» C’est à l’Afrique de se définir elle-même et à personne d’autre « 

Entretien de Sedjro Mensah avec Simon Njami

Vienne, mars 2005
Print Friendly, PDF & Email

Cofondateur de Revue Noire qui a longtemps fait référence en matière d’art contemporain africain, Simon Njami s’est imposé en tant qu’auteur, critique, directeur artistique ou commissaire dans le milieu de l’art contemporain africain. Présent sur toutes les grandes manifestations s’y rapportant (Rencontres de la photographie africaine à Bamako, Biennale de Dakar etc.), il est le commissaire général de l’exposition Africa Remix présentée à Beaubourg. Rencontre

Il y a 16 ans, le Centre Georges Pompidou présentait l’exposition Les Magiciens de la terre qui a contribué à la reconnaissance de l’art contemporain africain. Son commissaire, Jean-Hubert Martin, mettait sur un pied d’égalité des artistes occidentaux et des artistes africains. Y a-t-il un lien entre Africa Remix et cette exposition ?
L’exposition a fait pas mal de bruit ce qui était une bonne chose pour la création contemporaine africaine mais il n’y a absolument aucun lien entre les deux expositions. Il faut tout d’abord se souvenir que les Magiciens n’était pas une exposition d’art africain. Cette exposition et cette vision du monde n’allaient pas sans problème. L’un d’entre eux résidait précisément dans cette notion d’égalité que vous avez évoquée. Il me semble que le pied d’égalité penchait dangereusement chaque fois qu’il était question de la création non occidentale…
Depuis, les choses ont évolué. Votre souci est-il de mettre en avant les artistes africains pour eux-mêmes ?
Absolument. Lorsque nous avons commencé à réfléchir à la création de Revue Noire dès 1987, avec Jean Loup Pivin, Pascal Martin Saint Léon et Bruno Tilliette, notre objectif était de montrer en quoi l’altérité était enrichissante. La reproduction d’un modèle unique, d’un canon qui aurait eu valeur de vérité première nous semblait une attitude d’un autre temps. C’est ce que j’avais voulu montrer dans l’exposition Ethnicolor, montée en 1987 (1). Mais qui dit altérité ne signifie pas incommunicabilité. À travers Revue Noire, partant du principe que nous étions tous différents, nous nous sommes attachés à mettre en exergue ce petit pour cent que l’humanité a en commun. Or, il me semble que les Magiciens de la terre s’employait plutôt à mettre l’accent sur des humanités contradictoires.
Selon vous, Jean-Hubert Martin, aujourd’hui directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf, a conservé une certaine approche anthropologique ?
Jean-Hubert est un historien de l’art. Sa seule erreur à mon sens a été et demeure de croire que les êtres humains fonctionnent d’une manière radicalement différente. Chaque fois qu’il quitte le territoire européen, il part à la recherche d’autres définitions de la création qui ne sont pas celles qu’il applique à l’Europe parce qu’il considère que les pays non occidentaux ont trop longtemps été définis par l’Occident. Mais, en tant qu’Occidental, il se trouve dans l’impossibilité de corriger les erreurs de ses prédécesseurs. C’est à l’Afrique de se définir elle-même et à personne d’autre, quelles que puissent être les bonnes volontés affichées.
Est-ce pour cette raison qu’il vous a  » confié  » Africa Remix ?
Il ne m’a rien confié. J’ai songé à l’exposition en 2000 et j’ai signé un contrat avec le Moderna Muset de Stockholm, alors dirigé par David Elliott (2). Jean-Hubert ne faisait pas encore partie du projet à l’époque.
Le choix du titre de l’exposition a-t-il été motivé par le mélange permanent entre passé et présent qui a cours dans une Afrique, par essence, postmoderne ?
Il vient de la difficulté à définir aujourd’hui ce qu’est un Africain. La collection Jean Pigozzi (3), issue des Magiciens de la terre a travaillé sur l’authenticité pour définir l’Afrique et les Africains. À savoir qu’être Africain c’est être né et vivre en Afrique. Ce qui me paraît un peu court parce que l’Afrique est partout, elle est ailleurs. À commencer par ce que je représente…
