Le suicide de Sello Duiker

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La mort de ce jeune auteur noir pose la question d’un profond malaise existentiel dans la  » nouvelle  » Afrique du Sud.

Sa pendaison, le 19 janvier 2005, a suscité une émotion toute relative, dans un pays toujours plus porté sur le football ou le rugby que sur la lecture. C’est pourtant le talent le plus prometteur de la littérature noire sud-africaine qui s’est suicidé, à 30 ans, au cœur de l’été austral. Sello Duiker venait d’arrêter les antidépresseurs, des médicaments qu’il ressentait comme une entrave à son élan créatif et à sa joie de vivre. Il laisse derrière lui deux jeunes frères, ses parents et un troisième roman, inachevé.
Son premier livre, Thirteen cents (David Philip, Cape Town, 2000), avait tout de suite été remarqué. Écrit au Cap, une ville où il a étudié la publicité pendant deux ans, il raconte la vie des enfants de la rue. L’auteur, qui disait avoir  » trouvé sa voix  » au Cap, a vécu pendant trois semaines avec ses personnages.
Dans son second roman, The quiet violence of dreams (Kwela Books, 2001), il a abordé frontalement la question centrale de la sexualité, et de sa propre homosexualité. Un vecteur puissant d’identité, démontre-t-il alors, dans une Afrique du Sud qui sort à peine de son obsession raciale.
Sello Duiker, qui a grandi pendant les dernières années de l’apartheid, au plus fort des violences politiques, a été confronté très tôt à de graves conflits d’identité. Son arrière-grand-père, pour mieux prétendre aux emplois mieux payés qui étaient réservés aux métis, a changé son nom africain en  » Duiker « , un patronyme  » colored  » (métis) très courant.
Né à Soweto en 1974, deux ans avant les émeutes écolières contre l’afrikaans comme langue principale d’enseignement, Sello Duiker a été envoyé par ses parents, relativement aisés, dans une école privée blanche. Un seul autre enfant noir la fréquentait avec lui. À l’époque de la  » génération perdue « , celle qui fuyait l’école parce qu’elle préférait la lutte armée à une éducation au rabais, Sello Duiker a pu fait figure de  » vendu  » – en tout cas par rapport à la cause générale de la lutte anti-apartheid.
Duiker a quitté Soweto au milieu de sa scolarité pour suivre ses parents à East London, une ville portuaire du Cap oriental. Cette province, fief de l’ethnie xhosa, berceau de nombre de grands leaders sud-africains, comme Nelson Mandela et Steve Biko, l’a marqué. Il s’inscrit en journalisme à l’université de Rhodes, mais s’intéresse surtout à la littérature. Il se passionne pour les auteurs africains anglophones dont il est question dans un cours intitulé  » L’anglais en Afrique « . Et fonde avec un ami, Phaswane Mpe, le cercle de poésie Seeds (Graines). Devenu professeur de littérature à l’université du Witwatersrand, à Johannesburg, cet ami est mort le 12 décembre 2004 du sida, après avoir écrit un seul roman, Welcome to our Hillbrow (University of Kwazulu Natal Press, 2001).
 » Peut-être y a-t-il une connexion, après tout, entre ces deux morts noirs et talentueux, juste au moment où tout semble prêt pour que nous prenions contrôle d’un espace culturellement, psychologiquement, économiquement et politiquement indéfini « , a écrit le journaliste John Matshikiza, le 21 février 2005, dans les colonnes de l’hebdomadaire The Mail & Guardian.  » Deux membres de cette génération de Sud-Africains noirs enfin libres s’enterrent (…), s’effaçant de la lumière du jour nouveau tant attendu, qu’eux-mêmes ont passé tellement de temps et usé de tellement de talent à formuler, malgré les circonstances « .
Écrivain du vide et du vertige
Dans un pays où 4 000 exemplaires d’un livre vendus font déjà un best-seller, Sello Duiker n’était pas un artiste maudit. Il ne tirait pas le diable par la queue. Il pratiquait sans difficultés son métier de copywriter dans la publicité, et il était reconnu par les siens, jeunes, Noirs et professionnels comme lui. Il avait depuis six mois un travail de producteur à la SABC, la télévision nationale, pour laquelle il avait aussi, ces dernières années, écrit les épisodes de Backstage, un feuilleton à succès.
Alors, que s’est-il passé ? L’Afrique du Sud voudrait bien croire à son rêve indécis de  » nation arc-en-ciel « , mais voilà qu’il lui faudrait, avec la mort de Sello Duiker, faire face à ses désastres intérieurs. Difficile de s’expliquer pourquoi, alors que le pire est passé, le présent soit aussi insupportable.
Pour parler de Dreams, le second roman de Sello Duiker, le journal britannique The Guardian a évoqué un  » regard fascinant sur une culture jeune et la façon dont les Sud-Africains, Noirs et Blancs, essaient de créer une identité qui mélange leur africanité à la culture globale « , avec un mix  » de marques internationales comme Diesel et Nike, de dreadlocks blondes platine et de turbans traditionnels africains « .
Et si Sello Duiker n’avait pas plutôt décrit le vertige, cette douloureuse sensation de vide provoquée par la liberté, le brouillage des repères, les dynamiques enclenchées tous azimuts et de toutes parts, après une si longue période de lutte violente, dans un monde en noir et blanc, où tout était, pour la majorité, irrémédiablement interdit ?
Comme tous les  » non-Blancs  » qui ont connu l’apartheid, Sello Duiker en a tiré ses traumatismes. Son père se souvient d’avoir emmené sa famille, un jour, à un parc d’attractions pour enfants près de Johannesburg. Sello, excité par cette perspective, aurait piqué une crise de nerf lorsque son père a été refoulé aux guichets, les lieux étant alors pour  » Européens seulement « . Il a insisté pour toucher les jeux de la main, au travers des grilles, avant de s’en aller, le cœur brisé.
Le jeune auteur ne cachait pas non plus le fait que son malaise soit aussi provoqué par l’attitude de ses compatriotes noirs, adeptes d’un exclusivisme culturel forcené – contrairement aux apparences trompeuses du joyeux mélange  » blond-Nike-turbans « .  » Dois-je toujours m’excuser de vouloir plus que ce que ma culture peut offrir ? se demandait-il. Suis-je un vendu, un Oncle Tom ? Est-ce que s’en tenir rigoureusement à sa propre culture n’est pas un genre de stagnation, une forme d’inceste ?  » Difficile, au moment de relire Thirteen Cents, de ne pas penser à Moses Molelekwa, pianiste surdoué, retrouvé lui aussi pendu, à 28 ans, le 14 février 2002 à Johannesburg. En plein cœur de l’été austral.

///Article N° : 3845

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