégorie de la rencontre du bien et du mal de Lucien Lefebvre pour le théâtre de la Porte St-Martin qui annonce la pièce à grand spectacle Au Dahomey. L’artiste la compose en deux tableaux, doublé de médaillons. En haut les farouches amazones de Béhanzin, en bas l’armée française, et dominant l’ensemble, en médaillons, les trois héros de cette aventure coloniale reconstituée : le fier colonial, la fabuleuse épouse et le courageux explorateur au service de la France.
La même année, au Casino de Paris, les 25 amazones et la centaine de Dahoméens qui les accompagnent sur scène sont autrement plus terribles encore. L’affiche est explicite : une amazone, seins nus, coupe-coupe à la taille, fusil à l’épaule, tient dans ses mains deux têtes de soldats français décapités. Le public ne s’y trompe pas et se précipite au Casino de Paris.
C’est donc un double discours que tiennent ces images et spectacles. À la fois univers de recrutement (faire venir des visiteurs pour rentabiliser l’investissement) et espace de mise en scène de l’autre visité (construire des images graphiques qui répondent à l’attente des images mentales du public), ces affiches doivent fonctionner dans cette dialectique entre deux mondes que tout oppose. C’est pour cela qu’elles sont une fabuleuse source de savoir pour le chercheur. Elles donnent vie à la contradiction formelle des zoos humains, entre espace de connaissance (sur l’autre) et espace de divertissement (de l’ordre du spectacle et de la mise en scène théâtrale). Surtout, elles fixent entre fiction et réalité l’identité profonde du Noir.
Au cours de cette époque de constitution de l’Empire français, les Français « découvrent » donc pour la première fois des « indigènes » en grand nombre in situ. En effet, c’est lors de ces véritables spectacles « zoologiques » que des « exotiques monstrueux » ou des « cannibales canaques » sont présentés au public, mélangés dans des enclos avec des « bêtes sauvages » (autruches, chameaux, singes, etc.).
Dans l’affiche « Somalis », réalisée pour le passage de cette troupe au Jardin zoologique d’Acclimatation, se retrouvent au même niveau hommes, femmes, enfants… autruches, chevaux et chameaux, pour suggérer l’ambiance de reconstitution globale autour d’un village bâti auprès d’un point d’eau. Mais dans cette affiche d’Émile Levy (et c’est sans doute le seul exemple que nous ayons pu rencontrer), les trois personnages principaux s’inscrivent dans une allégorie religieuse explicite. En effet, en premier plan par rapport à la foule grouillante, un couple vêtu avec un enfant (image de la famille monogame) est mis en exergue.
De toute évidence, le côté colonial (mission civilisatrice et évangélisation) prime alors que les aspects sensationnels du spectacle sont placés au second plan de l’image. De fait, la typographie est ici un moyen de décoder l’image : le mot Acclimatation est plus important que celui de la troupe Somalis. Comme si le travail d’acclimatation de ces peuples « sauvages » était en marche.
On entre alors dans une seconde phase de la découverte des mondes exotiques qui devient parfaitement connexe à l’élaboration du corps indigène. Des zoos, on arrive au théâtre, à un véritable spectacle de la République orchestré et maîtrisé. C’est la preuve du contrôle de ces populations, ici et là-bas. L’indigène devient acteur de notre histoire, dans de véritables panoramas animés et dans des allégories républicaines, comme un fidèle serviteur de la France. Mais ces créations sont encore dans une phase transitoire. Entre les « sauvages » inquiétants de la période précédente et cette pacification par l’image encore simpliste, le message est encore peu explicité pour le visiteur. Le rapport à l’Autre-sauvage va donc évoluer et se dessine parallèlement à son énonciation dans ces spectacles « ethnologiques ». Les populations coloniales sont progressivement les figurants du décor colonial, elles quittent le monde de la sauvagerie pour être instrumentalisées par l’état colonial comme acteur de cette même geste.