Le titre d‘Africa Remix est une manière de rappeler aux uns et aux autres que d’une part l’Afrique ne commence pas au sud du Sahara, mais aux rives de la Méditerranée et que d’autre part elle ne peut pas se résumer à quelques archétypes parce que le continent africain est vaste et son histoire complexe. L’Africain d’aujourd’hui est pétri d’un tas de choses, il est une sorte de mutant. Les tenants d’une authenticité africaine me font doucement rire, parce qu’il y a très longtemps que l’Afrique figée, immémoriale, n’existe plus.
Dans le catalogue de l’exposition, vous déclarez :  » Si on n’entend pas parler de l’Afrique, c’est normal, c’est parce qu’elle se tait « . Est-ce une manière d’expliquer la méconnaissance de l’Afrique par l’Occident ?
Il importe de retrouver la citation exacte. Mais, c’est effectivement grossièrement ce que j’ai écrit. L’Afrique a décidé de ne pas parler mais c’est par la force des choses. Si on remonte au Moyen Âge et jusqu’à l’arrivée des Européens, l’Afrique écrivait et parlait. Mais les armes sont arrivées, les croix et la  » civilisation  » aussi. On a pris les Africains pour des arriérés et ils ont décidé de se taire puisque de toute façon leur parole n’était pas entendue.
Mais certains ont interprété ce silence comme une absence de prise de position et une absence de réflexion, ce qui était une erreur. Il faut se souvenir que l’oralité a été de tout temps la marque de l’homme : Socrate n’a pas écrit une ligne. Pour se reconstruire, les Africains se sont réfugiés dans cette oralité, dans cette espèce de mutisme dirigé.
Et puis, en Afrique, il y a des choses qui ne se disent pas à tout le monde, qui sont réservées aux proches et aux dieux. On ne perd pas de temps à user sa salive pour convaincre des gens qui ne pourront pas être convaincus parce qu’ils ne veulent pas entendre.
Mais ne serait-il pas temps maintenant que l’Afrique sorte de ce  » mutisme  » ?
Avant de s’exprimer, il fallait se rassembler. Il a tout de même fallu au continent digérer cinq siècles d’histoire mouvementée. L’Afrique avait besoin de se recentrer et toutes les secousses qui le traversent actuellement font partie de ce recentrage. Les guerres, les massacres, la confusion islamique font partie de ces restructurations, où, tout d’un coup, un continent se repense. Mais il est obligé de le faire en tenant compte de tous les bouleversements qu’il a connu. Ce qui est à la fois complexe et douloureux. J’appelle cela le  » psychodrame collectif « . Le fait est que le domaine le plus abouti où s’exerce cette parole est celui de la création artistique, que ce soit dans les arts visuels, la littérature ou dans la musique. Il me semble que c’est là que la digestion est la plus avancée. Sur les plans politique et social, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir et les artistes sont à l’avant-garde des transformations.
Mais si les artistes peuvent s’exprimer, ils ne sont pas vraiment écoutés…
Oui. Cela est dû au fait que chacun a sa définition de l’Afrique et chacun s’imagine qu’elle lui appartient. J’ai vécu une anecdote assez amusante à Düsseldorf devant la vidéo White Women de Loulou Cherinet. Elle y a réuni une dizaine de ses camarades africains vivant à Stockholm. Déguisés en marins, ils parlent, autour d’un verre, de leur vie amoureuse. Après avoir commencé en douceur, ils se  » lâchent  » et tiennent des propos parfois assez redoutables sur la femme blanche. J’étais devant cette vidéo lorsqu’arrive une femme blanche qui regarde, puis se tourne vers moi avec un air de complicité outragée en disant : c’est scandaleux, comment peuvent-ils montrer des choses comme ça qui détruisent l’image de l’Africain, c’est raciste ! Je l’ai incitée à parler et j’ai fini par me présenter comme étant le commissaire de l’exposition, donc responsable du choix de ce film…
Nous en sommes arrivés à un point où l’on refuse le discours d’un Africain quand on le juge incompatible avec les idées et les visions qu’on s’est faites de l’Afrique. L’un des objectifs de cette exposition est de tordre le cou à tous ces présupposés savoirs qui polluent la perception de l’Afrique.
Vous parlez d’épiphénomène au sujet d’Africa Remix. Mais n’est-elle pas la seule exposition faite à ce jour dans le genre ?