Le passage à l’image du colonisé
Ce processus va prendre forme (voir sur ce point l’ouvrage collectif Images et Colonies, mais aussi les deux premières tomaisons de Culture coloniale et Culture impériale chez Autrement) et connaître son apogée au début des années 1930. Il évolue ensuite vers des formes adaptées à l’évolution des empires coloniaux, se transformant au moment des luttes d’indépendances et des conflits coloniaux dans les années 1950-1960.
Cette mutation, en images, nous semble révélatrice du regard actuel porté en Occident sur le « corps noir ». Il reste cloisonné dans un univers esthétique, certes valorisant, mais toujours expression qui passe par un corps pour exprimer son âme. En un mot, il est et reste un corps.
Car le « corps noir » c’est en définitive, pour l’Église, la coloniale, les médias ou la publicité, un(e) Noir(e). C’est un corps. Rien qu’un corps. C’est l’enseignement le plus fort que nous apprennent les images et cet enseignement, dont les codes dépassent largement l’espace historique de la traite et de la colonisation, est encore à déconstruire dans les schèmes de pensée occidentaux.
Notre approche s’oriente donc comme une incitation à la réflexion sur les possibilités d’exploitation historiographiques du corps visible du colonisé (dans le cas de l’empire colonial français exclusivement), plus particulièrement du corps du non-Occidental pris comme un analyseur de l’état d’une société, de sa culture, de ses mentalités, à un moment donné de l’histoire. Elle s’intéresse à une mise en perspective d’un Occident qui regarde l’autre (le corps exotique), qui domine l’autre (le corps indigène), qui montre l’autre (le corps exhibé dans les zoos humains et expositions ou les images produites par la propagande ou les médias populaires) et enfin qui « importe » ou « accueille » l’autre ici (le corps immigré) ou là-bas (le corps de l’esclave).
Ceci nous amène à postuler que certaines séquences historiques, certains événements, constituent des points de focalisation durant lesquels ou dans lesquels s’immiscent plusieurs formes de représentations, plusieurs « types » de la typologie proposée et que, peut-être, ces conjonctures ou événements peuvent être conçus comme des lieux où se jouent les changements de configurations.
On doit avoir à l’esprit que chaque « type » est soumis à des rythmes parfois différents de divulgation, à de brusques (ré)apparitions, à des retraits soudains ou à des mises en visibilité de longues durées. En l’espèce, on ne pourrait postuler à une ligne chronologique continue, à une régularité démontrable, mais bien plutôt à des oscillations, qui complexifient considérablement la compréhension que l’on pourrait avoir de l’histoire des représentations.
Pour autant, on a vu aussi qu’il est possible de tracer des axes de longues durées de ces représentations de l’Autre (voir par exemple l’ouvrage fondateur de Ann Laura Stoler Race and the Education of Desire, 1995), de travailler sur des régimes de filiation qui permettent d’éclairer le « passage » d’un « type » vers un autre, leur entrecroisement, parfois leur télescopage. Ce que par exemple souligne Roger Little dans son livre Nègres blancs.
Du « corps esclave » au « corps immigré »
La première catégorie que l’on a pu mettre en exergue, c’est celle du « corps exotique ou du corps esclave ». Elle correspond à une définition quasiment anthropologique de l’altérité dans la mesure ou, comme l’on sait, toutes les sociétés ont construit sur l’exotique des représentations spécifiques, qui sont une condition pour la construction des identités collectives.
Nous pouvons donc identifier une première conjoncture cohérente d’un passage vers une autre identité visuelle (1820-1870) durant laquelle se fixe la figure de l’exotique au sens « moderne », dans le prolongement naturel du siècle précédent et des postulats qui sont alors posés. On peut en tirer, sur le plan épistémologique et méthodologique, trois éléments. Premièrement, un travail généalogique a été entrepris qui permet de repérer une respiration historique. Deuxièmement, ces représentations de l’exotique peuvent être caractérisées par un double processus : d’une part un procédé d’objectivation (classification, hiérarchisation), d’autre part un dispositif de représentation symbolique qui établit une infériorisation objective de cette figure de l’exotique. Enfin, ces processus n’apparaissent pas isolés, mais au contraire imbriqués et convergents.