Il est  » facile  » de monter une grosse exposition. Ce qui m’intéressait dans ce projet, c’était cette parole donnée et exprimée pour la première fois dans ces dimensions-là. Mon souci a toujours été de laisser l’autre parler et non pas de parler à sa place. D’autant plus lorsqu’il s’agit de cet autre auquel, pendant si longtemps, on a évité de poser des questions. L’objet de cette exposition était de donner aux Africains la possibilité de s’exprimer et de sortir de la boîte dans laquelle ils ont été enfermés par méconnaissance. Dès lors que l’on rassemble des Égyptiens et des Sud-africains, des Centrafricains et des Camerounais, des Marocains, il est clair que les voix seront différentes.
Peut-on espérer une tournée d’Africa Remix sur le continent africain ?
La difficulté première est de pouvoir trouver un espace suffisamment grand et bien tenu qui puisse accueillir l’exposition dans sa totalité. La seconde, c’est que cet espace ait les moyens d’installer l’exposition de la manière dont je souhaite qu’elle soit installée. Malheureusement, parce que ces difficultés ne sont pas résolues, le sort de l’Afrique se joue souvent en dehors du continent et les échos sont plus forts à l’extérieur qu’en Afrique elle-même.
Au-delà de ces questions matérielles, cette exposition n’était-elle pas finalement destinée au public occidental et à la diaspora ?
Dès l’élaboration du projet, j’avais l’envie et la volonté de la faire tourner en Afrique parce qu’ il me semblait important que le débat s’y tienne également. J’étais récemment en Afrique du Sud où j’ai commencé des discussions avec le musée de Johannesburg. J’y ai rencontré un directeur de musée en mesure d’assumer son rôle et un bâtiment de 4000 m² correspondant aux besoins de l’exposition. Il reste maintenant à trouver des fonds pour financer l’opération, j’ignore si nous y parviendrons. Mais si c’était le cas, Johannesburg serait la dernière étape de la tournée après le Japon.
Les artistes africains ont une présence limitée sur le marché de l’art. Le fait d’être sélectionnés par Africa Remix favorisera-t-il leur reconnaissance sur ce marché ?
Le marché de l’art obéit à une règle très simple, celle de l’offre et de la demande. Dans le top cent des artistes du monde on trouve très peu de Français alors que cinq artistes africains comme William Kentridge, Yinka Shonibare, Pascale Martine Tayou, Ghada Amer et Julie Mehretu y figurent.
Le principe du marché, qui est un principe rationnel, fonctionne sur la publicité, ce qui signifie qu’il est très difficile pour un artiste dont le travail n’est pas visible d’y entrer. L’objet d’une exposition comme Africa Remix est de conforter la position de ceux que j’ai surnommés les  » usuals suspects  » – c’est-à-dire la vingtaine d’artistes africains que l’on retrouve dans toutes les grandes manifestations – et de donner à voir non pas de  » nouveaux talents « , comme le marché tend à les qualifier, mais autre chose. Tout marché qui se respecte a besoin d’intégrer, de grandir et c’est ainsi qu’au cours de ces vingt dernières années, une trentaine d’artistes africains ont pu intégrer ce marché, et il y en aura d’autres.
Vous êtes auteur, critique d’art, commissaire d’expositions. Quel est le fil conducteur de tous vos projets ?
Un jour, j’ai découvert que le regard que j’avais sur moi-même n’était pas nécessairement celui que l’on portait sur moi. Dès lors, j’ai tenu à faire en sorte que l’image que l’on a de moi corresponde à la façon dont je me vois moi-même et par extension de tout le continent dont je suis issu. La ligne claire qui rassemble tout le travail accompli depuis une vingtaine d’années, c’est d’inciter à regarder les individus en dehors des présupposés et des clichés, donc pour ce qu’ils sont. Ensuite, qu’on aime ou que l’on n’aime pas, est une autre affaire !

(1) Ethnicolor : Festival pluridisciplinaire rassemblant des créateurs africains
(2) Actuel directeur du Mori Art Museum de Tokyo qui accueillera l’exposition à la fin de l’année.
(3) Grand collectionneur d’art contemporain africain.
///Article N° : 3838

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Great American Nude, Hassan Musa, 2002, Technique mixte sur textile, 204 x 357 cm, Courtesy l'artiste.
African Adventure, Jane Alexander, 1999-2002, Technique mixte, dimensions variables Courtesy l'artiste, vue de l'installation au Mess des officiers Château Good Hope, Le Cap
The Townshipwall N°10, Antonio Olé, 2004, Assemblage de tôles ondulées, portes, fenêtres et autres matériaux de récupération, Courtesy l'artiste





Laisser un commentaire