Dans cet imaginaire qui se met en marche, on constate que la question du corps de l’altérité est absolument centrale dans la définition de cette altérité elle-même. En effet, c’est sur le corps et ses attributs que se focalisent les stigmates somatiques et culturels qui animent le double processus de classification et de hiérarchisation. Identifier ces stigmates est donc, du point de vue purement empirique, absolument indispensable et manifeste la concrétisation des idéologies scientifiques et des affects populaires qui construisent la figure de l’exotique.
Mais cette figure va rapidement se complexifier, à mesure que les Européens progressent dans l’exploration des terres inconnues et que se précisent leurs visées expansionnistes. De 1820 à 1870, émergent des configurations impériales nouvelles, qui annoncent le temps des empires qui va s’imposer dans le dernier tiers du XIXe siècle. La conquête de l’Algérie, l’installation aux Indes, les mutations de la zone Caraïbes avec la sortie de l’esclavage sont autant de signes d’un monde qui change.
C’est dans ce contexte que prend forme, sur les fondations posées par le corps de l’exotique, une nouvelle dimension avec le corps de l’indigène. Celui-ci est naturellement soumis à l’Occident, dans un double processus de fusion de deux dynamiques anciennes : celle du corps exotique et celle du corps de l’esclave. Dès lors, ces deux dimensions corporelles tendent progressivement à disparaître derrière l’image dominante de l’indigène, sujet unique et expressif d’altérité des empires coloniaux. Il devient objet d’histoire, sujet d’étude pour les anthropologues, modèles pour les arts, et même identité juridique pour le droit colonial naissant.
Comment comprendre une telle évolution, en quelques dizaines d’années, qui voit le traitement du corps du colonisé passer du monde des scientifiques à celui de la propagande officielle ? Tout simplement parce que ce message, aux règles complexes et aux codes nombreux, s’exprime avant tout par l’image et que le colonisé a un corps que l’on ne peut éternellement dissimuler.
Mais, ce que le corps stylisé devra alors signifier, correspondra « mécaniquement » à cette place de l' »indigène » qui lui est octroyée dans l’édifice colonial. On invente donc un certain nombre de codes graphiques capables de cristalliser la « nature » du colonisé au premier regard. Et surtout – et c’est bien là l’élément caractéristique de cette iconographie – on doit lui inventer un corps qui ne vient pas contredire l’ensemble de l’élaboration doctrinale et juridique qui s’attache alors aux populations de l’Empire.
Les passages de la représentation corporelle de l’esclave à l’indigène, puis du corps exhibé au corps immigré sont à la fois de l’ordre du visible et de l’invisible, car ils se superposent en permanence et se croisent. C’est tout l’intérêt d’un tel champ de recherches et, en même temps, toute la nécessité d’une déconstruction parallèle de ces modèles iconographiques qui semblent encore empêcher la décolonisation du regard.
Nous sommes au début d’un travail de déconstruction des images sur l’autre colonisé. C’est aussi un travail générationnel. On a trop souvent considéré l’image comme une simple illustration du discours colonial ou raciste, elle est bien plus que cela. Par contre, ce serait une erreur de réduire toute l’analyse sur le paradigme de l’autre à de simples images.
En fait, il faut replacer l’image du Noir à sa juste place, pour mieux en faire un objet d’histoire et pouvoir en dénouer tous les liens avec la pensée politique, le discours savant ou la littérature. Dès lors, l’ensemble des liens entre périodes esclavagistes et colonialistes pourra être mis en exergue et analysé.

1. Cette communication reprend différents travaux récents, notamment une contribution dans le cadre du dictionnaire sur le corps, une communication au sein du GDR 2322 avec Nicolas Bancel, un article sur les affiches coloniales publiées par la revue Hermès (CNRS), et différents éléments d’analyse présents dans l’ouvrage Zoos humains et dans le cadre de notre rubrique « Black Logo » de la revue Africultures.
2. Voir l’ouvrage collectif Zoos humains, La Découverte, Paris, 2002.
///Article N° : 4467

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